ÉTUDES DE LITTÉRATURE ANCIENNE 20 LES CHRÉTIENS ET L ’HELLÉNISME Identités reli
ÉTUDES DE LITTÉRATURE ANCIENNE 20 LES CHRÉTIENS ET L ’HELLÉNISME Identités religieuses et culture grecque dans l’Antiquité tardive Textes édités par Arnaud Perrot 161 UN GRIEF ANTICHRÉTIEN CHEZ PROCLUS : L’IGNORANCE EN THÉOLOGIE à la mémoire d’Alain-Philippe Segonds Philippe Hoffmann 1 Dans un recueil d’études consacré à la relation féconde entre hellénisme et christianisme, et aux modalités de l’hellénisation du christianisme – si probléma- tique soit cette notion –, il convient peut-être d’introduire une dissonance, en rappelant le silence hautain dans lequel les derniers philosophes de l’Antiquité ont enseveli l’ensemble de la littérature chrétienne et exprimé leur détestation des chrétiens, du christianisme en général, et de l’Empire entré dans une phase de christianisation intégrale. L’on ne trouve, aux ve et vie siècles, chez des auteurs aussi informés et érudits que Proclus, Damascius ou Simplicius, qui ont sauvé du naufrage tant d’œuvres philosophiques de l’Antiquité grecque et tant de textes, aucune discussion d’une thèse identifi able de théologie chrétienne. Ces immenses philosophes ne semblent pas avoir eu de la littérature chrétienne et de ses constructions théologiques une connaissance précise, et l’examen de leurs œuvres ne livre, si l’on excepte de très rares citations ou quasi-citations 2, que des formules allusives stéréotypées ou des invectives, qui montrent qu’ils n’avaient de leurs adversaires chrétiens que des représentations déformées et caricaturales, faites d’un mélange de méconnaissance et de préjugés : en bons platoniciens, ils considéraient les chrétiens comme une foule inculte – la foule des πολλοί –, esclave de ses passions, ignorante et en proie à toutes les formes d’irrationnalité et de vice 3. C’est de ce silence méprisant et de ces représentations 1. Ph. Hoff mann est directeur d’études à l’École pratique des hautes études (section des sciences religieuses), chaire de « Th éologies et mystiques de la Grèce hellénistique et de la fi n de l’Antiquité » et membre du Laboratoire d’études sur les monothéismes. Il est directeur du LabEx HASTEC. 2. Quelques exemples seront donnés infra, notes 16, 17 et 19. 3. Lire l’article très suggestif de H. D. Saff rey, « Allusions antichrétiennes chez Proclus, le diadoque platonicien », p. 553-563 [201-211] – qui a servi de base à la présente enquête. À compléter par « Le thème du malheur des temps chez les derniers philosophes néoplatoniciens ». Le réseau thématique dégagé par Saff rey se retrouve à bien des égards dans les invectives de Simplicius contre Jean Philopon, dans les deux commentaires au De caelo et à la Physique : voir Ph. Hoff mann, « Sur quelques aspects 162 Philippe Hoff mann qu’il va être question – des procédés aussi par lesquels, d’allusions en propos venimeux, l’on assiste à une véritable construction de l’Autre. Commençons par poser un cadre général. On lit chez Damascius, dans un texte fragmenté de la Vie d’Isidore 4, une véritable philosophie de l’Histoire, qui distingue entre trois âges de l’Humanité, caractérisés par trois types d’âmes (ou parties de l’âme) et par les trois types de régimes politiques correspondant à ces types d’âmes – et reproduisant la tripartition platonicienne du livre IV de la République : raison, colère (ou emportement, θυμός) et désir 5. Selon que prédominent dans les âmes, ou dans les régimes politiques, la Raison (λόγος), l’amour de la gloire (δόξα), ou le principe de désir (ἐπιθυμία), trois espèces d’hommes et de πολιτεῖαι se constituent, dont la succession chronologique rythme le temps humain 6. Damascius décrit ainsi tour à tour : l’Âge d’or chanté par Hésiode, ou « Vie sous le règne de Cronos », temps mythique dans lequel domine la Raison ; l’âge historique des guerres, des combats, des concours et de la polémique de Simplicius contre Jean Philopon : de l’invective à la réaffi rmation de la transcendance du Ciel ». Mais il importe évidemment de bien distinguer entre les « code phrases » (voir infra, p. 168 et note 21) qui relèvent du régime de l’allusion, et les thèmes rhétoriques d’invective – même si le destinataire des invectives de Simplicius, Jean Philopon, demeure toujours anonyme. 4. Extrait 22 de Photius (Epitoma Photiana) + fragments 30 (= Photius 238) et 30 a (= Souda) Zintzen (p. 26-27, 29, 31 avec une abondante annotation à laquelle il faut renvoyer). Tentative de reconstruction du texte par Polymnia Athanassiadi, Damascius. Th e Philosophical History, fragment 18, p. 96-97 (spéc. note 45, p. 97 et 99). 5. Platon, Rép., IV, par ex. 435 e 1-436 b 3 sq., 439 d 4-e 4, 440 e 2-441 d 11, et aussi l’ensemble des analyses des livres VIII-IX sur les πολιτεῖαι injustes : remarquer en VIII, 546 d-547 b le schème du mythe des races d’Hésiode ; et voir par ex. IX, 580 d 1-583 a 11. La description des πολιτεῖαι dans la République, et la doctrine du livre IV, ont donné lieu à plusieurs résumés, ou développements, dans la littérature médio- et néoplatonicienne : Apulée, De Platone et eius dogmate, II, XXIV-XXVIII, 255- 263 ; Alkinoos, Didaskalikos, XXXIV, H 188. 8-35 (Whittaker, p. 69-70 et notes ad loc., p. 151-152) ; Salloustios, Des dieux et du monde, X-XI (Rochefort, p. 15-16 et notes ad loc. p. 41-43 ; Sallustius, Concerning the Gods and the Universe, Nock p. lxxvi-lxxvii et 20-23) ; et l’ensemble de la VIIe dissertation de Proclus, In Rempublicam, I, p. 206, 6-235, 21 Kroll (Festugière II, p. 13-39), sur le livre IV, où Proclus, I, p. 221, 12-222, 3 K. (Festugière II, p. 26-27) reprend simplement la géographie platoni- cienne (435 e 3-436 a 3 : voir infra, note 7). Mais comme le remarque très justement H. D. Saff rey (« Le thème du malheur des temps chez les derniers philosophes néoplatoniciens », p. 424 [210]), Damascius donne à ce schéma une portée polémique, en construisant une théorie des âges de l’Humanité violemment critique à l’égard du temps présent. La lecture parallèle des deux textes de Proclus et de Damascius montre en eff et que Damascius, qui a dû donner des leçons sur la République (voir l’article « Damascius », dans le Dictionnaire des philosophes antiques [DPhA], II, Paris, 1994, D3, p. 580), s’écarte ici de l’exégèse et trouve dans Rép., IV un véritable instrument d’analyse politique qui permet de donner une intelligibilité à la situation présente, τὰ παρόντα, et de la situer dans un certain ordre – platonicien – des choses. Comme on le verra, sa perception anthropologique du christianisme ne diff ère pas fondamentalement de celle de Proclus. 6. H. D. Saff rey, « Le thème du malheur des temps chez les derniers philosophes néoplatoniciens », p. 421-431 (repris dans Le Néoplatonisme après Plotin, p. 207-217), spéc. p. 424-426 [210-212] : traduction et commentaire des fragments de la Vie d’Isidore (voir supra, note 4). Saff rey souligne à juste titre le ton de colère de Damascius, et sa « nostalgie des temps passés ». Et aussi R. Asmus, Das Leben des Philosophen Isidoros, von Damaskios aus Damaskos, p. 13-14. Sur le schème du mélange avec prédominance, voir infra, p. 185 et note 84. 163 Un grief antichrétien chez Proclus : l’ignorance en théologie des rivalités pour les premières places et pour la gloire (c’est le règne de ce que Platon appelle la φιλοτιμία) ; et enfi n l’Empire chrétien où s’étalent l’ἐπιθυμία et la τρυφή, où tout n’est que lâcheté, veulerie, cupidité, servilité – telle est, conclut-il, « la vie des hommes qui aujourd’hui mènent leur existence dans le monde de la génération » (ἡ ζωὴ τῶν νῦν ἐν τῇ γενέσει πολιτευομένων ἀνθρώπων) 7, une vie faite d’irrationalité et de méconduite. L’expression οἱ νῦν ἄνθρωποι désigne clairement ici les hommes qui vivent sous le régime chrétien depuis la procla- mation du christianisme comme religion d’État sous Th éodose (édit de 380) : pour Damascius, qui écrit la Vie d’Isidore sous le règne de Th éodoric (mort en 526), sans doute lorsqu’il était déjà diadoque 8, c’est cela le « présent ». Une telle représentation générale du christianisme et des chrétiens peut être mise en relation avec la liste des formules stéréotypées rassemblée par H. D. Saff rey dans les écrits de Marinus et de Proclus 9, en reprenant des remarques faites par divers éditeurs de ces textes, et qui constitue un excellent point de départ pour une enquête plus approfondie. Je voudrais simplement, dans cette étude, relire quatre longs passages de Proclus, signalés par A.-J. Festugière 10, A. Cameron 11, H. D. Saff rey 12, A.-Ph. Segonds 13, et examiner la façon dont Proclus construit une fi gure d’altérité à partir de catégories conceptuelles platoniciennes et néoplatoniciennes. Le fi l directeur de cette enquête sera constitué par un thème majeur de la critique adressée aux chrétiens : l’imputation d’ignorance, mise en contraste avec la revendication de supériorité de la Science théologique des païens. Proclus appréhende la situation historique qui s’installe à son époque (l’Empire chrétien) à partir d’une anthropologie qui est celle de la République de Platon : les chrétiens sont des âmes injustes au sens de Platon, c’est-à-dire des âmes en proie à la dissension interne (στάσις), dont l’état d’ignorance est uploads/Philosophie/ proclus-contre-les-chretiens.pdf
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- Publié le Jul 03, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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