LES JEUX DE LANGAGE CHEZ W ITTGENSTEIN Par Nicolas Xanthos Université du Québec
LES JEUX DE LANGAGE CHEZ W ITTGENSTEIN Par Nicolas Xanthos Université du Québec à Chicoutimi nicolas_xanthos@uqac.ca 1. RÉSUMÉ WITTGENSTEIN Dans leur acception tardive (à partir des Investigations philosophiques), les jeux de langage de Wittgenstein constituent des notions de première importance pour la réflexion sur les signes dans la mesure où ils recouvrent l’entier des pratiques sémiotiques. Ils sont à concevoir comme les paramètres conceptuels partagés qui permettent le repérage ou la production des signes, ainsi que l’établissement des relations de signification et de représentation. On présente ici trois notions interdépendantes : les jeux de langage (pratiques sémiotiques – qui, malgré le terme « langage », ne se limitent pas au langage verbal), les coups dans les jeux de langage (actions concrètes accomplies au sein d’un jeu de langage donné et matière première de la réflexion sémiotique) et la grammaire des jeux de langage (architecture conceptuelle qui conditionne l’usage des signes). Pour prendre un exemple qui ne doit aucunement être considéré comme un paradigme exclusif, on pourrait, en première approximation, dire ainsi que l’interprétation des textes de loi, dans son principe, est un jeu de langage, une manière réglée d’attribuer de la signification ; que telle interprétation particulière de tel texte de loi, composée d’un ensemble défini d’arguments, est une série de coups dans le jeu de langage de l’interprétation des textes de loi ; et que les concepts de droits, de devoir, d’obligation, de possibilité, de responsabilité, d’action, etc., que présuppose l’interprétation en acte sont la grammaire de ce jeu de langage. Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée : Nicolas Xanthos (2006), « Les jeux de langage chez Wittgenstein », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com/wittgenstein/jeux-de-langage.asp. 2. THÉORIE top 2.1 JEU DE LANGAGE 2.1.1 CONTEXTE Centrale dans la seconde philosophie de Wittgenstein, cette notion n’en reste pas moins difficile à cerner et à saisir, pour au moins deux raisons. Premièrement, du Cahier bleu à De la certitude, on peut repérer plusieurs usages distincts des « jeux de langage » : ces derniers réfèrent tantôt aux exemples fictifs façonnés par le philosophe pour éclairer le fonctionnement ordinaire du langage, tantôt aux jeux enfantins accompagnant l’apprentissage du langage, tantôt aux pratiques sémiotiques, c’est-à-dire aux manières socialement partagées d’utiliser les signes, de signifier, de représenter. Deuxièmement, la notion ne fait jamais l’objet d’une définition explicite, Wittgenstein préférant procéder par exemples, par fragments d’analyses courts et denses qui nous laissent entendre ce que sont les jeux de langage. Nous présenterons ici l’acception tardive des jeux de langage, celle qui commence à apparaître dans les Investigations philosophiquespour prendre le devant de la scène dans De la certitude : les jeux de langage comme pratiques sémiotiques. Sans pour autant régler de front le problème de l’absence de définition, nous tâcherons néanmoins de proposer un parcours raisonné qui permettra de saisir les concepts clés et reliés de jeu de langage, de coup et de grammaire. Pour que le panorama soit complet, il faudrait aussi aborder la forme de vie, c’est-à-dire l’environnement culturel dans lequel prend place un jeu de langage, la « communauté dont la science et l’éducation assurent le lien » (Wittgenstein, 1976 : 229) – mais, faute de place, nous laisserons ce soin à d’autres. 2.1.2 CONCEPT Au paragraphe 23 des Investigations philosophiques, Wittgenstein propose une série d’exemples grâce à laquelle nous devons nous représenter « la multiplicité des jeux de langage » : « Commander, et agir d’après des commandements. Décrire un objet d’après son aspect, ou d’après des mesures prises. Reconstituer un objet d’après une description (dessin). Rapporter un événement. Faire des conjectures au sujet d’un événement. Former une hypothèse et l’examiner. Représenter les résultats d’une expérimentation par des tables et des diagrammes. Inventer une histoire ; et lire. Jouer du théâtre. Chanter des “ rondes ”. Deviner des énigmes. Faire un mot d’esprit ; raconter. Résoudre un problème d’arithmétique pratique. Traduire d’une langue dans une autre. Solliciter, remercier, maudire, saluer, prier. » (Wittgenstein, 1961 : 125) Ce sont là des pratiques sémiotiques présentant des régularités et où le langage joue souvent un rôle essentiel. Comme on va le voir, parler de jeux de langage revient à jeter sur ces pratiques un regard particulier : c’est les considérer comme une activité dont l’exercice est conditionné par un ensemble de concepts discrets que l’analyse doit chercher à formuler. D’une manière un peu simpliste, on pourrait dire qu’énoncer des propositions revient à aligner une suite de mots. Or, cette activité se fait non pas au hasard, mais bien en respectant un certain nombre de règles que décrivent les grammaires françaises que nous consultons parfois. Jointes au lexique (c’est-à-dire aux unités combinées, par exemple des mots), ces règles sont les conditions de possibilité de nos innombrables propositions. À une échelle infiniment plus vaste, les jeux de langage pointent une idée semblable : nos manières d’interagir avec les signes sont réglées et il faut mettre ces règles au jour. S’il peut s’apparenter au concept de « convention », celui, wittgensteinien, de « règle » s’en distingue toutefois par ceci que les règles sont essentiellement d’ordre conceptuel, et qu’elles ne font pas (et ne peuvent pas faire) l’objet d’un accord ou d’une réflexion préalable. Elles ne font pas l’objet d’un accord, dans la mesure où l’on ne peut pas ne pas être d’accord avec les règles d’un jeu de langage : cela signifierait tout simplement ne pas jouer ce jeu de langage ; en cette matière, il n’y a pas de choix. Elles ne font pas l’objet d’une réflexion préalable, à l’exception très partielle de ce que nous entendons couramment par « jeu » et dont les règles – ou plus exactement une petite partie d’entre elles – sont d’emblée explicitées ; mais il faut insister pour dire que ce cas est l’exception et non la norme. On peut également faire un parallèle avec les actes de langage. Selon la pragmatique anglo-saxonne (on fait principalement allusion à John L. Austin (1970) et John R. Searle (1972)) lorsque nous parlons, nous accomplissons des actes illocutoires, comme affirmer, promettre, demander, suggérer, refuser, etc. Or, pour prendre cet exemple, on ne promet pas n’importe quoi n’importe comment : on ne promet que quelque chose de prospectif, qui ne va pas s’accomplir nécessairement, que l’on a l’intention d’accomplir et qui possède une valeur positive pour la personne à qui l’on promet. Ainsi, on ne peut pas promettre d’avoir été sage, promettre que le soleil va se lever demain matin (à moins de circonstances clairement apocalyptiques), promettre que l’on va prendre, dans l’heure qui suit, la première navette spatiale qui décolle, ni promettre à notre interlocuteur qu’on va le torturer longuement et cruellement (à moins de pratiques sexuelles qu’on qualifiera prudemment d’alternatives). Autrement dit, les actes de langage sont des pratiques langagières réglées. C’est l’idée essentielle derrière le concept de jeu de langage : nos pratiques sémiotiques, qu’elles soient strictement langagières ou que le langage y joue un rôle plus ou moins apparent, sont à envisager comme étant elles aussi réglées ; il ne s’agit pas de gestes posés au hasard ou de paroles proférées aléatoirement, mais bien d’actions qui doivent leur légitimité, leur pertinence et même leur existence à un ensemble de règles qui détermine leur exercice. La comparaison avec les jeux, en quoi s’enracine le concept wittgensteinien, s’avère également éclairante. Pour comprendre nos pratiques, il faut les envisager comme nous envisagerions des jeux qui nous sont inconnus et dont nous voulons saisir les règles. Devant une partie d’échecs, si nous ignorons tout de ce jeu, nous nous dirions ainsi que les gestes accomplis par les participants ne sont pas aléatoires, que tous ne sont pas également possibles en toutes circonstances, que tous ne se valent pas, etc. Nous comprendrions progressivement les possibilités de déplacement des pièces, la valeur des pièces, le but du jeu, etc. Bref, nous appréhenderions peu à peu les règles qui donnent leur sens à cet espace réduit, à ces objets, à ces mouvements – en un mot, à cette pratique, à ce jeu (de langage). Il en va de même pour tous les jeux de langage cités par Wittgenstein plus haut. Mais ce ne sont bien entendu pas les seuls jeux de langage possibles. Dans De la certitude, Wittgenstein montre par exemple que l’histoire (comme discipline) peut être envisagée comme un jeu de langage : c’est une manière réglée d’attribuer de la signification à des événements. REMARQUE : LA PLURALITÉ DE LA PRATIQUE HISTORIENNE Compte tenu de la complexité actuelle de la discipline historique en tant que telle, il vaudrait mieux dire qu’elle consiste en un ensemble de jeux de langage apparentés, qui se distinguent à la fois par leurs objets (histoire sociale, économique, culturelle, politique) et par les perspectives dans lesquelles ces objets sont construits et rendus signifiants (approche marxiste, foucaldienne, Annales, etc.). On pourrait d’ailleurs poursuivre l’investigation dans le domaine littéraire, et y discerner une vaste mosaïque de jeux de langage, du côté tant de la production que de uploads/Philosophie/les-jeux-de-langage-chez-wittgenstein.pdf
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- Publié le Jan 06, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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