Noesis N°14 | 2008 : Sciences du vivant et phénoménologie de la vie I. La vie v

Noesis N°14 | 2008 : Sciences du vivant et phénoménologie de la vie I. La vie vécue et la vie expliquée Règles, formes de vie et relativisme chez Wittgenstein SANDRA LAUGIER p. 41-80 Texte intégral Ce n’est qu’à partir du moment où des thèses provocantes (ou ce que les philosophie actuelle tient pour telles) ont été abstraites de ses écrits, ainsi que des arguments en faveur de ces thèses, arguments qui permettraient de faire de Wittgenstein un contributeur de talent au sujet tel qu’en général on le comprend, que Wittgenstein peut être considéré comme un philosophe qui mérite vraiment sa réputation. Ainsi, dans la mesure où le but de Wittgenstein dans sa philosophie peut être conçu comme, en un sens, « thérapeutique », à savoir, de nous libérer de la confusion philosophique où nous sommes embrouillés, œ but semble être incompatible avec ce qui peut être conçu comme valable dans ses écrits, à savoir des thèses et des arguments qui peuvent être pris au sérieux en tant que thèses et arguments par ceux qui rejettent la conception Le naturalisme est-il réductible à un recours à la pratique ? Telle est la question qui demeure à propos de Wittgenstein, et surtout de l’usage actuel qui en est fait. Cora Diamond notait que Kripke sur Wittgenstein (ou Kripgenstein, comme l’appelle Putnam) était bien plus influent, aujourd’hui, que Wittgenstein lui-même, le plus amusant étant que cette influence s’exerce dans deux champs assez peu compatibles philosophiquement : celui de la théorie pure et dure de la signification et celui de l’épistémologie relativiste, ou de la théorie sociale de la science. Pour le premier, la lecture de Kripke a l’avantage (crucial pour un philosophe analytique) d’attribuer à Wittgenstein une thèse claire et intéressante sur la signification : un lecteur analytique comme Paul Boghossian, par exemple, voit dans le livre de Kripke la première démonstration des liens il peut y avoir entre les affirmations générales de Wittgenstein sur le langage privé et sa thèse sur la signification1. Cet exemple, parmi de multiples semblables, permet de comprendre pourquoi Wittgenstein est très souvent considéré comme incompatible avec la réflexion épistémologique actuelle, comme le dit remarquablement Diamond : 1 Règles, formes de vie et relativisme chez Wittgenstein http://noesis.revues.org/index1652.html 1 sur 26 2/7/2012 3:36 PM wittgensteinienne de ce que la philosophie, tel qu’il la pratiquait, pourrait accomplir2. Kripgenstein Pour le second domaine, la sociologie des sciences, il en va de même : c’est moins Wittgenstein lui-même que l’interprétation de Kripke, résumée en « community view », qui joue un rôle déterminant dans les discussions sur la règle et l’épistémologie. Là encore, Wittgenstein n’est jamais vraiment lu, et est considéré comme ayant démontré que toute pratique scientifique – par exemple la mathématique – est dépendante d’accords de communauté. Ici, comme dans le cas des arguments transcendantaux, l’argument est présenté en liaison avec le scepticisme. C’est le scepticisme sur ce que nous faisons en suivant une règle, et sur le fondement d’une telle activité, qui conduit à la community view. Sous la forme la plus célèbre – mais non la seule – que lui a donné Kripke3, elle consiste à interpréter la philosophie des règles de Wittgenstein comme « la solution sceptique d’un argument sceptique ». Wittgenstein aurait mis au jour un argument sceptique inédit et puissant en vertu duquel il est impossible de déterminer la règle suivie par un agent au cours d’une action. Selon Kripke, Wittgenstein « a montré que tout langage, toute formation de concept est impossible et en réalité inintelligible »4. Pour Kripke, un agent effectuant (en apparence !) une addition pourrait aussi bien être en train de faire tout autre chose, et ni nous, ni lui, n’avons aucun moyen de le savoir. Il n’y aucune donnée, ni observationnelle, ni introspective, permettant de dire s’il s’agit d’une addition ou bien d’une toute autre opération qui, dans ce cas précis, donne le même résultat que l’addition, mais qui suit des règles toutes autres, et dont les résultats diffèrent de ceux de l’addition dans un grand nombre d’autres cas5. Il n’y a pas de « faits dans le monde » (no fact of the matter,une expression quinienne) permettant de dire quelle règle a été suivie. La solution sceptique de ce paradoxe sceptique est donc la community view :suivreune règle ne peut être rien d’autre que se conformer à l’usage établi dans une communauté. La normativité n’est rien d’autre que cette conformité. C’est la communauté (société globale ou communauté mathématique ?, Kripke ne le précise pas) qui détermine ou, plus exactement, qui constitue ce qu’est un calcul exact et ce qu’est un calcul faux. Cette théorie, qui ne peut être attribuée à Wittgenstein et, comme on va le voir, est même réfutée par lui, est celle qui focalise l’intérêt des rationalistes (autoproclamés) et des relativistes. 2 Il n’est pas question de présenter ici un (ou plutôt deux) domaine(s) où les publications se sont multipliées nous allons plutôt examiner quelques difficultés du problème, à partir du texte même de Wittgenstein. Une expression assez adéquate à propos de la question des règles telle qu’elle se présente dans les Recherches est celle de « Charybde et Scylla » : on oscillerait entre une conception « platoniste » qui voit dans les règles des « rails » à suivre(Geleise), et une conception inverse, « interprétativiste », qui ne voit dans la règle rien d’autre que son interprétation. Dans les débats sur la règle, il semble que le rejet d’une conception aboutisse quasi mécaniquement à l’adoption de l’autre. C’est précisément une telle alternative – qui détermine la plupart des interprétations et des usages de la conception wittgensteinienne des règles – qu’un examen attentif de ce que Wittgenstein veut dire dans ces 3 Règles, formes de vie et relativisme chez Wittgenstein http://noesis.revues.org/index1652.html 2 sur 26 2/7/2012 3:36 PM 218. D’où vient l’idée que le commencement d’une série serait la partie visible de rails qui vont de manière invisible jusqu’à l’infini ? Eh bien, au lieu de règles nous pouvons nous représenter des rails. Et à l’application illimitée de la règle correspondent des rails d’une longueur infinie. 219. « Tous les pas sont en réalité déjà faits » veut dire : je n’ai plus le choix. La règle, une fois estampillée d’une signification donnée, tire les lignes au long desquelles elle doit être suivie dans tout l’espace. – Mais si quelque chose de tel était vraiment le cas, en quoi est-ce que cela m’aiderait ? Non ; ma description n’a de sens que si elle est à comprendre de manière symbolique (symbolisch). – Cela me vient ainsi – devrais-je dire. Lorsque j’obéis à la règle, je ne choisis pas. Je suis la règle aveuglément (blind). 221. Mon expression symbolique était proprement une description mythologique de l’usage d’une règle. Il désigne notre forme de représentation, la manière dont nous voyons les choses (Est-ce une « Weltanschauung » ?) (§ 122). Ce que je veux vous enseigner, ce ne sont pas des opinions, mais c’est une méthode. En fait, la méthode qui consiste à considérer comme non pertinentes toutes les questions d’opinion. Si j’ai tort, alors vous avez raison, ce qui est tout aussi bien. Tant que vous cherchez la même chose (look for the same thing)…8 passages de Recherches peut rompre. Il semble d’emblée fourvoyant de parler d’une « théorie » wittgensteinienne des règles. Wittgenstein veut montrer de la difficulté philosophique qu’il y a à penser la règle, à échapper aux préjugés qui lui sont associés, à la voir autrement. C’est cela – voir les choses, notre langage, autrement, « regarder au bon endroit », comme le suggère Diamond6 – que Wittgenstein veut que nous fassions, pas discuter des « applications correctes ou incorrectes de la règle » (Kripke). Un certain nombre de remarques de Wittgenstein, dans les Recherches, semblent aller à l’encontre d’une conception dite « platoniste » de la règle. Les règles, dit Wittgenstein, ne sont pas des rails, c’est-à-dire qu’elles ne contiennent pas, ne nous donnent pas (eingeben, § 222),leur application. Reprenons les passages concernés7 : 4 Wittgenstein remarque ici une mythologie de la règle, qui nous fait croire que tout est déjà en elle, que « tous les pas sont faits ». Mais il ne s’agit pas de rejeter purement et simplement cette mythologie, qui, dit-il, nous frappe, ou plutôt nous « vient » naturellement. Le fait est que nous voyons les choses ainsi, comme Wittgenstein le dit par exemple de son concept de représentation synoptique (übersichtliche Darstellung): Ce que Kripke interprète comme un « paradoxe sceptique » chez Wittgenstein est précisément l’idée, qu’il tire de sa « critique » de l’idée des règles comme des rails, que nous n’avons rien (aucun fait) sur quoi nous fonder pour faire ou dire quoique ce soit. C’est là un exemple assez courant d’erreur de lecture de Wittgenstein : en entendant chez lui la critique d’une thèse, on lui attribue la thèse inverse. Or Wittgenstein n’énonce ici pas de thèses, il veut faire voir la difficulté philosophique en question ici. Il s’agit là encore de méthode, et pas uploads/Philosophie/ regles-formes-de-vie-et-relativisme-chez-wittgenstein.pdf

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