Gaston Bachelard L'épistémologie non- cartésienne 1 I Un des chimistes contempo

Gaston Bachelard L'épistémologie non- cartésienne 1 I Un des chimistes contemporains qui a mis en oeuvre les méthodes scientifiques les plus minutieuses et les plus systématiques, M. Urbain, n'a pas hésité à nier la pérennité des méthodes les meilleures. Pour lui, il n'y a pas de méthode de recherche qui ne finisse par perdre sa fécondité première. Il arrive toujours une heure où l'on n'a plus intérêt à chercher le nouveau sur les traces de l'ancien, où l'esprit scientifique ne peut progresser qu'en créant des méthodes nouvelles. Les concepts scientifiques eux-mêmes peuvent perdre leur universalité. Comme le dit M. Jean Perrin "Tout concept finit par perdre son utilité, sa signification même, quand on s écarte de plus en plus des conditions expérimentales où il a été formulé". Les concepts et les méthodes, tout est fonction du domaine d'expérience ; toute la pensée scientifique doit changer devant une expérience nouvelle ; un discours sur la méthode scientifique sera toujours un discours de circonstance, il ne décrira pas une constitution définitive de l'esprit scientifique. Cette mobilité des saines méthodes doit être inscrite à la base même de toute psychologie de l'esprit scientifique car l'esprit scientifique est strictement contemporain de la méthode explicitée. Il ne faut rien confier aux habitudes quand on observe. La méthode fait corps avec son application. Même sur le plan de la pensée pure, la réflexion sur la méthode doit rester active. Comme le dit très bien M. Dupréel 2 "une vérité démontrée demeure constamment soutenue non sur son évidence propre, mais sur sa démonstration". Nous en arrivons alors à nous demander si la psychologie de l'esprit scientifique n'est pas purement et simplement une méthodologie consciente. La véritable psychologie de l'esprit scientifique serait ainsi bien près d'être une psychologie normative, une pédagogie en rupture avec la connaissance usuelle. D'une manière plus positive, on saisira l'essence de la psychologie de l'esprit scientifique dans la réflexion par laquelle les lois découvertes dans l'expérience sont pensées sous forme de règles aptes à découvrir des faits nouveaux. C est ainsi que les lois se coordonnent et que la déduction intervient dans les sciences inductives. Au fur et à mesure que les connaissances s'accumulent, elles tiennent moins de place, car il s'agit vraiment de connaissance scientifique et non d'érudition empirique, c'est toujours en tant que méthode confirmée qu'est pensée l'expérience. Ce caractère normatif est naturellement plus visible dans la psychologie du mathématicien qui ne pense réellement que le correct, en posant une différence psychologique fondamentale entre connaissance entrevue et connaissance prouvée. Mais on en sent l'intervention dans la conception essentiellement organique des phénomènes qui incruste la pensée logique dans le Monde. De toute manière, dans les essais expérimentaux, on commence par ce qu'on croit logique. Dès lors un échec expérimental, c'est tôt ou tard un changement de logique, un changement profond de la connaissance. Tout ce qui était emmagasiné dans la mémoire doit se réorganiser en même temps que la charpente mathématique de la science. Il y a endosmose de la psychologie mathématique et de la psychologie expérimentale. Peu à peu, l'expérience reçoit les dialectiques de la pensée mathématique ; l'évolution méthodologique joue exactement autour des articulations des divers thèmes mathématiques. Y a-t-il cependant, d'un point de vue tout à fait général, des méthodes de pensée fondamentales qui échapperaient à l'usure dont parle M. Urbain ? Il ne le semble pas si l'on veut bien, pour en juger, se placer systématiquement sur le domaine de la recherche objective, dans cette zone où l'assimilation de l'irrationnel par la raison ne va pas sans une réorganisation réciproque du domaine rationnel. Ainsi, on a dit souvent que la pensée du laboratoire ne suivait nullement les prescriptions de Bacon ou de Stuart Mill. On peut, croyons-nous, aller plus loin et mettre en doute l'efficacité des conseils cartésiens. II On doit en effet se rendre compte que la base de la pensée objective chez Descartes est trop étroite pour expliquer les phénomènes physiques. La méthode cartésienne est réductive, elle n'est point inductive. Une telle réduction fausse l'analyse et entrave le développement extensif de la pensée objective. Or il n'y a pas de pensée objective, pas d'objectivation, sans cette extension. Comme nous le montrerons, la méthode cartésienne qui réussit si bien à expliquer le Monde, n'arrive pas à compliquer l'expérience, ce qui est la vraie fonction de la recherche objective. De quel droit d'abord suppose-t-on la séparation initiale des natures simples ? Pour ne donner qu'un exemple d'autant plus décisif qu'il touche des entités plus générales, rappelons que la séparation de la figure et du mouvement est objectivement abusive dans le règne de la microphysique. C'est ce que souligne M. Louis de Broglie 3 : " Au début du développement de la science moderne, Descartes disait qu'on devait s'efforcer d'expliquer les phénomènes naturels par figures et par mouvements. Les relations d'incertitude expriment précisément qu'une telle description en toute rigueur est impossible puisqu'on ne peut jamais connaître à la fois la figure et le mouvement". Ainsi les relations d'incertitude doivent être interprétées comme des obstacles à l'analyse absolue. Autrement dit, les notions de base doivent être saisies dans leurs relations exactement de la même manière que les objets mathématiques doivent recevoir leur définition réelle dans leur liaison par un postulat. Les parallèles existent après, non pas avant, le postulat d'Euclide. La forme étendue de l'objet microphysique existe après, non pas avant, la méthode de détection géométrique. C'est toujours la même définition méthodologique qui domine : "Dis-moi comment l'on te cherche, je te dirai qui tu es "D'une manière générale, le simple est toujours le simplifié ; il ne saurait être pensé correctement qu'en tant qu'il apparaît comme le produit d'un processus de simplification. Si l'on ne veut pas faire ce difficile renversement épistémologique, on méconnaît la direction exacte de la mathématisation de l'expérience. A plusieurs reprises, au cours de ce petit livre, aussi bien à l'origine de l'optique qu'à la base de la mécanique, nous avons vu poindre l'idée de la complexité essentielle des phénomènes élémentaires de la microphysique contemporaine. Alors que la science d'inspiration cartésienne faisait très logiquement du complexe avec du simple, la pensée scientifique contemporaine essaie de lire le complexe réel sous l'apparence simple fournie par des phénomènes compensés ; elle s'efforce de trouver le pluralisme sous l'identité, d'imaginer des occasions de rompre l'identité par-delà l'expérience immédiate trop tôt résumée dans un aspect d'ensemble. Ces occasions ne se présentent point d'elles-mêmes, elles ne se trouvent pas à la surface de l'être, dans les modes, dans le pittoresque d'une nature désordonnée et chatoyante. Il faut aller les lire au sein de la substance, dans la contexture des attributs. C'est une activité strictement nouménale qui détermine la recherche du microphénomène. Quel effort de pensée pure, quelle foi dans le réalisme algébrique il a fallu pour associer le mouvement et l'étendue, l'espace et le temps, la matière et le rayonnement. Alors que Descartes pouvait nier en même temps la diversité primitive de la matière et la diversité primitive des mouvements, voici qu'en associant simplement la matière fine et le mouvement rapide dans un choc, on a immédiatement des occasions de diversité fondamentale : des qualités, des couleurs, de la chaleur, des radiations diverses se créent sur les seuls degrés du choc quantifié. La matière n'est plus un simple obstacle qui renvoie le mouvement. Elle le transforme et se transforme. Plus le grain de matière est petit, plus il a de réalité substantielle ; en diminuant de volume, la matière s'approfondit. Dès lors, pour bien juger de cette réalité fine, la pensée théorique a besoin, plus encore que la pensée expérimentale, de jugements synthétiques a priori. C'est pourquoi le phénomène de la microphysique doit être conçu de plus en plus organique, dans une coopération profonde des notions fondamentales. Nous l'avons vu, la tâche à laquelle s'efforce la physique contemporaine est la synthèse de la matière et du rayonnement. Cette synthèse physique est sous-tendue par la synthèse métaphysique de la chose et du mouvement. Elle correspond au jugement synthétique le plus difficile à formuler car ce jugement s'oppose violemment aux habitudes analytiques de expérience usuelle qui divise sans discussion la phénoménologie en deux domaines : le phénomène statique (la chose), le phénomène dynamique (le mouvement). Il faut restituer au phénomène toutes ses solidarités et d'abord rompre avec notre concept de repos en microphysique, c'est absurde de supposer la matière au repos puisqu'elle n'existe pour nous que comme énergie et qu'elle ne nous envoie de message que par le rayonnement. Qu'est-ce alors qu'une chose qu'on n'examinerait jamais dans l'immobilité ? On devra donc saisir tous les éléments du calcul dans la gémination du lieu et du mouvement, par l'algèbre des deux variables conjuguées relatives l'une à la place, l'autre à la vitesse. Sans doute l'union de ces deux variables est encore guidée par l'intuition usuelle ; on pourrait donc croire que c'est là une composition de deux notions simples. On sera moins confiant dans cette simplicité si l'on suit le progrès de la Physique mathématique sur ce point particulier. On ne tardera pas à uploads/Philosophie/gaston-bachelard-l-x27-epistemologie-non-cartesienne.pdf

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