LA NOTION DE TOTALITÉ DANS LES SCIENCES SOCIALES Author(s): Henri Lefebvre Revi

LA NOTION DE TOTALITÉ DANS LES SCIENCES SOCIALES Author(s): Henri Lefebvre Reviewed work(s): Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 18 (Janvier-Juin 1955), pp. 55-77 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40688912 . Accessed: 10/03/2013 20:54 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded on Sun, 10 Mar 2013 20:54:52 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions LA NOTION DE TOTALITÉ DANS LES SCIENCES SOCIALES par Henri Lefebvre La notion de totalité est une notion philosophique. Peut-être même doit-on la considérer comme une « catégorie » de la philo- sophie. Pas un philosophe digne de ce nom qui n'ait contribué à l'élaborer. Pas un philosophe digne de ce nom qui ne se soit efforcé d'atteindre une représentation de l'Univers comme tota- lité. L'empirisme, le pluralisme, dans la mesure où ils restent des philosophies, n'échappent pas à cette constatation. Soulignons ici, dès le début de cette étude, une distinction capitale. La notion de Totalité peut se comprendre de deux façons contradictoires : comme totalité close et fermée - comme tota- lité ouverte et mouvante. Quant on veut appliquer à des réalités concrètes, notamment aux réalités humaines et sociales, cette notion, les modalités d'application diffèrent profondément, selon l'interprétation du concept. Une totalité close exclut d'autres totalités ; ou bien l'on n'en considère qu'une, en niant les autres ; ou bien les totalités considérées restent extérieures les unes aux autres. Par contre, une totalité « ouverte » peut envelopper d'autres totalités, également ouvertes ; elles peuvent s'impliquer en pro- fondeur, etc.... La notion de totalité ouverte est d'ailleurs plus subtile, plus difficile à saisir que celle, très simple, de totalité close. Elle réclame un effort supplémentaire de réflexion. En ce qui concerne les philosophies, celles qui incarnent pour ainsi dire la notion de totalité close, se présentent comme des systèmes. La notion de totalité ouverte correspond à un autre type de recherche et de pensée philosophiques. Exprimons la chose autrement : il faut se garder de confondre « total » et « totalitaire » ; encore que la confusion soit assez fréquente, et qu'elle provoque un discrédit de la réflexion philo- sophique, considérée aisément comme systématique, métaphy- sique et totalitaire.... La pensée des philosophes n'opère pas dans le vide, dans l'abstrait, ou dans un domaine isolé et transcendant. Par consé- - 55 - This content downloaded on Sun, 10 Mar 2013 20:54:52 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions HENRI LEFEBVRE quent d'autres chercheurs peuvent parvenir aux mêmes notions que les philosophes, par d'autres voies. C'est ainsi que dans l'histoire de la connaissance, la philosophie et les sciences se rencontrent, se recoupent sans cesse, et constituent parfois des unités sans pour cela coïncider. Même dans les sciences expérimentales, le savant peut pressen- tir, à travers tel fait ou telle loi qu'il isole, une totalité confu- sément présupposée : la Nature, ou la connaissance humaine. Cette notion confuse tantôt paralyse la recherche, mais plus souvent peut-être la féconde. (Un exemple : la manière dont Pasteur concevait la nature, en généralisant intuitivement des structures symétriques ou dissymétriques.) Dans les sciences sociales, la notion de Totalité s'est imposée, lentement, d'une façon spécifique et d'ailleurs peut-être encore plus confuse que dans les autres sciences. A la représentation confuse et intuitive de la nature ou de la matière comme un tout correspondit d'abord la notion non moins confuse de la société comme un Tout. Puis la notion s'est élaborée, affinée, différenciée. Ainsi, les théoriciens et spécialistes des sciences sociales ont retrouvé pour leur propre compte la notion de Totalité, dans la mesure où ils ne se bornaient pas à la pure et simple descrip- tion de faits isolés. Cependant, la notion considérée est dans son fonds une notion philosophique. Son emploi dans un domaine concret pose des problèmes et ne va pas sans risques. Il doit s'examiner avec prudence et rigueur. La jonction de la philosophie avec les sciences (ici les sciences de l'homme et de la société), si elle réussit, a une importance considérable. Si elle échoue, cet échec aura lui aussi des conséquences graves.... Dès l'aurore de la philosophie, la notion de Totalité (unité et multiplicité indissolublement liées, constituant un ensemble ou un tout) apparaît comme essentielle. Les philosophes grecs la posent naïvement, dans le sens d'une objectivité immédiate, donnée, aisément saisissable. La nature, pour eux, contient des caractères contradictoires : unité et multiplicité, mobilité et profondeur, changements superficiels et lois (1). Hegel, dans ses Leçons sur Vhistoire de la philosophie, montre le sens des images naïves, fraîches et profondes, que nous trouvons chez Heraclite. Le feu créateur, absence complète de repos, passe sans cesse d'un élément ou aspect distinct à un autre, et contient leur unité. (1) « Le monde, un et tout, n'a été créé par aucun dieu, ni par aucun homme, mais a été, est et sera un feu éternellement vivant qui s'allume selon une loi et s'éteint selon une loi » (Clément d'Alexandrie, Stromates, t. V, p. 14, résumant la pensée d'Heraclite. Cf. Hegel, Leçons sur Vhistoire de la Philosophie, edit, alle- mande, t. I, p. 352). - 56 - This content downloaded on Sun, 10 Mar 2013 20:54:52 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions LA NOTION DE TOTALITÉ Commentant cette « objectivité héraclitéenne » dans son rapport avec les sciences, Hegel montre aussi que dès le début historique de la connaissance, les savants proprement dits (toujours plus ou moins spécialistes) ont péché par étroitesse. Ils n'acceptent pas sans réserve même la naïveté objective héraclitéenne, la plus simple notion de l'objectivité et de la totalité. Ils partent (et doivent partir) de faits, de « propriétés » analysées, classées en genres et espèces, de quantités séparées des qualités. Alors, ils croient partir des faits purs et simples, mais en vérité ils pensent ; ils ne peuvent pas ne pas penser ; ils emploient - sans le savoir - des catégories et notions ; ils conceptualisent mais le plus souvent sans le savoir et sans savoir comment, restant en deçà de la première notion philosophique de l'objectivité, celle d'Heraclite. « Si on les écoute ils observent, ils disent ce qu'ils voient, mais cela h* est pas vrai, car sans s'en rendre compte ils transforment ce qu'ils voient en concept.» Nulle part dans son œuvre, où cette critique de l'empirisme simple se répète souvent, Hegel ne l'a présentée d'une manière aussi convaincante qu'à propos d'Heraclite. Dans toute l'histoire de la science comme telle, se manifestera une certaine étroitesse, une certaine inex- périence dans le maniement des concepts (sauf quand le savant est aussi philosophe) et par conséquent une certaine incapacité à saisir les transformations, les mouvements (1). Après la philosophie réaliste naïve des premiers philosophes grecs, après 1'« objectivité héraclitéenne », la notion de totalité se dédouble contradictoirement. Elle se développe dans deux directions incompatibles ; nécessairement, le conflit s'aggrave entre deux interprétations, qui d'ailleurs interfèrent et se mêlent. Tantôt la totalité est conçue comme close, fixée, donc comme transcendante aux phénomènes et à la multiplicité donnés, donc comme métaphysique, ce qui ne va pas sans difficultés insolubles (l'absolu, ou Dieu, est le Tout, et il n'est pas tout, etc.). Tantôt la totalité se conçoit comme immanente, donc de façon natu- raliste ou matérialiste, et plus ou moins clairement comme mouvante et ouverte. (1) Engels a repris dans Y Anti-Duhring ces réflexions de Hegel. L'art de manier les concepts n'est pas inné ; la philosophie l'élabore dans la logique et la dialec- tique. Cependant les métaphysiciens arrivent à manier habilement des concepts fixes, isolés, séparés du contenu. La correspondance entre les réflexions de Hegel et celles d'Engels est indiquée par Lénine, dans les Cahiers Philosophiques, sur l'histoire de la philosophie de Hegel, à propos précisément d'Heraclite. Cf. aussi la très intéressante lettre d'Engels à Marx, 30 mai 1873. Il critique la «mauvaise éducation » des savants au point de vue de la méthodologie générale (logique et dialectique). Il attaque de manière vive et amusante le pur empirisme et le posi- tivisme selon lequel le phénomène dissimule l'inconnaissable, et la chose-en-soi : Que penserions-nous d'un zoologue qui dirait : ce chien semble avoir quatre pattes ; mais en réalité il n'en a pas du tout, ou peut-être qu'il en a quatre millions. - 57 - This content downloaded on Sun, 10 Mar 2013 20:54:52 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions HENRI LEFEBVRE Nous n'avons pas ici à suivre cette élaboration laborieuse, complexe, de la notion philosophique. Mais il nous faut en sou- ligner un aspect. Dans les uploads/Philosophie/lefebvre-h-la-notion-de-totalite-dans-les-sciences-sociales.pdf

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