Qu'est-ce que la science ? De la philosophie à la science : les origines de la
Qu'est-ce que la science ? De la philosophie à la science : les origines de la rationalité moderne Philippe Fontaine Dans Recherche en soins infirmiers 2008/1 (N° 92), pages 6 à 19 Article Commençons par un constat indiscutable: la science domine aujourd’hui sans partage le champ du savoir. Cette domination est le résultat du progrès ininterrompu des sciences qui, à partir d’une origine commune avec la philosophie, se sont progressivement émancipées de la tutelle philosophique. Mais ce constat comporte déjà un paradoxe: nous articulons, au sein de la même proposition, le même terme, décliné tantôt au singulier, tantôt au pluriel; ce faisant, parlons-nous de la même chose? Et que signifie une telle distinction entre la science, et les sciences? L’unité même de la science ne se trouve-t-elle pas ainsi profondément remise en question? Mais précisément, pouvons-nous encore, aujourd’hui, parler de la Science? Nous ne pouvons espérer, semble-t-il, répondre à ces questions qu’en tentant de dégager ce qui fait l’essence même de la connaissance scientifique, ce qui ne se peut qu’au prix d’une enquête d’abord « archéologique », c’est-à-dire qui remonte aux origines de la pensée scientifique. Seule une telle reconstitution des conditions mêmes de l’avènement du savoir scientifique pour la pensée sera de nature à en éclairer l’évolution et l’état présent. 1 Une remarque préjudicielle s’impose: l’avènement de la science, au sens moderne du mot, constitue un événement proprement unique dans l’histoire de l’humanité. Ce qui s’est instauré en quelques siècles seulement en Occident ne s’était jamais produit nulle part, et les découvertes, émanant d’autres civilisations, que nous pourrions être tentés de qualifier de « scientifiques », n’ont jamais constitué un corpus de connaissances structuré, reposant sur la mise en œuvre d’une méthode expérimentale unique, s’exprimant sous la forme d’un système formel de lois mathématiquement énoncées. Comme le note le philosophe Karl Jaspers : « La science moderne est un phénomène dont on chercherait en vain l’équivalent dans toute l’histoire de l’humanité; elle est propre à l’Occident. La Chine et l’Inde n’en ont connu que de vagues prémisses ; quant à la Grèce, nous lui devons nombre d’idées géniales, mais qui sont restées sans rapport entre elles et qui ne sont pas allées plus loin. En quelques siècles, en revanche, voici que l’Occident a donné le signal de l’essor intellectuel, technique et sociologique, entraînant toute l’humanité dans son sillage. Actuellement, ce mouvement connaît une accélération démesurée. » [1] 2 Avant de prendre la mesure de cet avènement intellectuel sans précédent, précisons les termes de notre sujet. Le terme de « science » est emprunté au latin scientia, signifiant la « connaissance », au sens large, spécialement la « connaissance scientifique », prenant dès l’époque classique le sens du grec epistémè, « savoir théorique ». La science désigne d’abord un savoir-faire procuré par les connaissances jointes à l’habileté, puis dénotera, plus tard, les connaissances acquises sur un objet d’étude plus délimité. La science, tant du point de vue théorique que théologique, désignera de plus en plus une connaissance parfaite, précise, rigoureuse, de plus en plus soucieuse de formalisme (ce formalisme qui lui sera conféré, à l’époque moderne, par le recours généralisé à l’outil mathématique rendant possible une mise en équation des méthodes et des résultats de la recherche). L’évolution sémantique du terme de « science » renvoie à un certain nombre de moments décisifs dans l’histoire de la pensée occidentale, autant de « seuils d’émergence » à partir desquels s’est progressivement forgée la mentalité scientifique moderne, toujours davantage renforcée dans le sentiment de son universalité par la succession des succès théoriques et pratiques qu’elle ne cesse d’enregistrer, malgré quelques crises mémorables affectant ses fondements, à l’époque contemporaine. 3 Science et philosophie: une origine commune Dans un premier temps, la science se trouve purement et simplement assimilée à la philosophie, dans la mesure même où cette dernière se veut recherche systématique de la vérité, ce qui implique une démarche de rupture avec l’opinion (doxa), c’est-à-dire l’ensemble des « préjugés » qui nous tiennent lieu ordinairement de pensée. La philosophie est la science, le savoir véritable et authentique (epistémè), par exemple chez les philosophes grecs comme Platon ou Aristote, en tant qu’elle se donne pour projet d’atteindre le monde des Idées éternelles, immuables, afin d’échapper au monde trompeur et corruptible des apparences, de l’illusion et de l’erreur. Tel est le sens de l’allégorie dite de la Caverne, au livre VII de La République, de Platon. Les malheureux prisonniers décrits par Platon se trouvent enchaînés, pieds et mains liés, tournés vers le mur du fond de la caverne, sur lequel se reflètent des ombres, produites par des personnages qui, à l’extérieur, passent devant l’ouverture de la grotte, et portent sur leurs épaules des figurines représentant toutes sortes d’animaux ou autres personnages. Ces prisonniers entravés ne peuvent alors que confondre les ombres portées sur le mur du fond de la caverne avec la véritable réalité, les « modèles » portés par les personnages évoluant à l’extérieur. 4 Ces prisonniers ne sont autres que nous-mêmes, ordinairement esclaves de notre corps, de nos penchants, de nos désirs sensibles, de notre fascination pour les choses du monde qui nous entoure. Nous ne comprenons pas d’emblée que le monde sensible, le monde de la perception dans lequel nous baignons n’est que le royaume des ombres, un monde de simulacres, d’apparences et de faux-semblants. 5 Nous prenons pour réalité ce qui n’en est que l’apparence trompeuse, l’ombre portée. C’est donc à sortir de la caverne (avec l’aide des philosophes) que nous devons nous employer, dans un travail d’arrachement au monde du corps et des choses qui ne peut connaître de fin. Philosopher prend ainsi le sens d’« apprendre à mourir » (« mourir au corps », dit le Phédon, de Platon), c’est-à-dire apprendre à se libérer des tentations issues de notre nature corporelle, de nos inclinations et de notre sensibilité. Cette définition du projet philosophique, rigoureusement identique, dans un premier temps, à l’avènement du savoir scientifique, se maintiendra jusqu’à l’époque moderne, puisqu’un penseur comme 6 e Descartes, au XVII siècle, définira encore la méthode philosophique comme le fait d’« abducere mentem a sensibus » (détacher son esprit des sens), dès lors qu’aucune connaissance fiable, c’est-à-dire indubitable, ne peut provenir du corps et des organes des sens. La science, c’est-à-dire la philosophie, se pose ainsi en rupture avec l’ensemble des préjugés, des idées reçues, des opinions reçues en notre « créance », dit Descartes, depuis notre prime enfance. e Pour autant, il est remarquable que la Grèce antique n’ait pas développé de science, du moins au sens moderne de ce mot. Cette absence de constitution d’une véritable science constitue d’ailleurs une manière d’énigme au sujet de laquelle les spécialistes de la pensée grecque discutent à perte de vue. Pourquoi un peuple aussi doué que le peuple Grec, entre le VI et le IV siècle avant J.C. n’a-t-il pas été capable d’élaborer un savoir scientifique qui fût à la hauteur de la spéculation théorique qu’il a été par ailleurs capable de produire dans de nombreux domaines (comme la philosophie, mais aussi les mathématiques, par exemple) ? 7 e e Toutes sortes de réponses ont été apportées à cette question. Une chose est sûre, bien résumée par l’éminent helléniste qu’est Jean-Pierre Vernant ; selon lui, la philosophie s’est efforcée d’élaborer ses concepts, d’édifier une logique, et de construire sa propre rationalité: « Mais, dans cette tâche elle ne s’est pas beaucoup rapprochée du réel physique ; elle a peu emprunté à l’observation des phénomènes naturels ; elle n’a pas fait d’expérience. La notion même d’expérimentation lui est demeurée étrangère. Elle a édifié une mathématique sans chercher à l’utiliser dans l’exploration de la nature. » [2] 8 J.P. Vernant estime, pour sa part, que la culture grecque classique a fait le choix de privilégier la réflexion sur l’expérience sociale et politique (ce n’est pas un hasard si les Grecs « inventent » la démocratie en même temps que la philosophie), parce qu’ils n’ont cessé de considérer la vie publique comme le couronnement de l’activité humaine. L’homme, comme le dira Aristote, se définit comme « animal politique » autant qu’« animal raisonnable »; c’est dire qu’il ne se sépare pas du citoyen. 9 Pour cette raison, la pensée politique, et la réflexion sur l’organisation des rapports entre les hommes au sein de la Cité, l’a emporté décidément sur la pensée scientifique appliquée aux phénomènes de la nature. Comme le dit encore J.P. Vernant : « Pour la pensée grecque, si le monde social doit être soumis 10 au nombre et à la mesure, la nature représente plutôt le domaine de l’à-peu-près auquel ne s’appliquent ni calcul exact ni raisonnement rigoureux. La raison grecque ne s’est pas tant formée dans le commerce humain avec les choses que dans les relations des hommes entre eux. Elle s’est moins développée à travers les techniques qui opèrent sur le monde que par celles qui donnent prise sur autrui et dont le langage est l’instrument commun: l’art du politique, du rhéteur, du professeur. La raison grecque, c’est celle qui, de uploads/Philosophie/ qu-x27-est-ce-que-la-science-de-la-philosophie-a-la-science-les-origines-de-la-r.pdf
Documents similaires










-
35
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Fev 23, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.2615MB