1. LA CRITIQUE DE L’IDÉALISME Aristote dans les premières critiques adressées
1. LA CRITIQUE DE L’IDÉALISME Aristote dans les premières critiques adressées à Hegel par Feuerbach, Marx et Kierkegaard Enrico BERTI La critique de Hegel où l’influence d’Aristote a été reconnue de la manière la plus générale est certainement le célèbre chapitre des Logische Untersuchungen de Trendelenburg consacré à « la méthode dialectique », dont beaucoup d’historiens de la philosophie se sont déjà occupés abondam- ment. La critique dont on devrait peut-être s’occuper plus amplement, pour y chercher des traces de l’influence d’Aristote, est, par contre, celle de Schelling. Mais il y a aussi les critiques adressées à Hegel par trois autres philosophes très importants, c’est-à-dire Feuerbach, Marx et Kierkegaard, où l’influence d’Aristote se laisse clairement entrevoir. Ce qui est intéressant, c’est que ces critiques se manifestent dans un petit nombre d’années bien déli- mitées, à savoir entre 1839 et 1850, la période où parurent les Logische Untersuchungen de Trendelenburg et le premier volume de sa Geschichte der Kategorienlehre, presque entièrement consacré, comme on sait, à Aristote. 1. Feuerbach En 1839, Ludwig Feuerbach publia dans les Hallische Jahrbücher un long article intitulé Zur Kritik der Hegelschen Philosophie, qui marqua son éloi- gnement de la philosophie de Hegel, à laquelle il avait adhéré dans ses écrits précédents, et le début de sa nouvelle philosophie 1. Dans cet écrit, on peut remarquer le recours fréquent de Feuerbach à la distinction entre le sujet et le prédicat, dont le premier doit être conçu comme antérieur par rapport au deuxième, comme argument pour critiquer Hegel. Cette distinction remonte, comme on sait, à Aristote, auteur que Feuerbach montre très bien connaître. Je me dispense de l’exposition du contenu de l’œuvre toute entière, me limi- tant à attirer l’attention sur les passages où cette distinction est employée. 23 Au début de son article, Feuerbach illustre la différence entre la philoso- phie de Hegel et celle de Schelling, observant que pour celui-ci les moments du développement de la nature ne possèdent pas de signification historique, tandis que pour Hegel les moments du développement de l’absolu sont des phénomènes ou des existences particulières, historiques. Mais « la tota- lité, l’absolu d’un phénomène ou d’une existence particuliers, historiques, est revendiqué comme prédicat : si bien que les moments du développement, en tant qu’existences indépendantes, n’ont de signification qu’historique, et ne survivent qu’à l’état d’ombres, de moments, de gouttes homéopathiques dans le degré absolu » 2. Il est clair que pour Feuerbach le phénomène particulier, l’existant particulier, est le véritable sujet du développement historique, qui a la primauté sur ce développement lui-même, et que sa réduction à l’état de prédicat équivaut à une réduction à l’état d’« ombre », de « goutte homéopa- thique », c’est-à-dire à un niveau de réalité inférieur à celui du sujet. Mais ce qui rend inacceptable cette réduction est la doctrine aristotélicienne des caté- gories, selon laquelle le sujet est antérieur au prédicat, lequel n’existe ou peut être dit existant qu’en tant qu’il est dit d’un sujet (kath’hupokeimenou) ou qu’il est inhérent à un sujet (en hupokeimenoi) 3. Par la suite, critiquant le fameux commencement de la Logique de Hegel, Feuerbach emploie le même argument, même s’il ne mentionne pas la dis- tinction entre le sujet et le prédicat. Il écrit en effet : « Hegel commence par l’être, c’est-à-dire par le concept d’être, ou par l’être abstrait. Pourquoi ne puis-je commencer par l’être même, c’est-à-dire par l’être réel ? » 4. Il n’y a pas de doute que par « concept d’être » ou « être abstrait » Feuerbach entend le prédicat, et que par « être même » et « être réel » il entend le sujet, et qu’à son avis l’être réel devrait précéder l’être abstrait comme le sujet précède le pré- dicat. Mais cela aussi n’est vrai que du point de vue de la doctrine d’Aristote. La mention explicite de la distinction entre le sujet et le prédicat se retrouve plus en avant, où Feuerbach oppose à nouveau la « Philosophie de la Nature », professée par le premier Schelling, à l’« Idéalisme », professé par Hegel. Pour la Philosophie de la Nature – écrit-il – il n’existe que la Nature ; pour l’Idéalisme, il n’existe que l’esprit. Pour l’Idéalisme la nature n’est qu’objet, acci- dent ; pour la Philosophie de la Nature, elle est substance, sujet-objet, elle est ce que l’intelligence à l’intérieur de l’Idéalisme revendique pour soi seule. Mais deux vérités, deux absolus font une contradiction. Comment donc sortir de ce conflit entre l’Idéalisme qui nie la Philosophie de la Nature, et la Philosophie de la Nature qui nie l’Idéalisme ? Nous ne le pouvons qu’en faisant du prédicat, sur lequel elles s’accordent toutes les deux, le sujet (ainsi nous avons l’absolu, l’indépendant pur et simple), et du sujet le prédicat : l’absolu est esprit et nature. Esprit et nature ne sont que des prédicats, des déterminations, des formes d’un seul et même sujet, l’absolu. 5 Ici, comme l’on peut voir, nous trouvons non seulement la distinction entre sujet et prédicat, mais aussi l’équivalence entre le sujet et la substance, d’un côté, le prédicat et l’accident, de l’autre. Nous sommes donc en plein aristoté- lisme. Le reproche que Feuerbach adresse à Hegel est donc d’avoir renversé le rapport entre le sujet et le prédicat admis par Aristote, c’est-à-dire d’avoir 24 ARISTOTE AU XIXe SIÈCLE attribué le rôle du sujet, qui pour Aristote est le premier, la condition, le fondement, à un prédicat, tel qu’est l’absolu, et le rôle du prédicat, qui pour Aristote est le deuxième, le conditionné, le dérivé, à des sujets, tels que l’esprit et la nature. Nous verrons dans la suite que ce reproche, formulé ici probablement pour la première fois, sera repris par Feuerbach lui-même dans des écrits postérieurs à 1839 et aussi par Marx et par Kierkegaard. Mais c’est un reproche qui n’a de sens que du point de vue d’Aristote, donc qui témoigne l’influence d’Aristote sur cet écrit de Feuerbach. D’ailleurs, la connaissance d’Aristote, et même sa présence à l’esprit de Feuerbach dans sa Critique de la philosophie de Hegel, sont attestées par un autre passage de la même œuvre, où Feuerbach écrit : « Nous voyons ainsi, dès le début de la Logique…, le néant (une représentation très voisine de l’idée de l’absolu) jouer un rôle. Mais qu’est donc ce néant ? Par les mânes d’Aristote ! Le néant est le vide absolu de pensée et de raison ». À ce point-ci Feuerbach ajoute une note, qui dit : « Cf. également les Analyt. Post., lib. II, c. 7, § 2 et lib. I, § 10 » 6. Le premier renvoi se réfère à An. Post. II 7, 92 b 5- 8, où Aristote dit : « personne ne sait ce qu’est le non-être (to mê on), mais on sait seulement ce que l’expression ou le nom signifie, par exemple si je dis bouc-cerf, il est impossible de savoir ce qu’est bouc-cerf ». Le deuxième renvoi est très vague, mais se réfère probablement à un passage analogue à celui que nous venons de citer. En tout cas les deux renvois témoignent que Feuerbach connaissait directement les œuvres d’Aristote, même s’il ne les cite pas encore selon l’édition de Bekker, qui remontait à quelques années. Le dernier signe qu’Aristote était bien présent à l’esprit de Feuerbach dans sa Critique de la philosophie de Hegel est la conclusion de l’œuvre, où l’auteur soutient qu’il n’y a pas d’opposition entre la nature et la raison, et que la nature ne contredit pas la liberté rationnelle : « Tout verre de vin que nous buvons en trop est une preuve pathétique et même ‘peripatéticienne’ que l’asservissement à la passion révolte le sang ; preuve que la sophrosynè grecque va tout à fait dans le sens de la nature » 7. Il n’y a pas de doute que le mot « péripatéticien » indique quelque chose de très lié au concret, à la perception, mais aussi à la véritable réalité, donc quelque chose qui mérite toute l’approbation et qui est invoqué par Feuerbach à l’appui de sa théorie de la primauté de la nature. Le reproche à Hegel d’avoir renversé le rapport entre le sujet et le prédi- cat revient dans une autre œuvre de Feuerbach, qui remonte à la même période, mais est de quelques années postérieure à la Critique de la philoso- phie de Hegel, c’est-à-dire les Thèses provisoires pour la réforme de la philoso- phie. Ces dernières, « rédigées – comme l’explique Althusser dans sa note à la traduction française de l’œuvre – en 1842 et destinées aux Deutsche Jahrbücher de Ruge, durent être publiées, pour tourner les rigueurs d’une cen- sure à l’affût de tout relent d’‘athéisme’, dans un recueil collectif : Anecdota philosophica, chez Julius Fröbel à Zurich en 1843 » 8. Ici Feuerbach écrit : La méthode de la critique réformatrice de la philosophie spéculative en général ne se distingue pas de la méthode déjà employée dans la philosophie de la religion. Nous n’avons qu’à faire du prédicat le sujet, et uploads/Philosophie/ philosophie-idealisme-aristote-dans-les-critiques-a-hegel-par-feuerbach-marx-et-kierkegaard.pdf
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- Publié le Mar 29, 2022
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