1 Quelques aspects de l'histoire du concept d'intuition : d'Aristote à Kant Ger
1 Quelques aspects de l'histoire du concept d'intuition : d'Aristote à Kant Gerhard Heinzmann, Département de Philosophie, LPHS—Archives H. Poincaré, UMR 7117 Université de Nancy 2 § 1 Introduction "C'est une question indéterminée que de s'interroger sur le rôle de [l'intuition dans l'histoire de la philosophie], tant qu'on n’a pas choisi entre les significations diverses et contradictoires du mot [intuition]”1. En paraphrasant ainsi Jules Vuillemin, je n'ai pas l'ambition de parler sur son œuvre, mais de respecter et d'appliquer ce que ma formation philosophique lui doit : il m'a ouvert les yeux vers une sensibilité pour l'histoire de la philosophie tout en admettant l'interprétation historique à la lumière de l'outil logique et conceptuel moderne. Ainsi, la critique philosophique se distingue de la pratique scientifique bien plus dans la perspective que par rapport au standard scientifique adopté. En tant que terme philosophique, l'intuition semble être explicitement introduite comme traduction latine du terme επιβολη par Wilhelm von Moerbeke, un moine dominicain et collaborateur de St. Thomas2. Par contre, le champ semasiologique du mot "intuition" possède déjà des occurrences dans l'antiquité et est extrêmement vaste : il s'étend du Noûs aristotélicien et de la faculté de "voir" les idées (νοησις de Platonà la sensibilité (Kant) à l'intuition catégorielle (Husserl), à l'imagination (fantasia, Einbildungskraft), jusqu'à l'évidence, la croyance et la foi3, mais il comprend aussi l'informel et le non- rigoureux. Pour les uns, l'intuition est purement intellectuelle (Plotinpour les autres, elle ne donne de connaissance que des objets sensibles (Duns Scotus), d'autres encore connaissent une intuition sensible et intellectuelle (Poincaré) et, parfois, on l'exclut d'une connaissance philosophique (Moritz Schlick). Cette énumération suggère, à première vue, de distinguer trois utilisations, d'ailleurs non nécessairement indissociable, du concept d'intuition : 1 Cf. Vuillemin 1979, 67. 2 Cf. Ritter 1976, article "Intuition", 524. 3 Si l'objet de la croyance est une proposition, on pourrait définir la relation entre la croyance en tant que connaissance intuitive et la foi de la manière suivante : "une personne S connaît intuitivement que p" est caractérisé par les conditions suivantes: p est vrai, S possède de bonnes raisons de croire p; il n'y a pas de procédure pour mettre en doute la foi de S. La croyance serait alors décrit en tant que rationalisation d'une foi subjective, c'est-à-dire d'une connaissance intuitive qui est encore différente de la vision qu'ont de Dieu les bienheureux. 2 a) L'intuition conçue comme outil pour saisir des domaines scientifiquement inaccessibles. Souvent comparable à l'instinct, l'intuition en ce sens est un phénomène fréquent dans les traités littéraires, mystiques ou religieux mais également en philosophie. b) L'intuition comme instrument de l'invention scientifique. En ce sens, elle peut avoir une fonction heuristique ou normative-critique. Les représentations actuelles de figures géométriques sont un exemple pour la première fonction, la limitation, dans l'antiquité, à la considération des nombres carrés et des cubes dans l'algèbre, donc la prise en considération de l'intuition spatiale, exemplifie la deuxième fonction4. c) L'intuition comme base épistémologique de la connaissance. Si l'on voulait assurer au mot intuition, prise dans cette dernière perspective, le maximum de rendement sémantique, il désignerait une appréhension simple (directe, immédiate, sans concept) d'un objet ou de la validité dans un domaine de la connaissance, en opposition à une connaissance discursive, médiatisée, par démonstration. Or, simple possède autant de significations qu'il existe de sortes de complexité : absence de composition, absence d'inférence, absence de causes, absence de capacité de définir un terme, absence d'activité, absence de justification, absence de symboles, absence de pensée, etc. Tandis que le premier critère, absence de composition, semble, à première vue, nécessaire et suffisante5, le caractère suffisant des autres propriétés reste assez vague et dépendra du contexte donné. Notre tentative d'une caractérisation définitoire ne porte donc pas très loin, si l'on s'intéresse surtout au rôle que l'intuition joue en théorie de la connaissance. On pourrait donc essayer une caractérisation fonctionnelle. La distinction entre une connaissance "intuitive" et déductive (vocabulaire de Descartes) se trouve déjà dans la philosophie grecque. A quoi y sert-elle ? La réponse semble claire : afin de résoudre la difficulté rencontrée depuis Aristote et consistant dans le fait que le critère d'une croyance justifiée devrait être formulé en termes non normatifs6, pour lesquels la validité est naturelle ou ne se pose plus : à cette fin, Aristote introduit le Noûs et Descartes l'intuition. Or, supposée d'être une faculté soustraite au processus de l'apprentissage ou d'être au moins naturel, l'intuition semble bien être un candidat pour le critère recherché : elle permet de saisir en dernière instance une donnée conceptuelle ou empirique, schématique ou singulière. Ainsi, ce qui reste en 4 Cf. Volkert 1986, XVIII, 13. Diophant semble être le seul qui s'est libéré de cette norme limitative. 5 Descartes, cependant, semble affirmer le contraire : la composition d'intuitions peut être elle-même intuitive. (cf. Descartes, Méditations, Premières réponses, AT, vol. IX, 93). 6 Cf. Kim 1997, 34. 3 apparence à résoudre est la question si le type ou le token est l'élément primaire de notre connaissance. La réponse à cette question peut dépendre du fait si l'on juge que l'adéquation fournie par l'intuition est "entre la chose et la représentation" (token) ou si l'on croit qu'elle est "entre la représentation et le canon propre à en garantir la vérité" (type), c'est-à-dire, en termes employés par Vuillemin, si le système est dogmatique ou intuitionniste7. Cependant, nous allons voir que la manière dont on a posé le problème n'a pas d'issue. Il faudrait plutôt reconstruire la relation type-token dans une approche pragmatique qui examine les caractères de nos capacités à médiatiser entre la représentation, la chose et le canon propre à en garantir la vérité. Je crois que Poincaré appréciait bien Bergson parce qu'il trouvait chez lui une dualité que Merleau-Ponty exprimait en termes de l'intuition-coïncidence (passive) et de l'intuition effort8 (active). Je concède cependant que Vuillemin n'avait jamais partagé le point de vue pragmatique et je regrette que notre discussion ait été interrompue bien trop tôt. Quoi qu'il en soit, si l'on accepte de remplacer le modèle perceptif de la représentation par le "skill- model"9, on s'apercevrait que la fonction non-normative ou naturelle de l'intuition dans le modèle traditionnel devient insoutenable. Dans la suite, je me propose de montrer que l'on peut déceler dans chacune des théories de nos auteurs examinés des difficultés systématiques provenant du fait qu'ils ont attribué à l'intuition une fonction qu'elle ne peut remplir10. §1 Aristote Dans le dernier chapitre des Seconds Analytiques, Aristote se demande quel est le mode de connaissance des premiers (τα πρωτα) [principes] de syllogismes démonstratifs. Etant donné que l'intérêt philosophique d'un syllogisme consiste dans l'indication des causes (les prémisses) d'une proposition générale (particulière ou universelle) qui est la conclusion, une justification des prémisses selon le même modèle déductif conduirait à une régression à l'infini : les "premières" prémisses ne peuvent plus être déduits d'autres principes. Afin d'éviter une telle régression, Aristote introduit la notion de Noûs, souvent traduite par intuition11 : le Noûs est un certain habitus (hexis) qui nous fait connaître les principes, donc les propositions en question. 7 Cf. Vuillemin 1981, 24. 8 Cf. Clair 1996, 209-210. 9 Je dois cette expression à N. Rao. 10 Je remercie mes étudiants de Nancy et tout particulièrement Guillaume Thomas, de leurs contributions et critiques à mon cours sur l'intuition pendant les années 00/01 et 01/02. 11 Cf. e.g. J. Tricot, Les seconds Analytiques, Paris :Vrin 1987, 247. 4 Cependant, cette solution entraîne une de ces grandes difficultés d'interprétation, caractéristiques des textes d'Aristote. En effet, l'argumentation aristotélicienne nous montre qu'il faut imaginer l’acquisition des Premiers de la même manière comme (ουτω) le mouvement inductif partant de la sensation (αισθησις) et conduisant au général (καθολου) [cf. B19, 100b3-5] : "Il est donc clair qu'il est nécessaire pour nous de connaître les premiers [principes] par induction car de la même manière produit également la sensation l'universel". (δηλον δη οτι ηµιν τα πρωτα επαγωγη γνωριζειν αναγκαιον, και γαρ η αισθησις ουτω το καθολου εµποιει). Il y a là trois difficultés inséparables : 1° La relation entre l'induction (επαγωγη) et le Noûs 2° L'objet de l'επαγωγη 3° Le caractère de l'επαγωγη Dans les secondes Analytiques, le mot καϑολου (général) signifie au moins deux choses différentes : d'une part, il désigne un jugement universel respectivement une prédication dans sa forme éidétique (καϑ' ειδος 73b25-74a32), d'autre part il désigne la généralité d'un prédicat dans sa fonction différenciatrice (77a6-7). Et, dans le livre A de la Métaphysique, Aristote utilise justement le processus, désigné dans les seconds Analytiques par induction (επαγωγη)12, pour structurer nos capacités cognitives par une généralisation partant de la perception sensible qui est naturelle ( φυσει), simple, jusqu'aux universaux et au-delà jusqu'aux propositions universelles. Or, Jonathan Barnes a bien raison lorsqu'il note "que de nombreux commentateurs ont relevé en B19 une ambiguïté profondément enracinée : les "principes" d'Aristote vacillent entre propositions primitives et termes primitifs"13. On doit à Scholz14 le constat que la double signification de général (καθολου) se retrouve également en œuvre pour le principe ( αρχη) : en tant que raison, αρχη peut signifier uploads/Philosophie/ quelques-aspects-de-l-x27-histoire-du-concept-d-x27-intuition-d-x27-aristote-a-kant-pdf.pdf
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- Publié le Fev 25, 2021
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