Regard phénoménologique sur la psychanalyse La critique de Michel Henry Par Éti
Regard phénoménologique sur la psychanalyse La critique de Michel Henry Par Étienne Pelletier Université de Montréal Décembre 2013 Résumé Un aperçu de la critique de la psychanalyse freudienne telle que formulée par Michel Henry dans son ouvrage Généalogie de la psychanalyse (1985), ainsi que les contre- arguments proposés par Mikkel Borch-Jacobsen (Le Lien affectif, 1992). Henry rejette la notion d’inconscient au profit d’une auto-affection radicale de soi, reléguant ainsi l’inconscient freudien à la tradition philosophique de la phénoménalité ekstatique, soulignant son affiliation à une généalogie de la représentation. Or, il semble que Michel Henry lui-même s’y inscrive également. Peut-on maintenir l’existence d’un inconscient, et si oui, comment devrait-on le concevoir? 1 La critique que Michel Henry fait du freudisme prend racine dans son approche phénoménologique : il lit Freud comme un philosophe et retrace la « généalogie de la psychanalyse » pour démontrer son affiliation à la tradition philosophique. Remontant au Commencement cartésien et aux implications du cogito comme conscience s’apparaissant à elle-même, il tente de prouver que Freud n’est pas le maître du scepticisme que l’on imaginait, mais l’héritier tardif d’une tradition perpétuant certaines erreurs philosophiques, notamment la conception d’une conscience toujours empêtrée dans le langage de la représentation, celui de la phénoménalité ekstatique (LA, 192-31). À travers une relecture de la métapsychologie, il relève les apories dans ses concepts et cherche à comprendre ce que Freud a voulu pointer sans y parvenir – car sa thèse est qu’il tente de rendre compte de l’épreuve de soi, de la vie qui ne peut s’échapper. Tout en reconnaissant cette intuition, il se montre très sévère, surtout quant aux implications philosophiques du freudisme sur la vie. Car ses attaques servent le projet philosophique de leur auteur, qui cherche à redéfinir la vie comme être excluant toute ekstase2 au profit d’une pure affection, d’un s’éprouver soi- même. La vie, pour Henry, ne peut apparaître ou s’apparaître à elle-même sous le mode de la représentation, elle le fait sous celui de l’affectivité, de la pure immanence qui se distingue de toute extériorité : auto-affection antérieure à toute affection ekstatiques. La lecture de Mikkel Borch-Jacobsen, suivant de près les arguments de Henry, permettra de nuancer certains propos, et à partir du primat de l’affectivité, de défendre la thèse d’un inconscient que Henry récuse presque complètement, du moins en dehors de l’autoaffection. 1 Mikkel Borch-Jacobsen, « L’Inconscient malgré tout » in Le Lien affectif. Paris, Aubier, 1992. 2 L’orthographe employée par Henry varie, mais on conservera celle-ci afin d’insister sur l’étymologie d’ek-stasis et souligner son affiliation avec le langage de la représentation comme extériorité et ob- jectivité. 2 Le concept de conscience sur lequel se base Freud n’est pas différent de celui des philosophes et, plus généralement, de son utilisation dans le langage courant. Elle appartient au domaine de la représentation, de ce qui apparaît à soi. Tout ce qui se phénoménalise, ce qui est représenté, ob-jectifié, la phénoménalité ekstatique donc, est de son ressort. Au sens ontique, avance Henry, elle est l’ensemble des contenus apparaissant. Au sens ontologique, c’est le pur fait d’apparaître. C’est à partir de cette conception que Freud élabore celle d’inconscient, dont on distingue aussi la part ontique, essentiellement les processus du système ics, et ontologique, l’essence de la psyché, ce qui conditionne le devenir-visible (le devenir-conscient). Ainsi, la psychanalyse se fonde sur une structure de l’être empruntée à la tradition philosophique, c’est pourquoi elle reproduit inévitablement la même erreur en « [confiant] l’être à l’extériorité (GP, 3483) » et en réaffirmant le « clivage classique de l’apparaître et de l’être (GP, 345). Selon Henry, cette méprise empêche Freud de se pencher sur « l’essence de la phénoménalité » de la conscience. Si l’inconscient est une « conscience barrée », on a une détermination purement négative qui n’en fait que l’autre de la conscience. Autrement dit, si cette dernière est le domaine de la phénoménalité ekstatique, on ferait de l’inconscient la zone d’ombre qui circonscrit toute apparition, la limite de non-présence qui borne toute présence extérieure. Henry appelle cette conception de l’inconscient celle de la représentation, puisque conscience et inconscient dépendent l’un de l’autre et participent tous deux de la phénoménalité, du monde de la représentation. L’explication de Freud avance plutôt une dépendance de la conscience sur l’inconscient, en tant que celui-ci en est le principe, et en supposant qu’y sont à l’œuvre les processus qui s’y manifestent. Mais l’inconscient, pour être connu, dépend aussi de la conscience, car c’est par elle seulement qu’on peut le retracer. 3 Michel Henry, Généalogie de la psychanalyse. Paris, PUF, 1985. 3 On le voit, la conscience appartient au domaine ekstatique, c’est pourquoi Freud reconduit l’erreur d’attribuer l’être à l’extériorité. C’est l’extériorité qui fonde la possibilité de la traduction consciente de représentations inconscientes, le passage de contenus d’un domaine à l’autre, bref la transformation ics↔cs sur laquelle repose d’ailleurs la cure. Ce faisant, l’affiliation de l’inconscient à la représentéité, on s’aveugle à ce qu’il aurait pu nommer, l’essence de la vie « hors ekstasis » qui, dans son « auto-apparaître expulse de soi l’ek-stasis (GP, 350) ». Le privilège accordé à l’extériorité se voit aussi lorsqu’il est question des destins de pulsions, essentiellement doubles : ou bien leur finitude dans l’ekstase (devenir-conscient), ou bien leur retournement (refoulement). Pour Henry, le refoulement expliqué comme le refus de la pulsion de se conformer à certaines exigences motivées par le principe de réalité, l’autorité du Surmoi, etc., cette explication ontique ne rend tout simplement pas compte de ce qui s’effectue réellement, à savoir l’épreuve de la vie. Chez Freud, ce qui n’atteint pas son but correspond à ce qui n’est pas extériorisé. Le cas échéant, le contenu demeure en latence, mais sous forme de représentation. Un exemple à partir du concept d’idée-affect : c’est la représentation qui peut être admise ou récusée, l’affect, lui, demeure toujours conscient et s’accroche à d’autres représentations jugées inoffensives pour l’organisme. Freud maintiendra toujours, au-delà des investigations neurologiques, la détermination consciente ou inconsciente pour la représentation (fantasme, image, etc.) et le caractère toujours conscient de l’affectivité. « C’est donc la représentéité qui sert de point de départ à la détermination psychanalytique de l’inconscient4 (GP, 351) », non pas en tant qu’il est pro-duit, mais comme la pro-duction elle-même. 4 Henry est peut-être trop expéditif ici, puisque cette affirmation est difficile à défendre si l’on se réfère à l’inconscient de la Traumdeutung, où c’est bien moins la représentéité que l’inscription mnésique qui joue 4 Cela implique que l’instance productrice ignore son produit, le considère comme étranger à elle. D’où le choc du patient confronté à son contenu inconscient : il ne reconnaît pas un fantasme ou un désir comme sien. Henry y voit une situation analogue à l’aboutissement de l’idéalisme allemand, contraint d’admettre l’inconscience de la conscience absolue, qui se manifeste dans son produit mais ne s’y reconnaît pas; elle se tient devant son ob-jet sans reconnaître qu’il provient d’elle. La différence repose sur une identité commune, et c’est aussi le cas en psychanalyse. C’est là la condition de possibilité pour que le patient puisse redécouvrir ce qu’il a produit et qui lui est pourtant si singulièrement autre (l’un des éléments à la base de la cure est la mise en lumière des processus jusqu’alors voilés par l’objet incompris). Le caractère étranger des produits est souligné comme une insuffisance de la conscience à nous éclairer sur leur production. Tel qu’avancé dans L’Inconscient (1915), la thèse d’un inconscient est nécessaire car les données conscientes sont en grande partie lacunaires. Selon Henry, cette insuffisance s’explique par la place prépondérante qu’accorde la psychanalyse au rêve et à l’association d’idées. Ce faisant, on n’a affaire qu’à des représentations séparées de la réalité et de leur apparaître – et il faut pouvoir expliquer pourquoi ils sont ainsi « séparés » –, puisque le rêve est bien plutôt le récit qu’en fait le patient, de même que l’association d’idées fixe son attention sur les contenus représentatifs. Forcément, si les contenus sont déracinés de leur apparaître, ils semblent imprécis, incomplets, mystérieux, car leur caractère ekstatique prime sur leur « pouvoir de constitution (GP, 352) ». On le voit, Henry insiste sur l’antériorité de la formation par rapport à la signification (ex. le rêve et son récit). À l’« imaginaire pur » se substitue une « formation langagière » nécessaire à l’analyse, mais le nœud du problème est que les significations sont ensuite un rôle fondamental. 5 hypostasiées, prises comme constituant l’essence du rêve lui-même. Un décalage entre la formation et la signification serait le noyau aporétique de l’analyse onirique5. Les significations sont créées ultérieurement par une Sinngebung (Henry utilise le terme husserlien de « conscience donatrice de sens »6), mais ces représentations se trouvent coupées de leur apparaître. Si poser des significations relève de la conscience, c’est dire que tout le travail interprétatif du rêve se concentre sur le domaine ekstatique. C’est ici la psychanalyse qui, passant à côté de la vie, pose des significations idéales : lorsque l’analyste parvient à élucider le sens véritable d’une phobie comme le déploiement d’un uploads/Philosophie/ regard-phenomenologique-sur-la-psychanal.pdf
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- Publié le Jul 08, 2021
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