Pierre Macherey (1938-…) Professeur émérite à l'Université Lille Nord de France
Pierre Macherey (1938-…) Professeur émérite à l'Université Lille Nord de France- Campus Lille III. (06/11/2002) QUERELLES CARTESIENNES Kant, qui espérait, par la voie de la critique, ramener la paix dans la philosophie, déplorait que l’ensemble de l’histoire passée de celle-ci se fût déroulée comme sur un Kampfplatz, un champ de bataille où, à tous les sens de l’expression, elle étale ses divisions. Effectivement, cette histoire a été jalonnée tout au long de son déroulement par de spectaculaires “querelles” : celle des amis des formes et des amis de la matière du temps de Platon; la querelle des universaux au Moyen-Age; la querelle des Anciens et des Modernes à l’époque classique; le Pantheismusstreit déclenché en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle qui a eu un retentissement en France avec un décalage de plusieurs dizaines d’années sous le nom de querelle du panthéisme; la querelle de la philosophie chrétienne au XXe siècle, pour ne citer que quelques épisodes saillants d’une épopée emplie de bruit et de fureur, où, comme s’il était impossible de discuter sans se disputer ou se chamailler, ne se sont jamais tues longtemps les aigres voix de la discorde et de l’invective. Et, bien sûr, cette ambiance permanente de controverse jette la suspicion sur le caractère rationnel, voire même raisonnable, de l’activité philosophique qui tend naturellement à transformer ses débats en affrontements dont l’allure est davantage politique que scientifique, et privilégie la violence, donc en dernière instance le conflit des volontés, sur la persuasion intellectuelle par voie d’arguments et de démonstrations en règle, pour faire valoir, c’est-à-dire en fait prévaloir, des thèses qui ne semblent ne pouvoir s’affirmer qu’en s’opposant et en cherchant à se détruire réciproquement. Précisons d’ailleurs que ces belliqueuses querelles, même si elles ont pu présenter au moment de leur déclenchement le caractère de bagarres personnelles mettant aux prises des protagonistes individuellement nommés et identifiés, se sont ensuite propagées à des communautés d’opinion élargies, 1 appelées à s’engager dans le débat ainsi amorcé, et sommées de se ranger sous la bannière de l’une ou l’autre partie, de choisir leur camp, dans le cadre de ce qui s’est ainsi mué en de véritables batailles rangées où l’on n’hésitait même pas à l’occasion à faire prendre les armes à des morts. Mais faut-il s’effaroucher de la combativité d’une démarche qu’Althusser, jouant à fond cette carte, a pu définir comme “lutte des classes dans la théorie” ? Le contraire du différend, tel qu’il sortirait de sa résolution, ce serait l’indifférence, résultant d’une artificielle neutralisation du travail de la pensée philosophique, sommée de se maintenir à tout prix sur une voie unique de développement, ce qui reviendrait peut-être à la supprimer en tant que philosophie. Et d’ailleurs, le moyen le plus efficace auquel un philosophe puisse recourir en vue de se faire comprendre n’est-il pas, en vue de polémiquer avec lui, de se donner un adversaire, plus ou moins fictif ou réel, dont la réfutation lui fournit un prétexte pour faire ressortir les aspects positifs de sa propre démarche ? Ce phénomène a aussi concerné l’histoire de la philosophie lorsque ce nom a plus spécialement désigné l’étude des doctrines des philosophes, étude qui a donné lieu à des débats qui ont pu être acharnés, et ont d’ailleurs contribué à restituer à cette discipline à part entière qu’est devenue l’“histoire de la philosophie” des enjeux proprement philosophiques ne concernant pas seulement la méthodologie de l’histoire des idées. C’est ainsi que, dans la seconde moitié du vingtième siècle, l’interprétation de la philosophie de Descartes a donné lieu en France à deux bruyantes querelles dont les échos résonnent encore aujourd'hui. Il y a eu, dans les années cinquante, celle qui s’est élevée entre Ferdinand Alquié, tenant d’une lecture “existentialiste” du cogito, et Martial Guéroult, partisan de l’ordre des raisons: cette discussion, en dehors de ses aspects particuliers, souvent assez techniques, portait plus généralement sur la question de savoir si lire un philosophe suppose l’examen de la genèse personnelle de sa pensée qui en fait une expérience mentale singulière, ou a pour unique propos de reconstituer une structure argumentative et démonstrative impersonnelle et essentielle prenant place dans une typologie globale des systèmes. Et puis, il y a eu, au cours de la décade suivante, la dispute qui s’est élevée entre Michel 2 Foucault et Jacques Derrida à propos de la lecture de quelques lignes de la première des Méditations Métaphysiques, discussion qui a pris rapidement un tour fort vif, voire même virulent, et dans laquelle la communauté des personnes s’intéressant à la philosophie a été, comme dans le cas de la précédente, largement prise à témoin et impliquée, ce qui, à partir de la considération de ce qui pouvait à une vue rapide apparaître comme un point de détail, a fait venir au jour des enjeux beaucoup plus larges concernant la nature du discours philosophique et des événements de pensée dont celui-ci est le lieu ou l’occasion. De ceci, il se conclut immédiatement qu’on n’a jamais fini de lire et de relire les “classiques”, pour autant que ceux- ci sont porteurs d’enjeux de pensée qui débordent l’époque pour laquelle ils ont été écrits. Qu’est-ce en effet qu’une grande œuvre philosophique comme les Méditations métaphysiques ? Ce n’est pas un répertoire où seraient consignées un certain nombre d’idées toutes faites qui y seraient déposées et en quelque sorte gelées dans l’attente de leur réactivation ; mais c’est une machine à forger des idées et des arguments, dans la forme d’une réflexion active et vivante dont la dispute ou la querelle est l’une des formes les plus voyantes. I - Le débat Alquié-Guéroult autour de la question du cogito L ’occasion du débat que nous allons retracer dans ses grandes lignes a été fournie par la publication, à quelques années de distance, de deux grands ouvrages consacrés à Descartes par des universitaires français de renom, où ceux- ci, poussant à fond des options interprétatives qui s’inscrivaient dans des contextes philosophiques alternatifs l’un de l’autre, dotaient du même coup cette pensée réputée “classique”, et reléguée à ce titre dans l’ordre du bien connu, de dimensions inédites par lesquelles elle se trouvait être en prise sur une brûlante modernité: l’histoire de la philosophie se trouvait par là même exhaussée au-dessus du statut qui lui ordinairement assigné de recension respectueusement fidèle des grandes pensées du passé, ce qui l’apparente à une commémoration funéraire ou à un rite muséal, pour devenir 3 un lieu où se produit effectivement de la pensée, dans la figure ardente du débat, et d’un débat dont, il faut le dire, les termes auraient sans doute été pour une grande part incompréhensibles de la part des contemporains de Descartes, pour ne pas parler de Descartes lui-même. Le premier de ces ouvrages, publié en 1950 aux PUF , est La découverte Métaphysique de l’homme chez Descartes de Ferdinand Alquié, qui met au cœur de sa lecture de Descartes “l’expérience de l’homme” sous ses formes les plus intimement personnalisées: de là la thèse selon laquelle la recherche de la vérité, à caractère apparemment gnoséologique, à laquelle Descartes s’est voué et à laquelle il a identifié sa démarche de philosophe, est indissociable d’une affirmation ontologique dont le ego sum, ego existo de la 2e Méditation constitue le témoignage par excellence. Il en résulte que, pour comprendre Descartes, au sens d’une opération mentale effectuée au présent et prenant le caractère d’une étroite adhésion au mouvement actif de pensée qui identifie cette philosophie, il faut reprendre cette pensée à sa source, en remontant jusqu’à l’engagement métaphysique, qui est aussi un acte de liberté, dont elle est issue comme d’une sorte de vécu primordial susceptible d’être assumé et partagé, donc revécu, par d’autres. Il s’agit donc de lire Descartes à la première personne et non en adoptant la neutralité objective du savant ou du théoricien désengagé qui établit une dissociation tranchée entre l’œuvre et l’homme: à la rigueur, on peut expliquer l’œuvre indépendamment de l’homme, mais on ne peut authentiquement la comprendre. Très logiquement, la position défendue par Alquié devait le conduire, d’un strict point de vue méthodologique, à mettre l’accent sur l’évolution de la pensée cartésienne, ce qui interdit de la réduire à un système d’idées se combinant abstraitement entre elles sur un même plan, donc, pour reprendre le langage de l’époque, à adopter le point de vue de la genèse contre celui de la structure. C’est suivant la logique de ce point de vue qu’Alquié réalisera par la suite, en 1963-1967, une très intéressante et utile édition chronologique des Œuvres philosophiques de Descartes (trois volumes parus aux éditions Garnier), destinée à mettre en valeur cette genèse de la pensée cartésienne, qui a suivi le cours d’une évolution temporelle obéissant à une nécessité 4 différente de celle qui commande la structure d’un système intellectuel dont tous les éléments sont par définition co- présents les uns aux autres. L ’autre ouvrage, paru trois ans plus tard aux éditions Aubier, est Descartes selon l’ordre des raisons de Martial Guéroult qui, adoptant un style de lecture inverse du précédent, se présente comme une uploads/Philosophie/ pierre-macherey-querelles-cartesiennes.pdf
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- Publié le Nov 26, 2022
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