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Esprit-Denett-Xavier-Kieft.doc 1 © Delagrave Éditions 2003 L’esprit Le fonctionnalisme selon Daniel Dennett ou : Dennett a-t-il perdu l’esprit ? Xavier Kieft Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. 1. Les enjeux d’une théorie Quel statut l’explication fonctionnaliste de la conscience accorde-t- elle à l’esprit ? Les concepts mentaux, tels qu’ils sont manipulés par les théoriciens matérialistes, désignent-ils bien leur objet ou ont-ils un rôle analogique ? Autrement dit : le fonctionnement de la conscience explique-t- il la conscience elle-même ou bien se situe-t-il en amont de celle-ci comme ce qui la rend possible ou la cause ? La réponse à ces interrogations doit permettre de mieux concevoir comment certains défenseurs du monisme matérialiste cherchent à résoudre le problème corps-esprit. En effet, si les concepts mentaux auxquels il est fait référence dans leurs théories ne correspondent pas à ce dont je fais moi-même l’expérience, alors les physicalistes dissimulent sous leurs explications ce qu’est réellement le mental par opposition au physique. Ceci soulignerait son irréductibilité. Si, par contre, les concepts qu’ils envisagent désignent bien ce qui est présent dans l’activité mentale ou intentionnelle, alors cette entreprise réussira à dissoudre le problème corps-esprit par l’assimilation de l’esprit au fonctionnement du corps. Au premier abord, si l’on parle de computation neuronale pour rendre compte de la pensée, il semble bien que lorsque je pense, je ne sens pas ma computation neuronale, et que je ne suis pas forcément conscient de cette Esprit-Denett-Xavier-Kieft.doc 2 © Delagrave Éditions 2003 activité computationnelle. Mais ceci n’est peut-être qu’un problème de vocabulaire. Mon ignorance des théories scientifiques ou la traduction en langage ordinaire de ce qui se passe dans ma conscience est susceptible de m’empêcher de concevoir mes pensées comme (le produit d’une) computation neuronale. Néanmoins la différence entre mon rapport immédiat à ma conscience et les théories de l’esprit témoigne peut-être d’une distance entre le contenu de l’explication scientifique et ce qu’est effectivement la vie psychique. Est-il donc seulement possible de concevoir l’esprit par le biais des notions de mouvement, de quantité, de parties, c’est- à-dire par les notions grâce auxquelles nous concevons les choses matérielles ? La réussite du programme fonctionnaliste serait la preuve que le corps et l’esprit ne sont pas deux choses incompatibles ni deux sortes de propriétés distinctes d’une même chose, et qu’ils peuvent être conçus et décrits de façon univoque. La pensée de Daniel Dennett, que l’on aurait trop vite fait de présenter comme le porte-parole contemporain d’un éliminativisme matérialiste, traduit le souci d’assurer au fonctionnalisme sa pertinence en ce qui concerne la résolution de ce problème. La théorie qu’il met en place s’efforce de maintenir la particularité des états mentaux, qui participent en tant que tels à l’activité consciente et n’ont plus alors un rôle uniquement surérogatoire ou d’accompagnement (de décoration) du processus cérébral. Certes, la conscience émerge de l’organisation du cerveau, mais elle n’est pas qu’un épiphénomène de l’activité cérébrale. L’objectif de cette présentation est d’abord de montrer comment l’explication qu’il propose, qui refuse tout compromis avec un dualisme des substances ou des propriétés, permet de rendre compte de l’esprit sans l’éliminer (§ 2). Mais, en se demandant si cette théorie, pour élégante qu’elle soit, ne laisse pas de côté ce qui fait au premier abord la particularité de l’esprit tel que chacun de nous en a l’expérience (§ 3-4), il faudra se demander dans quelle mesure la connaissance de l’esprit telle qu’elle peut nous être scientifiquement présentée n’est pas simplement métaphorique et non littérale (§ 5). 2. La stratégie de Dennett Dennett est l’inventeur d’une théorie dans laquelle les concepts mentaux sont les éléments d’une stratégie de prédiction1. Il distingue pour cela trois niveaux d’interprétation : le point de vue du physique qui permet de prédire le comportement d’un système à partir de sa constitution ou des lois de la physique, le point de vue du plan qui concerne le comportement d’un objet relativement à la fin pour laquelle il est construit tout en ignorant les détails de sa constitution, et le point de vue intentionnel. Pour comprendre et anticiper comment un être complexe va se comporter, nous pouvons supposer en lui des intentions, des volontés, des croyances, grâce à 1 Dennett 1978 : « Systèmes intentionnels » et 1987 : « Les vrais croyants ». Esprit-Denett-Xavier-Kieft.doc 3 © Delagrave Éditions 2003 l’agencement desquelles nous allons être capables de rendre compte de ses différents états successifs et de ses actions2. Si je lâche le dernier livre de Dennett, celui-ci va tomber car il est pesant : il s’agit là du point de vue physique. Si je règle mon réveil à cinq heures du matin et qu’il fonctionne correctement, celui-ci va me réveiller à cinq heures : il s’agit là du point de vue du plan, pour lequel je n’ai pas besoin d’être horloger pour pouvoir prédire le comportement du réveil. Si le petit Dan court dans la savane, c’est parce qu’il croit que s’y trouve un éléphant vêtu d’un pyjama et qu’il veut s’assurer de la vérité de sa croyance : ici l’interprétation en jeu est la stratégie intentionnelle, car la constitution de Dan telle que nous pouvons la connaître ne permet pas de prévoir ce comportement, et il n’a, semble-t-il, pas été programmé pour chasser un éléphant coquet. Dennett montre que ce dernier niveau est applicable aussi bien aux machines qu’aux animaux et aux hommes. Le plus simple pour anticiper le coup d’un ordinateur joueur d’échec est de considérer qu’il veut me battre, qu’il connaît les règles du jeu et qu’il croit que le coup qu’il va jouer est le meilleur possible. Il n’y a alors pas de différence radicale de nature entre les différents êtres du monde. Seul change le degré de complexité. Mais les concepts mentaux employés ne paraissent pas, à première vue, avoir à être aussi réels que les corps du monde physique, puisqu’ils sont les instruments théoriques de la perspective mise en place pour comprendre les comportements. Ils sont, de ce fait, susceptibles d’être définis par le rôle qu’ils tiennent dans la mise en œuvre de cette stratégie : telle croyance sera la “cause” du comportement du chien, de l’ordinateur, de Dan, mais ne se trouvera nulle part. Chaque état de conscience, chaque concept mental, reste, quand il est considéré tout seul, invisible. Dans la mesure où toute définition peut être conçue comme une élimination3, ces concepts, qui sont des éléments spéculatifs, ne semblent finalement pas désigner quoi que ce soit de réel et ne sont peut-être que des fictions interprétatives, réductibles à leur fonction théorique. S’ils sont réductibles, cela signifie-t-il que la notion d’esprit est une erreur de catégorie4 ou qu’il n’existe pas vraiment d’esprits dans le monde ? On considère souvent que des termes ne désignant aucun objet palpable ou visible ne sont que des fictions, par opposition aux objets réels. Mais sur ce point, la position de Dennett est aussi instable qu’originale : accusé à la fois d’être un instrumentaliste et un réaliste, il revendique l’entre-deux5. Les croyances (archétypes des concepts mentaux, voire métonymie de l’esprit) ne sont pour lui ni des objets réels, ni de pures inventions fantaisistes. L’esprit n’est pas une chose comme le corps dont il est l’esprit. Il n’y a d’abord que des comportements interprétables en termes de volontés et de croyances, selon la stratégie intentionnelle. L’intention de mouvoir un membre que je prête à quelqu’un, fût-ce moi-même, est d’abord un moyen 2 Dennett 1987 (ibid.) et 1996. 3 Quine 1987 : « Définition » et « Esprit versus corps ». 4 Ryle 1949. 5 Dennett 1998 : « De l’existence des patterns ». Esprit-Denett-Xavier-Kieft.doc 4 © Delagrave Éditions 2003 de comprendre et d’anticiper un certain comportement. Mais les intentions et l’ensemble du bagage psychologique sont aussi justifiés d’une autre façon : croire que l’on veut quelque chose, non seulement traduit, mais implique un comportement correspondant à cette croyance. La croyance devient alors l’une des causes du comportement qu’elle est susceptible d’expliquer. Si je crois que je veux quelque chose, et si cette croyance m’incite à agir d’une certaine manière, par exemple en m’efforçant d’acquérir la chose que je pense vouloir, alors cette croyance va devenir effective, même si elle est fausse ou si elle n’existe nulle part réellement dans le monde matériel – ce qui n’a aucune importance. Il se peut que ce que je crois soit faux (il n’existe pas d’éléphant en pyjama dans la savane), cela n’empêche pas que cette croyance puisse expliquer mon comportement. (1) Celui que j’ai vu jeter son chewing-gum est un cochon insouciant. fonctionne aussi bien comme croyance que : (2) Il se trouve quelque part dans la savane un éléphant vêtu d’un pyjama. Il se peut aussi que ma croyance ne s’exerce pas sur un objet précis ou sur le bon objet, voire qu’elle soit incompatible avec d’autres croyances au moment uploads/Philosophie/ kieft.pdf

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