L’expression de « nombre sourd » apparaît au xiie siècle à la faveur de traduct
L’expression de « nombre sourd » apparaît au xiie siècle à la faveur de traductions d’ouvrages mathématiques arabes en latin. Selon la plupart des historiens des sciences, il s’agit là d’une erreur de traduction : méconnaissant la réalité mathématique qui se cache derrière le terme asam – l’irrationnel – , les médiévaux auraient privilégié le caractère concret du mot, à savoir ‘sourd’ ou ‘muet’. Loin d’être le fruit d’une ignorance scientifique, il me semble au contraire que cette expression a sa logique propre et témoigne de l’intense relation que les mathématiques et la musique ont entretenues depuis la plus haute antiquité. Ainsi, cette traduction acquiert-elle toute sa densité lorsqu’elle est mise en perspective avec son homologue, celle de « nombre sonore ». Toutes deux renvoient à une conception de l’univers, de la musique et des mathématiques qui a perduré dans les courants néoplatoniciens jusqu’à l’aube du xviie siècle. Néanmoins, ces deux expressions, nées dans le même berceau de pensée, ont connu des destins différents et parallèles en Occident. Ils se rejoignent à nouveau à la faveur des débats musico-mathématiques des xve et xvie siècles. Une traduction latine erronée ? L’usage scientifique du terme surdus commence avec Gérard de Cremone (1114-1187), à qui l’on attribue la première traduction d’Euclide transmis par le monde arabe1. On le retrouve aussi chez Adélard de Bath vers 11202. Brigitte V∆n Wymeersch FNRS – Université c∆tholique de Louv∆in Qu’entend-on p∆r « nombre sourd » ? e > 98 Brigitte V∆n Wymeersch Ces mathématiciens traduisent asam par surdus. Ils s’inspirent là de la ter- minologie arabe utilisée par Al-Khwârizmî (c.825) qui qualifie les nombres rationnels d’audibles, de sonores, et les nombres irrationnels, de sourds, d’inaudibles ou d’inexprimables3. La plupart des médiévistes et historiens des sciences estiment qu’il s’agit là d’une erreur de traduction comme il en existe beaucoup à une époque où la langue mathématique arabe est plus riche en concepts que la langue latine. Gérard de Crémone et Adélard de Bath auraient ainsi privilégié l’acception concrète du terme asam – surdus –, plutôt que sa signification abstraite – irrationalis –4. Selon eux, cette erreur est révélatrice de la dif- ficulté d’appréhender la notion d’irrationalité5. 1. « [iii] Linea recta quecumque linea fuerit a qua primum posita incipitur dicitur rationalis. Linee quo- que ei communicantes dicuntur rationales. Que vero ei sunt incommunicantes, dicuntur irrationales et surde. [iv] Omnis superficies data cum qua ratiocinatur dicitur rationalis. Superficies quoque ei communicantes dicuntur rationales. Que vero ei existunt incommunicantes, dicuntur irrationale et surde (...) Linea ex qua fit quadratum irrationale est irrationalis » Hubert L.L. Busard, The Latin Translation of the Arabic Version of Euclid’s Elements Commonly Ascribed to Gerard of Cremona (Leyde : Brill, 1984), Liber X, Definitiones, iii, iv, col. 233 ; voir l’ « Introduction générale » de Maurice Caveing dans : Euclide, Les éléments, éd. B. Vitrac (Paris : PUF, 1990), vol. 1, p. 71. 2. On distingue deux versions d’Adélard de Bath. Dans la première, l’occurence « surdus » apparaît bien à la place « irrationalis » (X, 80) ; dans la seconde version, « irrationalis » remplace « surdus » (X, déf. iii, iv) Busard, The first Latin translation of Euclid’s Elements commonly ascribed to Adelard of Bath (Toronto, 1983), Addendum 2, p. 398. Notons qu’à la même époque, Hermann de Carinthie traduit asam par mutus ; Busard, The transla- tion of Euclid’s Elements from the Arabic into Latin by Hermann of Carinthia (Leyde : Brill, 1968). 3. David E. Smith, History of Mathematics (New York : Dover publications, 1953), vol. II, p. 253. 4. « Lorsque le terme scientifique inconnu du latin se trouve être un mot-image, le traducteur peut rendre l’image, conférant ainsi brusquement une signification scientifique très particulière à des mots par ailleurs bien connus. Il y a là des pièges contre lesquels les latinistes doivent être mis en garde (...). Inutile d’insister sur les exemples bien connus des historiens des mathématiques : (...) surdus dans le sens d’irrationnel : alogos est compris comme ‘celui qui n’a pas la parole’, de là ‘sourd’ » ; Guy Beaujouan, « Le vocabulaire scientifique du latin médiéval », Par raison de nombres. L’art du calcul et les savoirs scientifiques médiévaux, éd. G. Beaujouan (Hampshire : Variorum, 1991), VIII, pp. 346-347. 5. « Comme on a pu le constater par les qualificatifs qu’ils ont suscités, ces nombres sourds, aveugles, muets ou privés de raison n’ont pas été d’un abord aisé, et certaines des difficultés qui leur sont liées paraissent « intemporelles » : ce sont des nombres qui ne peuvent pas se dire : la racine car- rée de 2 est √2 » Stella Baruk, « Irrationnel », Dictionnaire de mathématiques élémentaires (Paris : Seuil) p. 641. Qu’entend-on p∆r « nombre sourd » ? 99 < Cette notion d’irrationnel est en effet complexe. Durant l’Antiquité, plu- sieurs termes lui sont associés : a[rjrJhton, a[metron, ouj suvmmetron, ajsuvmmetron, oujk ejn ajriqmoi`Ö, ouj kata; lovgon, ejn oujdeni; lovgw/, a[logon6. Ils ne sont pas synonymes : leur contenu sémantique n’est pas rigoureusement fixé mais a varié au cours des siècles. Plus spécifiquement, chez Euclide, sous le concept d’irrationalité, on trouve des grandeurs incommensurables, c’est-à-dire qui n’ont pas de commune mesure (ajsuvmmetron) ; des grandeurs inexprimables, ineffables, indicibles (a[rjrJhton) ; ou encore des grandeurs irrationnelles, c’est-à-dire qui n’ont pas de rapport (a[logoi) 7. Les traductions modernes d’Euclide ne font plus aucune référence au côté « inexprimable » de ces grandeurs et utilisent le terme « irrationnel » dans une acception plus large, perdant par là certaines nuances du texte euclidien 8. Plus profondément, l’irrationalité est une notion désarçonnante car elle met à mal le système de pensée dans lequel elle est apparue, à savoir la philosophie pythagoricienne. Et c’est lorsqu’on l’inscrit dans cette sphère de pensée qu’on peut comprendre la pertinence de la traduction latine numerus surdus, et la cohérence de la terminologie d’Al-Khwârizmî. Musique et irrationalité chez les Pythagoriciens Les pythagoriciens considèrent que le nombre est la structure même des choses, la matière des êtres, ce qui leur donne forme et les rend intelligibles9. 6. Paul-Henri Michel, De Pythagore à Euclide. Contribution à l’histoire des mathématiques préeucli- diennes (Paris : Les Belles Lettres, 1950), p. 414. 7. Euclid, The Thirteen Books of The Elements, ed. Sir T. L. Heath (New York, Dover publications) Book X, vol. III, p. 10-13. 8. « It would appear that Euclid’s terminology here differed as much from that of his predecessors as it does from ours (...) As Euclid extends the signification of rational (rètos, litterally expressible), so he limits the scope of the term alogos (literally having no ratio) as applied to straight lines » Euclid, The Thirteen Books of The Elements, p. 12. 9. « Or il apparaît qu’ils [les pythagoriciens] estiment, eux aussi, que le nombre est principe, à la fois comme matière des êtres que comme constituant leurs modifications et leurs états » Aristote, Métaphysique, A, 5, 986, trad. J. Tricot (Paris : Vrin, 1953), t. 1, p. 43-44 ; « Ils estimèrent que les principes des mathématiques sont les principes de tous les êtres » Aristote, Métaphysique, A, 5, 985b, p. 41). > 100 Brigitte V∆n Wymeersch Connaître le nombre d’une chose, ou le rapport de nombres qui la caractérise – son ajriqmoi`Ö lovgoÖ – revient donc à connaître la chose elle-même10. Dans ce cadre, les expériences menées sur les hauteurs sonores par Pythagore sont fondatrices, car elles confirment l’intuition originelle que tout est nombre y compris des phénomènes aussi peu matériels que ne le sont les intervalles musicaux. Les principaux intervalles du système musi- cal grec sont en effet contenus dans la tétractys, suite des quatre premiers entiers. À partir de ces nombres fondateurs et par diverses manipulations arithmétiques, tous les autres intervalles du « système parfait » peuvent être déduits. Néanmoins, il existe au sein du réel des entités que l’on peut voir ou entendre mais auxquelles ne correspond aucun rapport de nombre, aucun logos : il s’agit de l’hypoténuse du triangle rectangle et du demi-ton. Il est communément admis que la découverte de l’irrationalité fut sus- citée par une application du théorème de Pythagore. La notion d’irrationnel aurait ainsi sa source dans la géométrie : la diagonale d’un carré n’est en effet pas commensurable au côté du carré. C’est une grandeur que l’on peut con- struire géométriquement, mais qui n’est pas exprimable en terme de nombres rationnels ou de rapports de nombres entiers : cette valeur est alogos11. Comme certains auteurs l’ont néanmoins souligné, si ce problème géo- métrique était important, le problème plus pratique de la division du ton en deux parties égales l’était peut-être plus encore12. Tout comme la recherche 10. « Et de fait, tout être connaissable a un nombre : sans celui-ci, on ne saurait rien concevoir ni rien connaître » Philolaos, Fragmente, dans Diels-Kranz, Fragmente der Vorsokratiker, 44 B 4, trad. de J.-P. Dumont dans Les présocratiques (Paris : Gallimard, 1988), Bibliothèque de la Pléiade, p. 503 ; « Car la nature du nombre est pour tout homme, cognitive, directrice uploads/Philosophie/ qu-x27-entend-on-par-nombre-sourd.pdf
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- Publié le Sep 04, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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