Qui a autorité pour parler du temps ? Étienne Klein Le temps est cette sorte de
Qui a autorité pour parler du temps ? Étienne Klein Le temps est cette sorte de fluide dont nous répétons qu’il transporte tous les objets, qu’il vieillit les êtres, altère et use les choses, ronge les roches, améliore les sociétés et les vins. Mais dire cela ne suffit guère à révéler sa véritable nature. Qu’est-ce donc, au fond, que le temps : est-il comme notre langage le raconte ? Comme nous croyons le percevoir ou le vivre ? Comme le représentent les physiciens ? Comme le pensent les philosophes ? A priori, ce sont vers ces derniers, les philosophes, que l’on devrait se tourner, tant la question du temps a été et demeure l’une de leurs grandes affaires. Mais on se heurte alors à deux difficultés. La première tient à ce qu’ils ne sont pas tous d’accord entre eux : les discours philosophiques font du temps tantôt le principe du changement, tantôt l’enveloppe de toute chronologie ; tantôt ils l’assimilent à la furtivité, tantôt à une arène statique, en attente de ce qui viendra s’y produire ; tantôt ils le conçoivent comme un être purement physique, ou, au contraire, comme un produit de la conscience… La seconde difficulté, corrélative de la première, tient à ce que la philosophie elle-même se trouve comme clivée par la question du temps, au sens où elle répartit en deux catégories étanches ses différentes doctrines. Pour les unes (les philosophies dites « du concept », Aristote, Leibniz…), le temps doit être pensé comme un simple ordre d’antériorité ou de postériorité, sans qu’aucune référence ne soit faite à la conscience, ni même à la présence, d’un observateur : la seule chose qui existe, ce sont seulement les relations temporelles entre événements ; le temps apparaît alors comme un ordre de succession qui déploie des chronologies objectives et définitives. Pour les autres (les « philosophies de la conscience », Bergson, Husserl et, en tout premier lieu, saint Augustin), le temps est un passage, le passage d’un instant particulier, le transit du présent vers le passé et de l’avenir vers le présent, qui ne peut être décrit et pensé qu’en faisant intervenir la présence d’un sujet : le temps n’est plus un ordre chronologique, mais une dynamique dont le moteur serait lié à la subjectivité. Laquelle de ces deux écoles de pensée choisir ? Difficile de dire, et pour cause. L’idée selon laquelle le temps n’existerait pas en tant que tel en dehors du sujet doit se confronter à une donnée factuelle, qui constitue pour elle une difficulté notable : au cours du XXe siècle, les scientifiques ont pu établir que l’univers a un âge au moins égal à 13,8 milliards d’années, que la formation de la Terre a eu lieu il y a 4,45 milliards d’années, que la vie y est apparue il y a 3,5 milliards d’années et que l’apparition de 1 l’homme ne remonte, elle, qu’à 2 petits millions d’années. Que disent brutalement ces nombres ? Que l’humanité, espèce toute récente, n’a pas été contemporaine de tout ce que l’univers a connu ou traversé, et qu’il s’en faut de beaucoup : 2 millions d’années contre 13,7 milliards, cela fait un rapport de 1 à 6850… L’univers a donc passé le plus clair de son temps à se passer de nous Dès lors, si l’on défend l’idée que le temps serait subordonné au sujet et ne pourrait exister sans lui, on voit surgir le problème : comment le temps a-t-il bien pu s’écouler avant notre apparition ? Ce « paradoxe de l’ancestralité » a été pointé du doigt par de nombreux auteurs, à juste titre. Car cantonner le temps dans le sujet, ou vouloir que le temps n’ait de réalité que subjective, n’est-ce pas s’interdire d’expliquer l’apparition du sujet dans le temps ? Mais si, au contraire, on considère que le temps existe et passe indépendamment de nous, alors il reste à identifier et à caractériser le « moteur du temps », c’est-à-dire le mécanisme secret qui fait que dès qu’un instant présent se présente, un autre instant présent apparaît, qui demande au précédent de bien vouloir aller se faire voir ailleurs et prend aussitôt sa place, avant qu’un autre instant présent l’envoie lui-même se promener dans le passé, prenne sa place dans le présent, et ainsi de suite. Tétanisés par la difficulté de ces problèmes, nous pourrions trouver quelque réconfort intellectuel à considérer que le temps n’est qu’un mot désignant un être qui ressemble à notre façon de le dire. Mais on prend vite conscience de la gravité d’un paradoxe : alors que le mot « temps » ne donne lieu à aucune difficulté quand il est engagé dans le train rapide d’une phrase ordinaire, il devient très embarrassant dès qu’on le retire de la circulation pour l’examiner ; sitôt isolé des mots qui l’entourent, extrait du flux verbal où on l’a mis, il se change en énigme et devient un tourment terrible de la pensée. Le temps est-il une substance particulière ? Existe-t-il par lui-même ? Dépend-il des événements ? On découvre alors que l’usage du mot temps a beau être des plus fréquents, il ne mène à nul éclaircissement de la réalité qu’il prétend dénommer. Dire le temps, ce n’est pas le désigner. Le temps n’est manifestement pas une « chose » au sens usuel du terme : sa réalité est plus subtile que celle d’une table ou d’une chaise. Une difficulté supplémentaire tient à ce que notre pensée du temps est grandement tributaire du rapport existentiel que nous entretenons avec lui. Les phénomènes temporels dont nous sommes les objets ou les témoins nous font croire qu’il leur ressemble ou les résume, ce qui nous conduit à lui attribuer autant de qualificatifs qu’il y aurait de temporalités différentes : ainsi parlons de temps prétendument « vide », « accéléré », 2 « cyclique », « psychologique », « biologique », « géologique », « cosmologique », comme si le temps se confondait avec les divers déploiements qu’il rend possibles et qui lui servent de décor ou d’habit. Mais un temps ayant des allures d’arlequin serait-il encore pensable ? Enfin, le temps est victime d’abus de langage. « Pour le dire, nous avons bien peu de locutions justes, beaucoup d’inexactes », disait déjà saint Augustin dans Les Confessions. La polysémie du mot temps s’est même tellement déployée au fil des siècles qu’il sert désormais à désigner tout aussi bien la succession, la simultanéité, la durée, le changement, le devenir, l’urgence, l’attente, l’usure, la vitesse, le vieillissement, et même l’argent ou la mort… Cela fait à l’évidence trop pour un seul mot. Un décrassage sémantique s’impose donc. Mais comment l’opérer ? À partir de quelle base ? La physique, si efficace depuis qu’elle s’est mathématiquement saisie du temps en en faisant un paramètre de ses équations, permet de procéder à un « nettoyage de la situation verbale », pour reprendre les mots de Paul Valéry. Pour l’effectuer, il suffit de tenter de déchiffrer et de traduire ce que les équations les plus fondamentales de la physique diraient du temps si elles pouvaient (en) parler. Mais un doute finit par surgir. Un doute terrible, à propos des mots avec lesquels s’est dite la révolution newtonienne… Chacun sait que c’est Newton qui a introduit en physique la variable t dans les équations de la dynamique et qu’il a choisi de la baptiser « temps ». Mais par quel cheminement intellectuel et en vertu de quelle conception préalable du temps a-t-il fait ce choix ? Et à partir de quelles connaissances a-t-il pu le re-connaître sous les traits d’un être mathématique aussi rachitique ? En toute logique, il aurait dû le nommer autrement, puisque ce temps physique, qu’il inventait, ne ressemble en rien à ce que nous associons d’ordinaire au mot temps. Il n’a même aucune des propriétés que nous attribuons spontanément à l’idée de temps : dématérialisé, abstrait, ce temps t n’a pas de vitesse d’écoulement puisque lui en attribuer une supposerait que le rythme du temps varierait par rapport au... rythme du temps ; il n’a pas non plus les caractéristiques des phénomènes temporels qui se déroulent en son sein, alors même que nous parlons du temps comme s’il se confondait avec eux ; il est homogène, c’est-à-dire ne change pas au cours du temps sa façon d’être le temps, c’est-à-dire ne dépend pas de lui-même et que tous ses instants ont le même statut ontologique… S’agit-il là du vrai temps, ou seulement d’un temps amaigri ou incomplet ? Voire de tout à fait autre chose ? D’où cette seconde question, en forme de raisonnement contrefactuel : que se serait-il passé si Newton avait choisi d’appeler « truc » - plus exactement « trick » en bon anglais - la variable t ? Aurait-on jamais songé à interroger les physiciens sur leur conception du 3 temps ? Ils se seraient contentés d’organiser des colloques en cercles fermés à propos de ce « truc » ou « trick » apparu au XVIIe siècle dans le champ de uploads/Philosophie/ qui-a-autorite-pour-parler-du-temps-281017.pdf
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- Publié le Sep 10, 2021
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