Pragmatismes et sociologies Albert OGIEN Résumé. Cet article rend compte d’un e
Pragmatismes et sociologies Albert OGIEN Résumé. Cet article rend compte d’un ensemble de travaux de sociologie récem- ment parus en France, qui se revendiquent de la démarche pragmatiste (celle de Charles Sanders Peirce, William James, John Dewey ou George Herbert Mead) ; ou mettent en évidence la proximité de ses principes analytiques avec ceux de la socio- logie (primauté de la pratique, caractère déterminant du contexte, place de l’incer- titude, temporalité de l’action, socialité de la normativité). L’examen de ces publications montre également comment certaines notions propres au pragmatisme (habitude, enquête, expérimentation, valuation, démocratie, vérité) sont aujourd’hui assimilées, de façons différentes, par des approches sociologiques distinctes. Mots-clés. PRAGMATISME – HABITUDE – ENQUÊTE – NORMATIVITÉ – SOCIOLOGIE DE L’ACTION – INTERACTIONNISMES – ETHNOMÉTHODOLOGIE La production sociologique de ces dernières années témoigne de l’attrait qu’un courant philosophique suscite dans la discipline : le pragmatisme. Bien qu’il reste encore assez mal connu en France1, ce courant semble aujourd’hui y être perçu comme une perspective de recherche permettant d’appréhender et d’analyser les phénomènes sociaux avec des outils adaptés aux interrogations soulevées par l’état du monde contemporain. C’est ce dont attestent les nombreux ouvrages publiés par des sociologues s’inspirant du pragmatisme, comme le rythme des traductions de textes fondateurs augmentées de commentaires et de discussions. Cette actualité éditoriale rend public le travail accompli depuis une vingtaine d’années déjà par ceux qui ont découvert l’intérêt de la démarche pragmatiste pour les sciences sociales2. Les domaines dans lesquels ce travail s’est développé sont tout aussi divers que les thèmes auxquels le pragmatisme a été associé depuis son origine : sociologie de l’action, sociologie des sciences, sociologie politique, sociologie du travail, sociologie des politiques publiques, sociologie de la connaissance, sociologie de l’art, sociologie féministe. Cette extension de la référence au pragmatisme pour- rait laisser penser qu’il s’agit là d’un engouement un peu surfait, et conduire à disqualifier une approche qui prétend servir tant d’orientations différentes. Ou Revue française de sociologie, 55-3, 2014, 561-576 [NOTE CRITIQUE] 1. En dépit des efforts déployés, en France, pour faire connaître son importance en sciences sociales : ceux d’Isaac Joseph, Louis Quéré et Daniel Céfaï pour la sociologie ; ceux de Jean-Pierre Cometti et Joëlle Zask pour ce qui concerne la philosophie politique et les sciences politiques (Céfaï et Joseph, 2002 ; Karsenti et Quéré, 2004 ; Cometti, 2010). 2. Des traditions de recherche différentes se sont organisées autour de Isaac Joseph et Daniel Cefaï à l’université de Nanterre, de Bruno Latour et Antoine Hennion à l’École des Mines, de Louis Quéré, Michel de Fornel et Albert Ogien ou de Luc Boltanski et Laurent Thévenot à l’EHESS. socio_3-2014-NC-02-Ogien.prn F:\En cours\Socio 3-2014\IntØrieur\pages\socio_3-2014.vp dimanche 13 juillet 2014 20:08:24 Profil couleur : Profil d’imprimante CMJN gØnØrique Composite 150 lpp 45 degrØs instiller un sérieux doute quant à la validité des multiples interprétations du prag- matisme que donnent les chercheurs, selon qu’ils se réfèrent à l’une ou l’autre de ses quatre sources : Charles Sanders Peirce, William James, John Dewey ou George Herbert Mead. En vérité, comme on le verra, il n’existe pas de définition canonique du pragmatisme, ce qui autorise à l’invoquer, de façon également légi- time, à l’appui des démarches les plus opposées en apparence. Ainsi, avant de rendre compte de la manière dont la production sociologique française récente (et sans considérer celle qui a parallèlement vu le jour en philosophie, en histoire, en psychologie, en économie, voire en neurosciences cognitives3) remet le pragma- tisme au goût du jour, il convient de rappeler, sans trop entrer dans le détail, les figures sous lesquelles ce courant philosophique s’est présenté de la fin du XIXe siècle à nos jours. Diversité du pragmatisme Le pragmatisme est un courant de pensée qui s’est épanoui à partir des travaux d’un philosophe tenu dans une certaine marginalité, C. S. Peirce, et qui a reçu une reconnaissance publique grâce aux œuvres de son successeur : W. James – dont C. S. Peirce s’est lui-même désolidarisé de façon véhémente4 ; puis à celles de J. Dewey et G. H. Mead. Or, les visées de chacun de ces quatre fondateurs étaient déjà assez disparates : le premier s’occupait de philosophie de la logique et de théorie des signes (Chauviré, 1995) ; le second de psychologie, en soutenant l’idée d’un empirisme radical (Madelrieux, 2008) ; le troisième a, entre autres choses, établi une conception ouverte et pluraliste de l’enquête et de l’action collective (Garreta, 1999 ; Madelrieux, 2012) ; et le dernier a élaboré un behaviorisme social qui a inspiré à la fois les sociologies interactionnistes et la psychologie expéri- mentale (Quéré et Céfaï, 2006 ; Ogien, 2013). À ce pragmatisme des origines, qui n’a jamais recherché la cohérence, succède un « pragmatisme analytique », d’orientation plus théoriciste, au moment où les empiristes logiques du Cercle de Vienne exilés aux États-Unis s’en emparent5. Puis, comme en réaction à cette tendance, Charles Wright Mills impose, au début des années 1950, l’idée d’un « pragmatisme politique » en mettant les thèses de J. Dewey sur la démocratie et le « Public » en relation avec la critique sociale importée aux États-Unis par les tenants de l’École de Francfort (Theodor Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse) (Horowitz, 1966). Dans les années 1970, un pragmatisme « pragma- tique » voit le jour avec la construction de la théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas – qui développe une version intersubjective du behaviorisme 562, Revue française de sociologie, 55-3, 2014 Pragmatismes et sociologies 3. Les recherches d’Antonio Damasio (2010) sur l’explication neurophysiologique de la conscience sont explicitement inspirées de William James. 4. Pour ne pas être assimilé au pragmatisme de W. James, C. S. Peirce a renommé sa démarche « pragmaticisme ». 5. De cette orientation, Richard J. Bernstein (1992, p. 827) écrit : « Les questions concernant la signification, la référence, la vérité, l’interpré- tation, la traduction et le langage sont devenues dominantes, voire obsessionnelles. Dans ces développements “analytiques”, on trouve peu de traces de discussion sur l’éthique, la politique, la philosophie sociale, la religion, l’esthétique, et l’évolution cosmologique qui étaient si cruciales pour les pragmatistes classiques. » [traduction de l’auteur]. socio_3-2014-NC-02-Ogien.prn F:\En cours\Socio 3-2014\IntØrieur\pages\socio_3-2014.vp dimanche 13 juillet 2014 20:08:25 Profil couleur : Profil d’imprimante CMJN gØnØrique Composite 150 lpp 45 degrØs social de G. H. Mead et associe l’adjectif pragmatique à une conception de l’action (alors qu’il était précédemment réservé à une branche de la linguistique)6. Enfin, une version contemporaine du pragmatisme s’est élaborée à la suite de la redécou- verte de ce courant de pensée par des philosophes américains (essentiellement Hilary Putnam [(1994) 2011, 2013] et Richard Rorty [1999] qui en ont réhabilité l’héritage. C’est surtout avec cette version que la sociologie entre à présent dans un dialogue qui, en France, a été favorisé par une floraison de traductions des œuvres de W. James, J. Dewey et G. H. Mead au cours de la dernière décennie7. L’absence d’une définition rigide n’empêche cependant pas d’identifier un style de pensée singulier. De fait, le pragmatisme se présente moins comme un dogme que comme une attitude ou une méthode, qui se caractérise par l’adoption de quelques principes d’analyse : a) réalisme : admettre que le monde extérieur existe indépendamment des descriptions que nous en faisons et que cette existence exerce un contrôle sur nos pensées et nos actions ; b) faillibilisme : envisager le doute comme principe de connaissance, c’est-à-dire tenir l’indétermination des situations pour le moteur des pratiques sociales et leur stabilisation pour un phénomène toujours provisoire et révisable ; c) pluralisme : endosser l’idée selon laquelle, puisqu’il existe une multiplicité de conceptions de ce qu’il convient de faire dans une situation donnée, c’est de l’échange entre tenants de ces concep- tions qu’émerge une solution collectivement acceptable ; d) holisme : renoncer à tout dualisme, c’est-à-dire rejeter les séparations entre nature et culture, corps et esprit, faits et valeurs, connaissance et action ; e) naturalisme : concevoir l’être humain et la vie sociale comme irrémédiablement liés à leur environnement ; f) socialité de la normativité : admettre que l’objectivité et l’ordre se constituent dans une action en commun, toujours totalement dépendante de son cadre d’émergence. Ces principes composent une tournure d’esprit (dynamique, ouverte, antifonda- tionnaliste et anti-intellectualiste) et qualifient un style d’analyse bien identi- fiable – ce qui permet d’apparenter ce style à celui de Wittgenstein (Chauviré, 2012). Ces principes et ce style se retrouvent dans certaines règles qui guident aujourd’hui une partie du travail de la sociologie – sans toutefois que celui-ci fasse expressément référence au pragmatisme : la primauté de la pratique, le caractère déterminant du contexte, la place de l’incertitude et de la contingence, la temporalité de l’action. C’est cette proximité que Louis Quéré (2012) rappelle en montrant comment la recherche en sciences sociales a intégré une série de thèmes (dimension pratique de la rationalité, causalité conséquentialiste, caractère sensible de l’expérience, écologie de l’action) et de notions (habitude, enquête, expérimentation, valuation, transaction) qui sont soit directement tirés du pragma- tisme, soit peuvent lui être apparentés8. Les récentes publications dont cet article entend rendre compte illustrent quelques-unes des uploads/Philosophie/ pragmatismes-et-sociologies-pdf.pdf
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- Publié le Jul 08, 2021
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