1 Extrait de Etudes proudhoniennes. – L’économie politique René Berthier Editio
1 Extrait de Etudes proudhoniennes. – L’économie politique René Berthier Editions du Monde libertaire Proudhon, Marx et la méthode René Berthier Proudhon et Marx 1846 est une date charnière dans le « débat » qui oppose Proudhon et Marx. Jusqu’alors, le second ne tarissait pas d’éloges envers le premier. Marx n’avait cessé de louer les « travaux si pénétrants de Proudhon » et l’avait qualifié d’« écrivain socialiste le plus logique et le plus pénétrant ». Engels n’en était pas de reste, pour qui l’ouvrage de Proudhon Qu’est-ce que la propriété ? était « de la part des communistes, l’ouvrage philosophique en langue française ». On voit que les éloges pleuvaient. En janvier 1845 paraît la Sainte Famille, signé conjointement par Marx et Engels. Proudhon y représente alors « le prolétariat parvenu à la conscience de soi-même ». Il « soumet la base de l’économie politique, la propriété privée, à un examen critique : c’est le premier examen résolu, impitoyable et scientifique à la fois. Voilà le grand progrès scientifique qu’il a réalisé, un progrès qui révolutionne l’économie politique et rend possible, pour la première fois, une véritable science de l’économie politique » 1. Proudhon a montré que « ce n’est pas telle ou telle espèce de propriété privée – comme le prétendent les autres économistes – mais la propriété en tant que telle, dans son universalité, qui fausse les rapports économiques. Il a 1 Pléiade, Philosophie, p. 454. 2 fait tout ce que la critique de l’économie politique pouvait faire en restant dans la perspective de l’économie politique ». Selon Georges Gurvitch, Marx attribue à Proudhon « un rôle identique à celui que joua Sieyès dans la préparation de la Révolution française. D’après lui, ce que Sieyès a dit du tiers état, Proudhon l’a exprimé pour le prolétariat : “Qu’est-ce que le prolétariat ? Rien. Que veut-il devenir ? Tout”. Marx a-t-il raison ? Disons-le sans ambages : oui, et plus encore qu’il ne le pensait 2. » On ne peut être plus clair : c’est Proudhon qui pose les bases scientifiques d’une analyse critique du capitalisme. Venant de Marx, le constat doit être mesuré à sa juste valeur. D’ailleurs, ce n’est pas Marx qui est l’inventeur du terme « socialisme scientifique » mais Proudhon, dans Qu’est-ce que la propriété ? 3. C’est lui qui, le premier, a fait l’opposition entre socialisme scientifique et socialisme utopique. Le Système des contradictions économiques, s’efforçant précisément de dissocier la connaissance de la réalité de l’aspiration vers l’avenir, est parcouru de critiques violentes contre les conceptions utopiques en matière sociale. Mais les louanges de Marx et d’Engels envers Proudhon cessent brusquement en 1846 après la publication du Système des contradictions économiques. Rien ne va plus. On avait déjà vu poindre, dans la Sainte Famille, une réserve critique quant à la démarche de Proudhon, qui, selon Marx, reste sur le terrain de l’économie politique. Il faut entendre ce terme d’« économie politique », dans le langage de l’époque, comme théorie économique de la bourgeoisie. La « première critique de toute science, dit en effet Marx, est encore forcément entachée des présupposés de la science qu’elle combat ». C’est en ce sens que l’ouvrage de Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ?, est « la critique de l’économie politique dans la perspective de l’économie politique » 4. C’est pourquoi ce livre est « dépassé scientifiquement 2 « Proudhon et Marx », in : L’actualité de Proudhon, colloque de novembre 1965, éditions de l’institut de sociologie, université libre de Bruxelles. 3 « Et de même que le droit de la force et le droit de la ruse se restreignent devant la détermination de plus en plus large de la justice, et doivent finir par s’éteindre dans l’égalité ; de même la souveraineté de la volonté cède devant la souveraineté de la raison, et finira par s’anéantir dans un socialisme scientifique. » 4 Ibid., 453. 3 par la critique de l’économie politique, y compris de l’économie politique telle qu’elle apparaît dans la conception de Proudhon ». Proudhon est donc ramené au rang de précurseur, celui qui a posé les premiers jalons d’un travail de critique qui « n’est devenu possible que grâce à Proudhon lui-même, tout comme la critique de Proudhon a eu pour antécédents la critique du système mercantiliste par les physiocrates, celle des physiocrates par Adam Smith, celle d’Adam Smith par Ricardo, ainsi que les travaux de Fourier et Saint- Simon » 5. Dernier maillon d’une chaîne d’auteurs illustres (Adam Smith, Ricardo !), Proudhon est celui qui a porté le dernier coup à la propriété ; grâce à lui, un véritable travail de critique va pouvoir être fait sur des bases solides dépassant le cadre conceptuel classique de l’économie politique, et on devine évidemment que c’est Marx qui se propose de réaliser cette tâche. Précisément, Marx avait annoncé, en 1846, à propos d’un projet d’ouvrage d’économie, que « le premier volume, revu et corrigé, sera prêt pour l’impression fin novembre ». La publication du Système des contradictions économiques, dans lequel Proudhon invente, on le verra, une méthode d’approche révolutionnaire de l’économie politique, allait tout bouleverser. Ainsi a-t-on peut-être une explication de la fureur de Marx découvrant que Proudhon ne joue pas sagement le rôle de précurseur auquel on voulait le cantonner après la publication de Qu’est-ce que la propriété ? Proudhon, Hegel et Marx Entre Proudhon et Marx il y a, sur la question de la méthode, un curieux mouvement de balancier. Autodidacte, ignorant l’allemand et n’ayant connu l’œuvre du philosophe allemand que par ouï-dire, Proudhon ne peut guère se situer, sur ce terrain, sur un pied d’égalité avec des universitaires chevronnés comme Marx, Bakounine, Grün et d’autres, qui ont étudié la pensée de Hegel auprès de disciples du maître dans les universités allemandes. A dire vrai, ce n’est sans doute pas sa fréquentation avec la pensée de Hegel qui a amené Proudhon à s’interroger sur les questions de la méthode d’élaboration et de la méthode d’exposition, ou sur le problème du développement selon le 5 Pléiade, Philosophie, p. 454. 4 temps et du développement selon le concept : pour Hegel, on pouvait appréhender un phénomène en l’abordant à partir de sa genèse historique ou à partir de sa genèse conceptuelle. En réalité, ce ne sont là que des questions tout à fait banales, qu’on retrouve déjà chez Rousseau, chez Descartes, et même chez Platon. Tout chercheur se pose naturellement ces questions au moment de commencer un travail 6. Cette approche n’apparaîtra – plus tard, vers 1860 – neuve à Marx que par suite de son ignorance des problèmes de méthode des sciences, ignorance que nous tenterons précisément de mettre en relief. En 1846, Marx avait développé dans l’Idéologie allemande une « conception matérialiste » de l’histoire. Notons qu’à aucun moment dans le texte n’apparaît l’expression « matérialisme historique ». Cette méthode, héritière du « développement selon le temps » de Hegel, était à ses yeux antinomique avec le développement selon le concept que Proudhon avait suivi dans le Système des contradictions. Or, lorsqu’il entama la rédaction du Capital, Marx reconnut explicitement que sa méthode l’avait initialement conduit à une impasse. Il avait ainsi perdu quinze ans avant de trouver une voie satisfaisante, qui se trouvait en fait sous ses yeux. C’est en quelque sorte l’histoire de ce drame que nous tenterons de raconter. Nous avons évoqué le séjour que fit Bakounine à Paris, lors duquel il initia Proudhon à la philosophie de Hegel. Il ne faut pas cependant surestimer les résultats de cette initiation ni lui accorder une importance exagérée dans la formation théorique de Proudhon. Celui-ci s’en est réclamé un court moment, puis il est passé à autre chose. Marx identifie la démarche de Hegel à la création de concepts abstraits auxquels il aurait donné un caractère absolu et prêté une existence indépendante. Hegel aurait voulu construire le réel à partir de l’abstrait. Ce n’est pas aussi simple. Pour Hegel, la philosophie a pour contenu l’« idée en général », elle est la « connaissance spéculative », la pensée pure qui se prend elle-même pour objet. Hegel ne dit pas que l’idée est la réalité, il dit que la philosophie est 6 Marx indique d’ailleurs dans la préface au Capital que « dans toutes les sciences, le commencement est ardu »... 5 ce qui permet d’appréhender le réel. Dans l’Introduction à la Petite logique, Hegel dit que « le contenu de la philosophie n’est autre chose que celui qui se produit dans le domaine de l’esprit vivant pour former le monde, le monde extérieur et le monde intérieur de la conscience ; en d’autres termes, (...) le contenu de la philosophie est la réalité même ». Ce dont traite la philosophie, c’est la réalité. Il dit également dans la Logique que « la philosophie est ce qu’il y a de plus hostile à l’abstrait, elle ramène au concret ». Elle est le processus réflexif par lequel l’esprit saisit la réalité. Au contraire de la « conscience vulgaire », la philosophie tente de montrer la uploads/Philosophie/ proudhon-marx-et-la-methode-pdf.pdf
Documents similaires
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/kSnMroUVTPAHc4L3MgB8xJWZ1jyXhmlPoOSoycZL2mKijjPtd26T150p55KqA2vLiC5sBCeuIWRVDMe8ShpFlxTY.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/xHOc2AonYeZ6MeNIVEbcCtD0vo83We3hTrnP2deq6gGrJ0ZcegJqUrjaFwfDpPFs09G1b2R0qE39mIQKGWNHuJeE.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/0zZrRWsvBPgmI8SXn4DKx12C1VFSK5pc3hQ8LiPiqWjivocVedbIg1fsKRBjlukmaZCGD5riS8xZLzb7lhBVzoy5.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/HBW9g8JwgXfujleJsG2xqeDMLcZQSNrQ3UoM8d8cJmUTJEZ3cwq45ksX3GsARXGbrXlfh1dU3l46AlWkvrfKOhDr.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/hdf1Pp6dlEm8CEYipHG1lZe39RP50je4Vv2URUw82dAWS0Zeeis3hY5uYeCRMhLWBcaY1y4fUcFuEwic87aEZM35.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/KwsCuaskVYLEC656S47TSuimaXeA23mAtYYGolEVOem6i4RYeEE0f1g8UyY95EaEbCSRumaNXso5ubMN7LiGkTOW.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/wRErKti2bvT7Y7JGPs51SfRyyRicKrf8sSIXcIQkRPfAxeQTFDkWh2GTnWlHLiXWyFMZqL6jaBzUfDEJmU5W3ZQO.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/uZfuyb7OQFuUNUOWaHtigdCl1ndrNNHs9dXajHqHrBOBLF8XnBvuhJc9GUUpsoqxPhXxy9T0oGWF8Y8B5sZ9i1ch.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/HCbShMCBl4OvhBTr8AqU2v3AXJnpvaQu7tEamNXTnAU05fXshkkXPobY2t8x8JaljQPChNUQPRpBYeyeMPRVQkuz.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/d1TW6NqcG3aTK8aueYAu96uu7z0vHiEkZe20I8seKFzqlkVxOIXaczL4Se9sHYBQVxCzu95mrwmFIVP7quy7vhKc.png)
-
23
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mai 20, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.3449MB