PLOTIN, L’UN AU-DELÀ DE L’ÊTRE Avant-propos « La merveille, c’est l’Un » (VI, 9
PLOTIN, L’UN AU-DELÀ DE L’ÊTRE Avant-propos « La merveille, c’est l’Un » (VI, 9[9], 5, 30) JÉRÔME LAURENT Université de Caen (EA 2129) Pour Plotin, l’ultime objet de l’émerveillement philosophique est l’Un, le Premier principe « au-delà de l’essence », selon la formule du livre VI de la République. Ultime, car conformément à l’enseignement de Platon et d’Aristote, Plotin dirait volontiers que l’étonnement, le thaumadzein est à l’origine de la philosophie: il y a donc un émerveillement admiratif ou un étonnement interrogatif sur la nature de l’homme ou sur la beauté du monde. Mais toute question trouve sa réponse dans l’unité d’une signi- fication et dans l’unité d’un bien téléologiquement visé. Il y a en toute réa- lité, physique, morale ou intelligible une trace et une présence de l’Un, une certaine unité phénoménale ou ontique qui lui assure stabilité et consistance. Même un arc-en-ciel ou un éclair, phénomènes passagers et comme purement atmosphériques, sont un arc-en-ciel et un éclair. Car le multiple pur n’existe pas: tout participe à l’Un sous la forme minimale d’une certaine unité. Ainsi Plotin peut-il affirmer que le Premier Principe est absent de tout et présent à tout 1. Hans Urs von Balthasar commente ainsi: « En tant que l’Un, il est si royalement isolé qu’il n’a, en tant qu’uni- que, aucun contraire, il est tellement le Tout-autre qu’il est – comme Nicolas de Cuse l’appellera après Plotin – le “Non-Autre 2”. Mais, pour cette raison même, l’Un n’est séparé de rien d’autre: Dieu, parce qu’il est Archives de Philosophie 75, 2012, 5-9 1. Traité 9 (VI, 9), chap. 4, 25: « présent il n’est pas présent (παρẁν µÑ παρε²ναι) ». 2. « Lui, qui n’offre en lui aucune différence (µÑ χον τερóτητα) est toujours présent; mais nous ne lui sommes présents que lorsque l’altérité n’est plus en nous. Lui ne tend pas vers nous de manière à nous entourer, c’est nous qui tendons vers lui et qui l’entourons » (VI, 9 [9], chap. 8, 33-36, trad. É. Bréhier). absolument transcendant, est par là même celui qui est immanent à tou- tes choses 3 ». La tradition interprétative a souvent privilégié une approche négative du Premier plotinien selon l’esprit de la « théologie négative 4 ». Assurément l’Un est au-delà de tout et ne saurait être de façon directe l’objet de nos pen- sées, mais Plotin a construit aussi une « théologie positive » ou plutôt une « hénologie positive » où le Premier, en tant que Premier est pensé dans l’af- firmation de sa suréminence. Non seulement l’Un est présenté par Plotin comme « principe et source », mais il est aussi pensé comme Bien, comme mesure, comme la réalité la plus pure, la plus autarcique et la plus simple. Le traité 32 le désigne sous le nom mythologique d’Apollon 5. Et en de nombreux textes, c’est la notion de « puissance de tout » qui le décrit rigoureusement 6. Il ne s’agit nullement de la toute puissance de Dieu selon Descartes, créateur de tout, y compris les vérités éternelles, il s’agit de l’ouverture de toute chose à sa propre pos- sibilité. L’Un est présent en tout en tant que tout a besoin d’une unité pour être ou se manifester. Même le mal, comme l’explique le traité 51, a besoin du bien pour exister et faire son œuvre de destruction 7. L’Un plotinien n’est pas la Présence divine personnelle de Dieu, il est sans forme et sans essence, mais il est pure volonté selon la leçon du traité 39; on ne peut donc le réduire à une abstraction ou à un terme transcendentalement nécessaire à la com- préhension du réel. L’Un n’a pas d’âme, pas de désir, ni de pensée, il ne s’in- téresse à rien du monde où nous sommes, mais l’Un veille comme une lumière dans la nuit, il est ce premier moment inaugural de toute volonté qui veut le Bien et le recherche. Au cœur de ce que l’on peut appeler l’hénologie positive de Plotin, il y a la notion de volonté telle que le traité 39 la construit en la détachant de la 3. La Gloire et la Croix. Le domaine de la métaphysique, trad. R. Givord et H. Engelmann, Paris, Aubier, 1981, p. 241. 4. Sur les inconvénients de la « prétendue théologie négative », voir l’article de Jean-Luc MARION, « Au nom. Comment ne pas parler de “théologie négative” », Laval théologique et philosophique, 55, 1999, p. 339-363. 5. Traité 32: « nous parlons de ce qui est ineffable et nous lui donnons un nom parce que nous désirons nous le montrer à nous-mêmes autant que cela est possible. Peut-être ce mot “un” contient une négation de la multiplicité. C’est pourquoi les Pythagoriciens, entre eux, dési- gnaient symboliquement l’ “un” comme “A-pollon”, en tant que négation de la multiplicité », chap. 6, 25-28, trad. R. Dufour. 6. Voir notamment, traité 10 (V, 1), chap. 7, 9, traité 30 (III, 8), chap. 10, 1 et traité 49 (V, 3), chap. 15, 3, ainsi que l’étude de G. AUBRY, « Puissance et principe: la δúναµις πáντων ou puissance de tout », Kairos, 15, 2000, p. 9-32. 7. « Le mal n’existe pas isolément, grâce au pouvoir et à la nature du bien; il se montre nécessairement pris dans les liens de la beauté, comme un captif couvert de chaînes d’or », traité 51 (I, 8), chap. 15, 23-25, trad. É. Bréhier. 6 Jérôme Laurent pensée. La βοúλησις n’est pas la νóησις. Car la pensée a un contenu intelligi- ble différent, au moins logiquement, d’elle-même, la pensée pourrait-on dire est toujours représentation et écart, alors que la volonté dans sa première apparition est volonté d’elle-même, pure affirmation de soi. C’est ce qui per- met à Plotin de proposer une sorte d’auto-constitution de l’Un dans la pure et libre dimension du vouloir: Il faut donc que cette production de Lui-même (τÑν ποíησιν αÇτοÂ) dont nous discutons n’ait lieu qu’une fois pour toutes, car elle est excellente. Qui irait la modifier puisqu’elle est advenue par la volonté divine et qu’elle est cette volonté? serait-ce par la volonté de ce qui n’est pas encore? et comment cela pourrait-il être volonté de Celui-ci, si Celui-ci selon son hypostase devait être dépourvu de volonté (βουλοÂντος τÞ Ãποστáσει)? Comment en effet la volonté pourrait-elle Lui venir à partir d’une essence dépourvue d’activité (πò οÇσíας νενεργÐτου)? A moins que la volonté ne fût dans son essence: elle n’est en fait aucunement différente de son essence. Qu’y avait-il qu’Il n’était pas, tel que notamment la volonté? Il était totale volonté et il n’y a rien au-dedans de Lui qui ne soit voulant. Il n’est donc pas avant la volonté. Il est dès lors Lui- même originairement la volonté (Ó βοúλησις αÇτóς) 8. En neuf lignes, le terme « volonté » (βοúλησις) revient douze fois. Le vocabulaire et l’argumentation sont comme aux limites du dicible et la répé- tition fait partie de l’originalité du discours hénologique. Car si dire et pen- ser directement l’Un n’est pas possible, il revient cependant au philosophe d’essayer de faire comprendre ce qui est comme une nature ou comme une essence de l’Un. Il faut comprendre, si le vocabulaire de l’ousia (qui est celui apte à être saisi par notre intellect) convenait à l’Un, son ousia serait pure et simple volonté, une volonté que Plotin prend soin de distinguer de l’energeia. Volonté vide en un sens, ou volonté se voulant elle-même sim- plement sans entrer dans le domaine de l’activité qui était celui du Premier Moteur d’Aristote. L’Un n’est pas acte pur, il est vouloir pur. Ce point déci- sif pour l’émergence du concept de volonté a été souvent négligé par les historiens de la philosophie soucieux de voir apparaître la volonté comme faculté proprement humaine, peut-être précisément parce que l’histoire de la philosophie a privilégié le versant négatif et apophatique de l’hénologie plotinienne. Plotin n’est cependant pas avare de termes positifs pour décrire le Premier. L’Un est nommé, selon une phrase célèbre de la Lettre II de Platon, « le roi de toutes choses »: « Toutes les choses sont “autour du roi qui règne 8. Traité sur la liberté et la volonté de l’Un (Ennéade VI, 8 [39]), chap. 21, 7-16, trad. G. Leroux (modifiée), Paris, Vrin, 1990. L’étude de L. Lavaud qui porte sur les limites de l’équi- vocité entre la liberté humaine et la liberté de l’Un fait ainsi droit à la pleine positivité de la liberté pour le Premier principe. La merveille, c’est l’Un 7 sur tout” » lit-on par exemple dans le dixième traité 9. La royauté de l’Un, universel souverain, est mentionnée dans six autres traités 10. A l’image politique est associée l’image biologique: l’Un est non seule- ment le roi de toutes choses, mais il en est aussi le père. Comme le dit Georges Leroux: « L’Un est véritablement le père de toute vie 11». Dès le pre- mier traité, Plotin écrit: « Notre patrie est le lieu d’où nous venons, et notre père est là-bas 12». L’expression uploads/Philosophie/ plotin-l-x27-un-au-dela-de-l-x27-etre-jerome-laurent-pdf.pdf
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- Publié le Jul 14, 2021
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