Note éditoriale Les Rencontres Internationales de Genève ont été fondées en 194

Note éditoriale Les Rencontres Internationales de Genève ont été fondées en 1946 par un groupe de personnalités La philosophie et le politique devant la question de la liberté [conférence suivie d’une discussion avec J. HERSCH et d’autres. Genève 1969] IIA245, in La liberté et l’ordre social. Texte des conférences et des entretiens organisés par les Rencontres internationales de Genève. Histoire et société d’aujourd’hui. Neuchâtel : La Baconnière, 1969, 41-56, 185-205. © Fonds Ricœur I genevoises conscientes de la nécessité d’une reprise du dialogue dans un monde déchiré. Un an seulement après les évènements de 1968, Ricœur y donne une conférence qui sonne comme une offre de reprise de dialogue entre des institutions parfois trop conservatrices et des jeunes rejetant toute contrainte au nom de la liberté. Cette liberté, par le fait même de son abstraction, s’érige en un absolu qui ne peut qu’exister négativement par le refus et la destruction de l’institution. Face à cela, Ricœur défend la liberté « concrète ». Pour ce faire, il procède à un travail de redéfinition et de mise en évidence de la dialectique entre la liberté et l’institution. La plus haute tâche de la philosophie politique deviendra alors celle d’embrasser « dans une unique totalité la liberté [sensée] et l’État » (56). Pour cela, il procède en trois temps. Dans un premier temps (41-46) il fait le procès de la liberté abstraite. Dans un deuxième temps (47- 56), il entend penser une « structure d’accueil » de la philosophie politique. Dans un troisième temps (56- 63) enfin, il étudie les situations de conflits entre la liberté et le sens, l’arbitraire et l’institution. En conclusion (63-64), Ricœur exhorte les institutions à innover dans leur style de gouvernement pour « qu’une dialectique vivante s’établisse entre les forces de contestation et la volonté de réforme » (63) et que les « menaces de rupture » ne dégénèrent pas en dictature. Si l’art de gouverner est une approximation de la liberté sensée, il revient à la philosophie de continuer à concevoir – avec enthousiasme et exigence – de nouvelles conditions et articulations possibles de celle-ci. (E. Giovanonni, pour le Fonds Ricœur) Mots-clés : philosophie politique ; philosophie de la liberté (abstraite/sensée) ; institution ; droit ; constitution. Résumé : Un an après les événements de 1968, cette conférence de Ricœur présente les concepts philosophiques de liberté sauvage et de liberté sensée, le philosophe explicitant le passage de l’une à l’autre via l’institution. Rubrique : Essais philosophiques, éthiques et politiques (1948-2005). RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENÈVE .1' LA LIBERTE ET L'ORDRE SOCIAL KEBA M'BAYE PAUL RICŒUR RAYMOND ARON IGNACY SACHS HERBERT MARCUSE . CARDINAL DANIÉLOU HISTOIRE ET SOCitTt D'AUJOURD'HUI ËDITIONS DE LA BACONNIËRE, NEUCHÂTEL PAUL RICŒU R né en 1913 à Valence (Drôme), agrégé à 22 ans, docteur ès lettres en 1950, honoré du Prix Cavaillès en 1951, enseigna l'histoire de la philosophie à l'Université de Strasbourg de 1948 à 1957 puis la philosophie à la Sorbonne jusqu'en 1965. Appelé en cette même année à Nan terre, il y a été élu doyen de la Faculté des Lettres le 18 avril1969. Paul Ricœur, qui est une des personnalités les plus en vue de la philosophie française, jouit d'une grande renommée aux Etats-Unis et au Canada. Ses ouvrages font autorité. Nous nous bornons à citer les plus saillants: Philosophie de la Volonté, Tome I: Le Volontaire et l'Involontaire, 1950; Histoire et Vérité, 1955; Philosophie de la Volonté (suite) Tome II: 1) L'Homme faillible, 2) La Symbolique du Mal, 1960; De l'Interprétation: Essai sur Freud, 1965, etc. Personnaliste dans le sillage de Mounier, il a pris souvent des positions d'avant-garde, sans jamais pourtant se départir d'un vigoureux esprit critique et toujours soucieux des institutions. Engagé dans l'œcuménisme, il en définit l'enjeu théologique; confronté aux structuralistes, il se laisse entraîner sur leur terrain pour les dépasser. Une constante dialectique entre l'existence concrète et l'élaboration théorique rigoureuse fait de lui un homme à la fois de combat et de méditation, de controverse et d'amitié. LE PHILOSOPHE ET LE POLITIQUE DEVANT LA QUESTION DE LA LIBERTÉ 1 Le thème de ma conférence est issu d'un refus : refus d'un par- tage des rôles qui accorderait aux politologues le monopole de la discussion sur les libertés politiques et personnelles, économiques et sociales, et qui laisserait aux philosophes le soin de son sens «métaphysique >>. Je ne peux me satisfaire de cette disjonction entre la liberté selon la science politique et la liberté selon la philosophie - dont souffrent d'ailleurs nos études et nos étudiants, aussi bien en philosophie qu'en sciences politiques - car elle retire à la notion philosophique de la liberté la dimension concrète sans laquelle elle vire à l'abstraction et au !Jlensonge, et elle retire à l'objet du politologue la dimension du sens, laquelle sa science s'aplatit dans un empirisme sans principe. Je veux donc plaider en faveur d'un type de philosophie pour laquelle la réflexion politique n'est pas un détour facultatif, mais un plan d'expression privilégié, tnieux : un point de passage obligé. Je conduirai ma réflexion en trois temps: 1 Conférence du 4 septembre 1969. 42 PAUL RICŒUR - Dans la première étape, encore négative, je me propose de discuter une conception philosophique de la liberté qui précisément prend son parti de l'exclusion de toute considération politique, voire qui pose cette exclusion comme essentielle au sens métaphysique de la liberté. - Dans la deuxième étape, décisive et positive, j'élaborerai ce que j'appellerai la structure d'accueil de la philosophie politique, à savoir une conception de la liberté humaine susceptible de donner un sens à l'existence politique de l'homme. Tout le travail de pensée sera ici centré sur le passage d'une arbitraire ou sauvage à une liberté sensée. La thèse centrale est que la liberté sensée est une liberté capable de franchir le seuil de l'institution, tandis qu'une institution sensée est une institution capable de faire passer la liberté du rêve à la réalité. Cette relation réciproque entre liberté et institution est à mes yeux le cœur de la philosophie politique et la condition qui rend inséparables le sens philosophique de la liberté et son sens politique et social. - Dans la troisième étape, je considérerai les situations con- flictuelles à travers lesquelles aujourd'hui se joue dans nos sociétés industrielles avancées ce débat de la liberté et du sens, de l'arbi- traire et de l'institution. Cette analyse me permettra de dire mon sentiment sur quelques-uns des problèmes d'actualité qui donneront de l'ardeur à nos débats. I - PROC!iS DE LA LIBERTÉ ABSTRAITE Le procès que j'entends faire d'une conception purement abs- traite de la liberté demande beaucoup de discernement et de doigté, car avant de constituer ce qu'un illustre Genevois appellerait une « illusion de la philosophie », cette conception est d'abord une authentique et une irrécusable conquête de la réflexion. Je l'appel- lerai le moment solipsiste de la liberté. Solipsiste, c'est-à-dire en moi et pour moi seul; de moi à moi, en effet, je dispose d'un terrible pouvoir, celui de dire oui ou non, celui d'affirmer ou de nier. Qu'on l'appelle pouvoir de l'alternative, pouvoir sur les contraires, pou- LE PHILOSOPHE ET LE POLITIQUE 43 voir de préférer et de choisir, la liberté est d'abord cela, pour la réflexion. Il y a ainsi une conquête réflexive de la liberté qui ne passe pas par le long détour du politique et du social, mais qui s'opère dans le court-circuit du retour sur soi-même. Comme on sait, cette conquête réflexive, sans intervalle et sans intermédiaire, a eu dès le début, disons depuis les stoïciens, une signification à la fois psychologique et morale, mais guère politique. Une signification psychologique: c'est dans l'acte du jugement que se fait le départage entre « ce qui dépend de moi » et « ce qui ne dépend pas de moi »; ne dépend pas de moi l'image, l'idée, la représentation; dépend de moi l'acquiescement, le consentement, l'assentiment, le oui. Une signification morale: s'il dépend de nous de donner ou de refuser notre assentiment, alors il est toujours possible de suspendre notre jugement, même dans la violence du désir et de la passion. Cette époché, cette «suspension», est notre arme et notre refuge. La philosophie moderne, de Descartes à Kant, a enrichi cette analyse psychologique et morale de considérations épistémologiques et cosmologiques qui font du thème de la liberté le pilier des philoso- phies de l'intériorité. C'est à Descartes que nous devons la conjonc- tion de l'analyse psychologique avec une théorie de la connaissance et de la science: la liberté est d'abord la possibilité de nous tromper et même de donner notre assentiment là où nous ne savons pas vraiment; mais la liberté n'est pas moins la condition du vrai que celle du faux, car si, dans le jugement, nous étions contraints par l'évidence, celle-ci serait indiscernable d'une force physique; il ne dépend pas de l'œil de voir, mais il dépend de lui de regarder; cette liberté de l'attention atteste, au cœur même de la nécessité intel- lectuelle, l'empire et la souveraineté du jugement. Il appartenait à Kant de situer uploads/Philosophie/ ricoeur-iia245-le-philosophie-et-le-politique-devant-la-question-de-la-liberte.pdf

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