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A paraître dans G. Bianco, F. Fruteau De Laclos, L’angle mort. Philosophie et sciences humaines en France pendant les années 1950. Ne pas citer sans authorisation de l’auteur. 1 Philosophie et histoire de la philosophie pendant les années 1950. Le cas du jeune Gilles Deleuze Giuseppe Bianco I. Introduction Parmi les philosophes nés en France pendant les années 1920, Gilles Deleuze est sans doute celui qui s’est montré le plus ouvertement partisan d’une conception de la philosophie que je nommerais « exceptionnaliste ». Une telle conception soutient la singularité essentielle du discours philosophique et son irréductibilité aux déterminants psycho-sociaux. Le caractère exceptionnaliste du discours métaphilosophique de Deleuze atteint sa pureté dans Qu’est-ce que la philosophie?1 Dans cet ouvrage, à travers la tentative de démarquer nettement la philosophie de l’opinion et de la science, Deleuze et Guattari opposent le plan d’immanence, les personnages conceptuels, les problèmes, les concepts et les événements, propres aux discours philosophique, au plan de référence, aux personnages psycho-sociaux, aux fonctions et aux états de choses, propres à la science. En outre, au début du livre, Deleuze et Guattari affirment aussi que, pour un philosophe, le problème de la nature de la philosophie se pose tardivement : la question « qu’est-ce que la philosophie ? » est une question « de vieillesse », qu’on pose de « manière concrète » « quand on n’a plus rien à demander » 2. En analysant la trajectoire de Deleuze au cours des années 1950, je voudrais soutenir deux thèses. La première est que toute conception exceptionnaliste, en tentant de préserver la singularité de l’acte philosophique, constitue en réalité un obstacle épistémologique considérable pour l’exercice de la philosophie elle-même, du moins si celle-ci est conçue comme une tentative pour acquérir un degré supérieur de réflexivité. Deuxièmement, que, loin d’être une question de vieillesse, « qu’est-ce que la philosophie ? » est une question de jeunesse ; la manière dont elle est posée par un auteur dépend du début de son itinéraire intellectuel, en lequel ses dispositions intellectuelles s’enracinent le plus profondément. Je procèderai en trois temps. Dans un premier moment, il s’agira de décrire l’état du champ philosophique français entre la fin des années 1940et le début des années 1950 ainsi que l’espace des possibles dans lequel Deleuze a mobilisé son capital familial. Je prendrai ensuite en considération la controverse entre Ferdinand Alquié et Martial Gueroult qui éclate au début des années 1950. Cette controverse, qui portait initialement sur le type d’interprétation à donner à la pensée de Descartes, a entraîné une discussion sur la tâche de l’historien de la philosophie, sur l’histoire de la discipline et sur le statut épistémologique de la philosophie elle-même, dans sa pluralité d’expressions historiques. Dans un troisième moment, je montrerai comment Deleuze qui, au milieu des années 1950, écrit peu ou rien – il s’agit du fameux « trou de huit ans » 1 Gilles DELEUZE, Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie?, Paris, Minuit, 1993. 2 Ibid., p. 6. A paraître dans G. Bianco, F. Fruteau De Laclos, L’angle mort. Philosophie et sciences humaines en France pendant les années 1950. Ne pas citer sans authorisation de l’auteur. 2 évoqué par Deleuze dans un entretien de 19883 – cherche à réaliser une synthèse entre Alquié et Gueroult, entre un modèle scientifique et un modèle littéraire de l’histoire de la philosophie. À partir d’une série de documents des années 1950, j’essayerai de montrer que cette conception de la philosophie et de son histoire informera toute la production théorique de Deleuze. II. Philosophie et sciences humaines Au lendemain de la Libération, la France se relève tout juste des événements qui l’ont mise à genou pendant les quatre ans de guerre et l’Occupation4. Le bloc unitaire des forces antifascistes, formé en 1934 et consolidé pendant la deuxième moitié des années 1930 – à partir de l’expérience du Front Populaire et pendant l’Occupation et la Résistance –, est en train de se décomposer rapidement dans un processus que la date du 5 juin 1948 marque irréversiblement, à la suite de l’application du plan Marshall et à la réponse du Parti Communiste à ce plan à travers la doctrine de Jdanov. Cette polarité macroscopique, loin d’avoir un effet direct sur le champ intellectuel, exerce sur lui une influence complexe qui s’inscrit sur le fond problématique et institutionnel qui avait commencé à se profiler pendant les années 1930. Les temps modernes se trouvent au centre du champ intellectuel, véhiculant une philosophie phénoménologico-existentielle influencée par l’entrée tardive en France des philosophies de l’histoire de Marx, Hegel, Weber. Cependant la tentative sartrienne de proposer une doctrine philosophique capable de fournir une lecture originale et hétérodoxe du marxisme ne tarde pas à se trouver au centre de polémiques et différends. Pendant la deuxième moitié des années 1940, de Henri Lefebvre au jeune François Châtelet en passant par Jean-Toussaint Desanti et les intellectuels liés au Parti, tous, appliquant le jdanovisme en théorie, condamnent la phénoménologie existentielle, considérée comme le dernier avatar idéologique du spiritualisme français. Cela dit, les controverses de Sartre avec Aron, de Merleau-Ponty avec Sartre et de ces trois penseurs avec les intellectuels marxistes se développent sur un canevas de thèmes et de problèmes partagés qui ont commencé à s’esquisser au cours des années 1930. Sans aller aussi loin que Frédéric Worms, qui parle d’un « moment de l’existence » 5, il est impossible ne pas remarquer que des positions souvent divergentes gardent une base paradigmatique commune. Tous ces auteurs tentent en effet d’articuler un nouvel humanisme « concret » 6 avec une pensée de l’histoire. 3 Gilles DELEUZE, « Sur la philosophie », Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 183. 4 J’ajoute ici quelques éléments au tableau brossé par Jean-Louis FABIANI (« Sociologie et histoire des idées : L’épistémologie et les sciences humaines », in AA.VV, Les enjeux philosophiques des années 50, Paris, Editions du Centre Pompidou, 1989, p. 115-130), par Pierre BOURDIEU (avec Jean-Claude PASSERON, « Sociology and Philosophy in France since 1945 : Death and Resurrection of a Philosophy without Subject », Social Research, Vol. 34, n. 1, 1967, p. 162-212, « Aspirant philosophe. Un point de vue sur le champ universitaire dans les années 50 », Les enjeux philosophiques des années 50, op. cit., Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004) et par José-Luis MORENO PESTAÑA (En devenant Foucault. Sociogenèse d’un grand philosophe, Broissieux, Éditions du Croquant, 2006). « 5 Frédéric WORMS, La philosophie en France au XXe siècle. Moments, Paris, Gallimard, 2009. 6 Cf. aussi Jacques DERRIDA, « Les fins de l’homme », Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1980. A paraître dans G. Bianco, F. Fruteau De Laclos, L’angle mort. Philosophie et sciences humaines en France pendant les années 1950. Ne pas citer sans authorisation de l’auteur. 3 À ce moment-là, les sciences humaines et sociales ne possèdent pas encore le pouvoir d’attraction qu’elles exerceront sur les aspirants philosophes pendant les années 1950, à la suite de la publication de Tristes tropiques et de la diffusion de la version lacanienne de la psychanalyse ; en sociologie règne l’éclectisme promu par Georges Gurvitch qui laisse autant d’espace à la sociologie américaine qu’au marxisme ; la psychologie tente de fédérer les nouvelles orientations gestaltistes, comportementalistes et psychanalytiques sous les ailes protectrices de la phénoménologie existentielle ou du marxisme, ou se déploie en tentatives syncrétiques comme celle d’Ignace Meyerson ou de Daniel Lagache. En même temps cependant, on assiste à un lent processus d’émancipation institutionnelle des sciences humaines et sociales. La VIe section de l’École pratique est fondée en 1947 et Fernand Braudel est élu au Collège de France deux ans plus tard. En 1947 est également créée la licence de psychologie et, la même année, Daniel Lagache est le premier psychanalyste à être nommé sur une chaire à la Sorbonne. Deux ans plus tard, il publie son célèbre ouvrage L’unité de la psychologie. La licence en sociologie ne sera instituée qu’en 1957, grâce à Raymond Aron, mais déjà en 1946, Georges Gurvitch, élu à la Sorbonne, fonde, dans le cadre du CNRS, le Centre d’Études Sociologiques. Créateur de la Bibliothèque de sociologie contemporaine et des Cahiers internationaux de sociologie, il anime dès 1947 à la Sorbonne le Laboratoire de sociologie de la connaissance. Le Centre d’études sociologiques, qui accueillera des agrégés en philosophie marxisants comme Henri Lefebvre, Georges Friedmann et Alain Touraine, symbolise la reconnaissance scientifique de la sociologie, élevée au rang de science expérimentale. La pratique de la sociologie prend ainsi ses distances à l’égard de l’enseignement tout en s’affranchissant du mécénat. Depuis Victor Cousin, et à plus forte raison depuis les réformes de la troisième République7, l’histoire de la philosophie occupe une place non contestée dans le cadre du système universitaire : elle a pour fonction de garantir la continuité et l’identité d’une discipline dans sa relation aux sciences positives. Sur le plan institutionnel se produit à ce moment-là une série de déplacements de chaires : en 1946, Martial Gueroult, professeur à Strasbourg depuis l’avant-guerre, quitte son poste pour la Sorbonne où il s’installe uploads/Philosophie/ philosophie-et-histoire-de-la-philosophi.pdf

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