DES ORNITHORYNQUES ET DES CONSONNES DOUBLEMENT FLOTTANTES. POUR UNE THEORISATIO
DES ORNITHORYNQUES ET DES CONSONNES DOUBLEMENT FLOTTANTES. POUR UNE THEORISATION UNIFIEE DE LA LIAISON Hommage à Pierre Encrevé, phonologue variationniste Sophie Wauquier1, Université Paris 8 / UMR 7023 « - Comment allez-vous ? (qu’ils prononçaient tous deux « commen allez- vous » sans faire la liaison du t), liaison qu’on pense bien qu’une fois rentré à la maison je me faisais un incessant et voluptueux exercice de supprimer ». Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 504. 1. L’ornithorynque comme métaphore utile en phonologie Jakobson & Waugh convoquent à la page 75 de La charpente phonique du langage, ce petit animal rare et bien étrange, qui les conduit à reformuler l’adage bien connu selon lequel « l’exception confirme la règle », en ce qu’elle peut s’interpréter comme une manifestation particulièrement insolite de variation structurelle2. Ce texte nous interroge sur la place que l’on doit accorder aux manifestations les plus variées, bizarres et inattendues d’un phénomène phonologique dans l’analyse structurelle de la variation. En d’autres termes, ceci pourrait se formuler ainsi : l’hétérogénéité empirique dans ses manifestations les plus insolites doit-elle légitimement nous amener à renoncer à la possibilité d’une explicitation théorique unifiée et homogène ou doit-elle nous y encourager, au contraire, puisqu’elle permet l’explicitation des liens structurels existant entre des phénomènes apparemment différents, aux réalisations les moins attendues et les plus erratiques mais pourtant structurellement apparentés ? A cette question, s’emparant de l’ornithorynque phonologique qu’est la « liaison sans enchaînement » (LSE, par la suite), Pierre Encrevé (1988) avait répondu, par une proposition unifiante soutenant que, non seulement la LSE relevait du même formalisme que la liaison enchaînée (LE, par la suite), mais qu’elle était par sa variété même, le locus variationis manifestant par excellence les caractéristiques 1 Tous mes remerciements à J. Brandão de Carvalho et Ph. Ségéral pour leur lecture de la version initiale de ce texte. 2 « Tant que l’echnidé d’Australie et l’ornithorynque de Tasmanie (animaux pondeurs) étaient inconnus des zoologues, ceux-ci pouvaient considérer la reproduction vivipare comme une propriété essentielle de tous les mammifères. La découverte des animaux ovipares [...] amena à redéfinir la viviparité comme une propriété, non plus générale, mais très largement majoritaire. De même, s’il s’avérait que les propriétés linguistiques supposées universelles sont en fait des quasi-universaux, et que parmi les mille et quelques langues plus ou moins connues des chercheurs, un tout petit nombre, devient isolèment des structures utilisées par la grande majorité, nous aurions toujours affaire là qu’à des exceptions qui n’auraient d’autre conséquence que de nous inviter à explorer les conditions internes et externes de telles anomalies, et à rechercher pourquoi justement, les propriétés en question sont quasi universelles. » R. Jakobson & E. Waugh, La charpente phonique du langage, p. 75 2 structurelles de ce phénomène de sandhi en français (Encrevé, 1988 ; Encrevé & Scheer, 2005 (a) et (b)). Une logique inverse préside à l’interprétation lexicaliste du phénomène de la liaison développée et amplement diffusée à partir Bybee (2001) et reprise par Chevrot, Fayol & Laks (2005). Cette conception, enterre délibérément « LA » liaison et fait du même coup « DES » liaisons, dans la variété de leurs manifestations empiriques, le paradigme de l’objet phonologique qui s’interprète au cas par cas. « Les données de diverses sources présentées et interprétées ici remettent en question deux faits bien établis dans l’analyse phonologique de la liaison : la conception des CL comme consonnes finales latentes et l’homogénéité du phénomène. Ce qu’on appelle liaison fait intervenir un ensemble de consonnes distinctes, essentiellement des segments épenthétiques, mais également des consonnes initiales de mot et des consonnes finales fixes dans des formes de liaison supplétives. Ces dernières sont limitées à un nombre restreint, et probablement en régression, d’adjectifs prénominaux. À ces catégories pourraient encore s’ajouter des CL préfixales, comme le [z] marquant le pluriel. Il importe maintenant d’explorer plus à fond les effets empiriques et la signification théorique de cet éclatement du processus de liaison. [...] Ces conclusions suggèrent notamment l’absence de segments flottants et la tendance à maintenir des formes lexicales uniques et invariantes au cours de la dérivation » Côté (2005), Le statut lexical de la liaison, Langages, 158, p.76. Les données apportées par Côté à l’appui de cette démonstration sont, outre les données de production tirées d’Encrevé (1988), Tranel (1995, 2000), du corpus d’Agren (1973) ou d’exemples isolés, des données psycholinguistiques plus récentes, résultant de travaux en perception ou en acquisition. Elles mettent, prioritairement à tout autre conditionnement de la liaison, l’accent sur la variété des réalisations observées et avancent que les comportements des locuteurs-auditeurs de tous âges en production, perception et acquisition, sont essentiellement conditionnés par la fréquence d’usage des constructions où apparaissent les liaisons (Bybee, 2001). Cette conception tendant à envisager la liaison comme un phénomène « éclaté » « hétérogène » résulte sans aucun doute, et de la multiplication de données de production, de perception et d’acquisition, et de la multiplicité des interprétations possibles qui ont été faites de la liaison, qui a servi de banc d’essai à toutes les théories phonétiques et phonologiques traitant du français3. Les premiers résultats de l’analyse du vaste corpus PFC (Phonologie du français contemporain) proposée par Durand et Lyche (2007)) confirment cette tendance. On ne peut que se féliciter de la manière dont les grands corpus tels que PFC affinent et renseignent notre connaissance du français dans la variété de ses usages. On doit par ailleurs effectivement faire le constat d’un tableau empirique complexe interrogeant les hypothèses théoriques disponibles. Mais la variété des données entraîne-t-elle obligatoirement en retour l’impossibilité de toute théorie unifiée ? La mise en cause de l’existence de « consonnes flottantes », c’est-à-dire d’objets phonologiques spécifiques abstraitement représentés et permettant l’explication- au moins partielle- des données au profit d’une conception descriptive « éclatée » de la liaison, ainsi que l’hypothèse du stockage de constructions encodant la fréquence de co-occurrences ne sont pas sans conséquence. Elles se laissent au final ramener à la mise en cause de la liaison comme un « sandhi », c’est-à-dire un phénomène proprement phonologique du français, au profit d’une conception ne distinguant pas explicitement représentations phonologiques et lexicales et écartant la question de 3 Pour une discussion sur les avantages respectifs de ces diverses interprétations pour les données de psycholinguistique (Wauquier-Gravelines 2005). 3 l’existence, en français, de processus phonologiquement conditionnés entraînant des réorganisations et restructurations syllabiques sur les frontières de mots. Or si l’on pousse cette logique à son terme, cela revient à dire que la liaison ne relève pas de la phonologie mais du lexique, ou alors que la phonologie n’est pas fondamentalement différente du lexique et que dans ce cas précis, l’existence d’un niveau autonome et représentationnel de la grammaire appelée « phonologie » n’est pas légitime. Je ne discuterai pas ici de cette question, ni de la validité de cette position théorique pour les données adultes, ni en production, ni en perception4. Mais je montrerai que, contrairement aux arguments avancés dans Côté (2005), Chevrot et al. (2005), Dugua (2006), les données d’acquisition n’apportent aucun argument dirimant permettant d’avancer sérieusement que les consonnes flottantes n’existent pas et que, sur la base de telles données, la consonne de liaison nécessite un traitement théorique « éclaté ». Par ailleurs, je rappellerai qu’un modèle lexical ramenant la variation à la fréquence d’usage tel qu’il est proposé par Bybee (2001), repris par Chevrot et al. (2005) et Dugua (2006), fait des prédictions problématiques eu égard à ce que produisent les enfants. Je montrerai au contraire que la démarche variationniste unificatrice, développée en phonologie par Pierre Encrevé et l’apport original à la théorie autosegmentale qu’ont permis l’étude de la liaison non enchaînée et du non- enchaînement des consonnes fixes, offre un cadre théorique susceptible d’être étendu aux données de d’acquisition et d’assurer ainsi une continuité entre modèles adultes et structures développementales. 2. « La » liaison / « les » liaisons 2.1. Ce qu’on sait à propos de la liaison La liaison est un phénomène de sandhi externe se produisant sur la frontière gauche des catégories lexicales majeures en français et qui donne lieu à un double phénomène. Quand deux voyelles sont en contact sur une frontière lexicale, une consonne (consonne de liaison = CL par la suite) peut apparaître, qui sera le plus souvent - mais pas obligatoirement - resyllabée à l'attaque du second mot [1] « un éléphant » : « un » [E)] + « éléphant » [elefA)] est produit [E)nelefA)] [2] « un enfant » : « un » [E)] + « enfant » [A)fA)] est produit [E)\nA\)fA)], Les occurrences observées sont traditionnellement classées, depuis Delattre en trois catégories qui manifestent effectivement un large éventail de variation : i) Les liaisons « obligatoires » toujours (ou quasiment) toujours réalisées et enchaînées [3] [E)nA)fA)] « un enfant », [4] [A)nameRik] « en Amérique » [5] [nuzalO)] « nous allons » [6] [tutaku] « tout à coup » ii) Les liaisons optionnelles [7] [desOldazA)glE] / [desOldaA)glE] « des soldats anglais » [8] [Z´vEzeseje] / [Z´vEeseje] « je vais essayer » uploads/Philosophie/ faire-signe-vf.pdf
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- Publié le Jui 27, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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