C O L L E C T I O N S U P Sociologie de Marx H E N R I L E F E B V R E Professe
C O L L E C T I O N S U P Sociologie de Marx H E N R I L E F E B V R E Professeur à l'Université de Paris X PRESSES U N I V E R S I T A I R E S D E F R A N C E 1974 Dépôt légal. — i™ édition : i«r trimestre 1966 3e édition : 3 ® trimestre 1974 © 1966, Presses Universitaires de France Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays C H A P I T R E P R E M I E R Pensée marxiste et sociologie Cette brève étude s'inscrit dans ce qui a été appelé ailleurs : une nouvelle lecture de Marx1. S'agit-il d'une interprétation ? Non. Il s'agit d'abord d'une restitution, rendue nécessaire par le développement contradictoire de la pensée marxiste et du monde moderne. Situons notre propos actuel dans cette restitution et dans cette perspective. Rappelons le mouvement dialectique de la réalité et de la vérité. Nous commençons par ce rappel, et nous le retrouverons dans nos conclusions. Chemin faisant, nous approfondirons les hypothèses, nous développerons les thèmes : a) La religion, réalité, trouve sa vérité dans la philosophie. Ce qui signifie, en premier lieu, que la philosophie apporte la critique radicale de la religion ; en second lieu, qu'elle en dégage l'essence, à savoir l'aliénation initiale et fonda- mentale de l'être humain, racine de toute aliénation ; en troisième lieu, qu'elle peut en montrer la genèse. Cette vérité ne vient au jour qu'au cours d'âpres luttes, la philo- sophie naissant de la religion, se développant sur son terrain, i. Marx. Sa vie, son ouvre, avec un exposé de sa philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1964, coll. « Philosophes >, cf. pp. 42 et sq. Cf. aussi les Œuvres choisies, Gallimard, 1964, coll. « Idées 6 SOCIOLOGIE DE MARX engageant des combats difficiles et pas nécessairement victorieux. b) La vérité de la philosophie, considérée à son tour comme réalité, où se trouve-t-elle ? dans la politique. Les idées philosophiques, ou plutôt les représentations (du monde, de la société, de l'homme individuel) élaborées par les philosophes, ont toujours eu quelque rapport avec les combats et les enjeux de la vie politique, soit que les philosophes se prononcent contre les maîtres de l'heure, soit qu'ils accourent à leur aide. La raison humaine cultivée vient au jour par deux voies contradictoires et inséparables : la raison d'État (la loi, la capacité organisatrice de l'État, sa puissance idéologique) ; la raison philosophique (le discours organisé, la logique, la cohérence systématique). Au bout de ce long développement historique et dialectique, qu'y-a-t-il ? le système philosophico-politique parfait, l'hégélianisme. A cause de sa perfection achevée, il éclate. La critique radicale qui mène à bien cette opération en extrait les fragments utilisables : méthode (logique et dialectique) ; concepts (totalité, négativité, aliénation). c) Le politique et l'étatique se suffisent-ils ? Détiennent-ils et contiennent-ils la vérité de cette réalité, l'histoire ? Non. Cette thèse resterait hégélienne. La vérité du politique (et par conséquent de l'étatique) se trouve dans le social. Les rapports sociaux permettent de comprendre et d'expliquer les formes politiques. Ce sont des rapports vivants et actifs entre les hommes (groupes et classes, individus). Contraire- ment à ce que pensait Hegel, ce qu'il nommait « société civile » a plus de réalité et plus de vérité que la société poli- tique. Il est vrai que ces rapports sociaux n'existent pas d'une manière substantielle et absolue. Us ne subsistent pas « en l'air ». Ils ont une base matérielle : les forces produc- tives, à savoir les moyens du travail et l'organisation de ce travail ; mais les instruments et techniques ne s'emploient et n'ont d'efficacité que dans les cadres d'une division sociale du travail : en relation directe avec les rapports sociaux de PENSÉE MARXISTE ET SOCIOLOGIE II production et de propriété, avec les groupes ou les classes en présence (et en conflit). L'ensemble de ces rapports actifs permet de cerner la notion de praxis (pratique sociale). Cette théorie dialectique de la réalité et de la vérité ne peut se séparer d'une pratique. La théorie et la pratique se fondent sur une notion essentielle, le dépassement (qui les unit, parce qu'il est à la fois théorique et pratique, réel et idéel, situé dans l'histoire et dans l'action). Le dépassement marxiste comporte une critique de la synthèse hégélienne achevée dans laquelle le mouvement dialectique, le temps historique, l'action pratique se démentent eux-mêmes. La religion peut et doit se surmonter : on la surmonte déjà dans et par la philosophie. Le dépassement de la religion consiste dans sa disparition. L'aliénation religieuse, racine de toute aliénation, sera extirpée. En quoi consiste le dépas- sement de la philosophie ? Il diffère du dépassement de la religion ; il est plus complexe. Contre les philosophies tradi- tionnelles (y compris le matérialisme qui met l'accent sur la « chose » abstraite), il convient d'abord de réhabiliter le sensible, d'en retrouver la richesse et le sens. C'est ce qu'on appelle généralement le matérialisme de Marx. Le côté spéculatif, systématique, abstrait, de la philosophie dis- paraît. La philosophie ne disparaît pas purement et simple- ment. Elle nous laisse notamment l'esprit de la critique radicale et la pensée dialectique, saisissant ce qui existe par le côté éphémère, qui dissout et détruit : le négatif. Elle nous laisse des concepts, et ouvre un projet de l'être humain (épanouissement total, réconciliation du rationnel et du réel, de la spontanéité et de la pensée, appropriation de la nature en dehors de lui et en lui...). L'homme a une « essence » mais cette essence n'est pas donnée, biologiquement ou anthropologiquement, dès les premières manifestations de l'humanité. Elle se développe; elle est même l'essentiel (le résumé, la condensation actuelle et active) du dévelop- pement historique. 8 SOCIOLOGIE DE MARX L'espèce humaine a une histoire et l'homme générique se forme, lui aussi, comme toute réalité. Les philosophes n'ont pas seulement formulé de plusieurs façons différentes cette essence. Ils ont contribué à l'élaborer, à la constituer, en retenant certains traits décisifs du développement social, en le résumant. Le philosophe ne pouvait réaliser ce projet philosophique, d'ailleurs incomplet et abstrait. Le dépas- sement de la philosophie comprend donc sa réalisation en même temps que la fin de l'aliénation philosophique. Au cours d'un conflit qui peut devenir aigu avec l'État et la société politique, avec toutes les formes de l'aliénation (qui tendent, chacune pour son propre compte, en se posant comme des essences fixes, éternelles — la religion, la poli- tique, la technique, l'art, etc. — à devenir monde, c'est-à-dire totales et mondiales) et non sans métamorphoses, puisqu'il lui faut quitter la forme philosophique, la pensée humaine se réalisera dans le monde. Elle devient monde prati- quement. Le dépassement du politique comporte le dépérissement de l'État et le transfert aux rapports sociaux organisés des fonctions et de la rationalité accaparées par lui (auxquelles il superpose ses intérêts propres, ceux de la bureaucratie et de son personnel gouvernemental). Plus précisément, la démocratie contient le secret de la vérité de toutes les formes politiques ; elles aboutissent à la démocratie, mais la démo- cratie ne vit qu'en luttant pour se maintenir et en se dépas- sant vers la société délivrée de l'État et de l'aliénation poli- tique. La rationalité immanente aux rapports sociaux, malgré leurs conflits ou plutôt en raison de ces conflits stimulants et créateurs, est ainsi récupérée. La gestion des choses remplace la contrainte sur les hommes par le pouvoir d'État. Nous parvenons ainsi à une idée fondamentale. Les rap- ports sociaux (y compris les rapports juridiques de possession et de propriété) constituent le noyau de la totalité sociale : sa structure, médiation (intermédiaire) entre la « base » PENSÉE MARXISTE ET SOCIOLOGIE II (forces productives, division du travail) et les « super- structures » (institutions, idéologies). Sans exister substan- tiellement à la manière des choses, ils eurent la plus grande consistance. Ils peuvent dans l'avenir permettre la reconsti- tution de l'individu sur de nouvelles bases, au-delà de ce qui le niait, le réduisait à une fiction abstraite ou le rejetait en lui-même dans l'isolement. La rationalité immanente, constituée et développée à travers les luttes historiques des classes et des groupes (peuples, nations, fractions de classes), pourra s'épanouir. La praxis ne se réduit pas à cette ratio- nalité. Pour saisir dans toute son ampleur cette praxis, il faut aussi saisir l'action des forces étrangères à l'homme, celles de l'aliénation et de la raison aliénée, c'est-à-dire les idéologies. Il ne faut négliger ni l'irrationnel ni les capacités créatrices enveloppant et surmontant la rationalité imma- nente au social. Cette rationalité n'en est pas moins, avec ses problèmes, ses lacunes et ses possibilités, au centre de la praxis. Si nous allons jusqu'au cœur de la pensée de Marx (qu'il tient de Hegel, en la transformant), nous découvrons une recherche et une thèse générale sur le rapport entre l'activité humaine et ses œuvres. Nous reconnaissons le problème philosophique du uploads/Philosophie/ henri-lefebvre-sociologie-de-marx-1974-presses-universitaires-de-france-puf.pdf
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- Publié le Nov 08, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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