COLLECTION « Les clés de la philo » Qu’en pensez-vous ? Florian Cova Qu’en pens
COLLECTION « Les clés de la philo » Qu’en pensez-vous ? Florian Cova Qu’en pensez-vous ? Introduction à la philosophie expérimentale © Éditions Germina, juin 2011 ISBN : 978-2-917285-26-8 Dépôt légal : juin 2011 7 INTRODUCTION Savoir (ce) qu’on ne sait pas Cet ouvrage est une introduction à un « mouvement » philosophique né avec le XXIe siècle et qui a rapidement pris le nom de philosophie expérimentale. Comme pour tout label philosophique (« philosophie analytique », « philosophie continentale », « phénoménologie », etc.), il y a peu de chances que nous parvenions à une définition complète et satisfaisante pour tous. Pour le dire à la manière de Wittgenstein, on distingue les contributions en philosophie expérimentale grâce à un certain « air de famille ». Néanmoins, pour la nécessité de l’expo- sition, et parce que je pense que cette perspective exprime ce qu’il y a de plus intéressant dans ce courant, je commencerai par caractériser la philosophie expérimentale comme une psychologie philosophique, c’est-à-dire comme une psychologie de l’activité philosophique, une enquête sur les mécanismes psychologiques propres à cette quête de connaissance qu’est la philosophie. Nombre d’états et de mécanismes psychologiques sont communs à la philosophie et à d’autres disciplines : le raisonnement (sous toutes ses formes), la création de nouvelles hypothèses, l’interprétation, etc. La philosophie expérimentale est une psychologie philosophique en ce qu’elle a pour objet principal (mais non exclusif) les intuitions phi- losophiques, c’est-à-dire nos intuitions au sujet de problèmes consi- dérés traditionnellement comme relevant de l’enquête philosophique. C’est pourquoi notre premier pas, en direction d’une compréhension de ce qu’est la philosophie expérimentale, consistera à comprendre ce 8 que les philosophes entendent par « intuition » et le rôle que ces intui- tions sont censées jouer en philosophie. Savoir quelque chose sans le savoir : les intuitions et leur usage en philosophie Commençons donc par le commencement de la philosophie, avec ce célèbre extrait de la République de Platon. À ce stade de l’ouvrage, Socrate et Céphale (deux personnages du récit) sont engagés dans un dialogue au sujet de la nature de la justice, et Céphale vient de suggé- rer que la justice consiste à dire la vérité et à rendre à chacun ce qu’on en a reçu. Sur ce, Socrate réplique : – Tu parles bien, Céphale. Mais en ce qui concerne cette chose-là elle-même, la justice, dirons-nous qu’il s’agit simplement de dire la vérité et de rendre à chacun ce qu’on en a reçu ? Ces deux actes mêmes, ne les fai- sons-nous pas tantôt de manière juste, tantôt de manière injuste ? Je propose le cas suivant : si quelqu’un rece- vait des armes de la part d’un ami tout à fait raison- nable, mais que celui-ci étant devenu fou les lui rede- mande, tout le monde serait d’accord pour dire qu’il ne faut pas les lui rendre et que celui qui les rendrait ne ferait pas un acte juste, pas plus que celui qui se proposerait de dire la vérité à un homme dans un tel état. – Tu as raison. – Ce n’est donc pas une définition de la justice que de la définir comme étant le fait de dire la vérité et de rendre ce qu’on a reçu1. Observons de près la façon dont procède la contre-argumentation de Socrate. Il propose à Céphale ce que l’on appelle une expérience de pensée, c’est-à-dire un cas imaginaire, et lui demande son avis sur ce cas : dans une telle situation, serait-il juste de rendre ses armes à cet ami devenu fou ? Céphale répond que non et Socrate, d’accord 1. Platon, La République (traduction de Georges Leroux), Flammarion, 2002, Garnier Flammarion. 9 avec lui sur ce point, en conclut que la justice ne consiste pas à dire la vérité et à rendre à chacun ce qu’on en a reçu. Notez ce qu’il y a d’étrange dans ce mouvement argumentatif : Socrate rejette la conception de la justice proposée par Céphale sur la base d’un jugement, qui leur est commun, au sujet d’un cas parti- culier. C’est donc qu’il suppose que ce jugement commun transporte avec lui une certaine vérité au sujet de ce qu’est (et surtout de ce que n’est pas) la justice. Or, à ce stade de l’argumentation, ni Socrate ni Céphale ne sont en possession d’une théorie adéquate de la jus- tice – c’est d’ailleurs ce qu’ils cherchent ! D’un côté, ils ne savent pas ce qu’est la justice (ils sont incapables de formuler explicitement un savoir sur cette question) mais, de l’autre, ils disposent de juge- ments autonomes, ne dépendant d’aucune théorie générale, sur la jus- tice ou l’injustice de tel ou tel cas particulier. Autrement dit : tout en ne sachant pas ce qu’est la justice (sur un plan général), ils en savent quelque chose (à un niveau particulier). Le jugement que partagent Socrate et Céphale au sujet de la jus- tice est un jugement pré-théorique : il ne découle et n’est pas déduit d’une théorie explicite de la justice qu’ils partageraient. Au contraire, ce type de jugement pré-théorique est le moyen qu’ils utilisent pour parvenir à une telle théorie explicite. Ces jugements sont ce qu’on appelle en philosophie des intuitions, c’est-à-dire des jugements vers lesquels nous inclinons, sans que cette inclination soit le fruit d’une théorie explicite. Notons qu’ils fournissent, dans de nombreux domaines philosophiques, le matériau de base, les données premiè- res du philosophe. La méthode philosophique dite de l’appel aux intuitions peut opérer de deux manières différentes. Dans l’extrait que nous venons de citer, elle est employée dans son usage destructif : il s’agit de réfu- ter une thèse en proposant des contre-exemples, c’est-à-dire des cas (imaginaires ou non) qui susciteront des intuitions entrant en contra- diction avec les implications de cette thèse. Mais l’appel aux intui- tions peut aussi avoir un usage constructif : pour défendre une thèse, on peut accumuler un grand nombre de cas qui susciteront des intui- tions s’accordant avec cette thèse, si possible ne s’accordant qu’à elle. En ce sens, le rôle des intuitions en philosophie peut être comparé à celui que jouent les résultats des expériences dans les sciences de la nature : elles sont un moyen de mettre les théories à l’épreuve. Si la théorie passe le test (s’accorde avec l’intuition), elle pourra survivre 10 jusqu’au prochain test. Si la théorie rate le test et entre en contradic- tion avec l’intuition, la voilà en difficulté – il lui faut, soit s’avouer vaincue, soit expliquer comment elle peut être vraie tout en s’oppo- sant à notre intuition (par exemple, en montrant qu’elle est justifiée par autre chose que nos intuitions)1. L’omniprésence de l’appel aux intuitions Si nous remontons jusqu’à Platon, c’est pour bien montrer que la méthode de l’appel aux intuitions n’est pas une nouveauté dans l’his- toire de la philosophie, mais qu’elle la traverse. Dans l’Antiquité, Platon est loin d’être le seul à l’utiliser. Ainsi, on la trouve utilisée chez Aristote au sujet de l’action volontaire : On admet d’ordinaire qu’un acte est involontaire quand il est fait sous la contrainte, ou par ignorance. Est fait par contrainte tout ce qui a son principe hors de nous […] : si, par exemple, on est emporté quelque part, soit par le vent, soit par des gens qui vous tiennent en leur pouvoir. Mais pour les actes accomplis par crainte de plus grands maux ou pour quelque noble motif (par exemple si un tyran nous ordonne d’accomplir une action hon- teuse, alors qu’il tient en son pouvoir nos parents et nos enfants, et qu’en accomplissant cette action nous assu- rerions leur salut, et en refusant de la faire, leur mort), 1. J’ai beau chercher, il me semble que la philosophie est la seule discipline univer- sitaire où les intuitions jouent un rôle si important dans la justification et la défense des théories. Cela ne veut pas dire que les intuitions ne puissent jouer un rôle dans d’autres disciplines, mais ce rôle n’est pas le même. On peut distinguer trois grands rôles que peut jouer l’intuition (au sens large du terme) : (i) elle peut guider le cher- cheur dans la formulation de nouvelles hypothèses, (ii) elle peut servir, sur la base d’exemples, à expliquer une théorie et (iii) elle peut servir à justifier une théorie. Si l’on prend le cas de la physique, on peut voir que l’intuition y remplit les rôles (i) et (ii) : elle peut guider le physicien dans la formulation de nouvelles hypothè- ses et dans ses tentatives pour les prouver, et elle peut être utilisée pour expliquer des théories aux novices. Par contre elle n’y joue pas le rôle (iii) : les physiciens ne justifient jamais leurs théories en disant qu’elles sont intuitives. 11 pour de telles actions la question est débattue de savoir si elles sont volontaires ou involontaires. C’est là encore ce qui se produit dans le cas d’une cargaison que l’on jette par-dessus bord au cours d’une tempête : dans l’ab- solu, personne ne se débarrasse ainsi de son bien volon- tairement, mais quand uploads/Philosophie/ qu-x27-en-pensez-vous-texte.pdf
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- Publié le Sep 26, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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