RAYMOND RUYER L’animal, l’homme, la fonction symbolique GALLIMARD Tous droits d
RAYMOND RUYER L’animal, l’homme, la fonction symbolique GALLIMARD Tous droits de traduction, de reproduction et d’ adaptation réservés pour tous les pays, y compris V (J.lï.S.S. © 1964, Éditions Gallimard. INTRODUCTION Pour essayer d’expliquer la présence de l’homme dans l’univers, les philosophies et les religions tournent tou jours dans le même cercle. Le nombre des points de vue possibles est fort restreint. Tellement restreint qu’ en sim plifiant à peine, on peut dire qu’ils se réduisent finalement à deux, que l’on peut caractériser comme « explication mythologique » et « explication magique », ou encore, comme « explication par préexistence » et « explication par émergence ». Ces deux types d’explications — ou de pseudo-explications — sont indéfiniment transposés, dis simulés, et souvent combinés en dosages divers. Mais on les retrouve toujours, même dans l’interprétation des théo ries scientiques les plus récentes. EXPLICATION MYTHOLOGIQUE ET EXPLICATION MAGIQUE Mythologie et magie, en elles-mêmes, sont choses diffi ciles à définir. Les ethnologues y arrivent mal. Le mythe paraît être essentiellement un « précédent », une histoire sacrée du temps primordial. Le procédé magique implique une efficacité en court-circuit, conforme à une recette don née, et créant un précédent pour le phénomène à obtenir, un précédent qui doit contraindre la nature en l’amenant à imiter. \ 8 L’animal, l'homme, la jonction symbolique Mythologie et magie ne sont pas en elles-mêmes de l’ordre de l’explication. La magie est une technique de puissance. Le mythe, comme précédent sacré, est moins une explication que la dramatisation d’un caractère expressif saisi dans les choses, représenté dans une his toire sacrée, ou joué dans un rite. Le mythe de la créa tion du monde, dans son aspect religieux « fonde » le monde dans une « profondeur première 1 » que le mythe, si l’on veut ainsi parler, exprime comme inexprimable. C’ est précisément pourquoi, utilisées secondairement comme explication, mythologie et magie ne sont que de pseudo-explications. Le mythe primitif, loin d’être anthro pomorphique, exprime le « tout autre ». Mais il devient anthropomorphique dès qu’il est utilisé pour la spécu lation. LE MÉGANTHEOPE Les explications traditionnelles de l’homme, dans la mesure où elles utilisent la mythologie, consistent à expli quer l’homme par un Homme primordial, par un Homme grand comme le monde. L’Homo rationalis, Y Homo faber, est l’œuvre d’un Méganlhrope intelligent, d’un grand Artisan. Prajapati est un homme. « Ce monde, au com mencement, n’était que l’Atman sous forme humaine 2. » Ahura Mazda est un homme. Marduk, et même Tiamat, le monstre, sont des hommes. Et même le Ciel est un homme, ou le Regard d’un homme, tandis que la Terre est femme. Ou encore, dans les mythes d’origine, se pro jettent des réalités familières l’homme : un œuf couvé, un embryon, un animal sortant de la mer, une copulation primitive, une lutte et un dépeçage. Malgré les efforts des rédacteurs bibliques pour dépasser le mythe, ou par l’effet même de ces efforts pour transposer le mythe en histoire, Yahvé est un homme encore plus nettement que Marduk. 1. Cf. Van der Leeuw, Phénoménologie de la religion, p. 563. 2. Yalna-Valkya. Introduction 9 Comme l'explication mythique paît de l’homme, il ne lui est pas difficile de paraître arriver à l’homme. C’est un Homme qui conçoit et crée l’homme. Et c’est encore l’Esprit humain qui anime, sous un déguisement trans parent, l’Œuf ou l’Eau primordiale, le Souffle ou le Nous animateur. Les conceptions théologiques ou philoso phiques plus raffinées du Créateur en font encore une sorte de Conscience humaine. La mythologie peut devenir symbolisme. Le vieux procédé de l’explication de l’ homme par l’Homme se cache ; il se prétend purement analo gique. Mais il est aisément reconnaissable. Le Zohar, par exemple, a beau dire : « Malheur à l’homme qui compare Dieu h la figure d’un homme », les Kabbalisles décrivent symboliquement la divinité en détaillant sa Tète, avec la Couronne, son Cerveau, sa Chevelure, son Front décou vert le jour du Sabbat, ses Yeux sans paupières ni cils, ses Oreilles, ses Lèvres, sa Barbe, d’« où sortent trois sources d’huiles parfumées. » Ces figures de style ne sont pas loin 10 L’animal, l'homme, la fonction symbolique des récits mythologiques1. Et elles sont bien proches d’autre part des spéculations sur l’Entendement divin, la Puis sance, la Justice, la Volonté divine, que les théologiens et les philosophes, de saint Thomas à Leibniz, prétendent distinguer en Dieu. ÉMERGENCE MAGIQUE On n’explique pas un mystère en le transportant tel quel sur un autre plan. Un Méganthrope divin, quelle que soit sa psychologie, n’est pas plus facile à expliquer qu’un homme terrestre. L’existence des Vertébrés n’est pas expliquée par l’existence préalable d’un « Vertébré gazeux ». Mais voyons ce que l’on peut faire d’autre pour gagner une satisfaction intellectuelle. Si l’on veut juger équita blement une mauvaise politique, il faut avoir bien présent à l’esprit ce que peut être la politique contraire, qui n’est pas nécessairement une bonne politique, et qui peut être une politique également mauvaise. L’explication mytho logique consiste à expliquer par le semblable. La poli tique contraire consiste à expliquer par quelque chose de tout différent. L’homme ne procède pas d’un Mégan thrope, mais d’un mode d’être absolument différent, dont il sort par émergence magique. C’est la politique, à la fois, de la science — ou plutôt d’une certaine conception de la science qui se croit strictement positive alors qu’elle recouvre une croyance déguisée on la magie — et aussi de philosophies très modernes. Pour la science « orthodoxe », la vie apparaît à partir de combinaisons chimiques, la conscience à partir de cir culations nerveuses qui, en elles-mêmes, n’ont absolu- 1. Il est caractéristique que dans les mythes babyloniens, i\ une certaine période, le corps cosmique de Ninurta, devenu le dion le plus populaire, ait compris, comme ses parties, les autres divinités, lin-lil et, Nin-lit étant ses deux yeux, ïshtar son menton, etc. (Cf. W. F. Albright, From the stone age to Christianity, p. 218.) Introduction 11 ment rien de commun avec ce que l’homme, comme être vivant et conscient, éprouve être d’une façon immédiate. Mais que gagne-t-on en intelligibilité à cette nouvelle politique ? La satisfaction mentale obtenue est tout aussi illusoire, que l'on explique par le semblable, mythique ment, ou par le « tout différent », magiquement. Qu’un être vivant et conscient soit expliqué par un grand Être, vivant et conscient, ou qu’il soit expliqué par un jeu d’atomes qui n’ont absolument aucun caractère de vie ou de conscience, dans l’un comme dans l’autre cas, on pose tout simplement une existence miraculeuse reposant, soit sur une préexistence mythique, soit sur une apparition magique. Qu’ on la pose tout au début, ou tout à la fin, qu’au commencement soit le Verbe divin, anthropo morphe, ou qu’à la lin surgisse le Verbe humain, théo- morphe, la différence est faible. Les philosophies anti mythologiques et « humanistes » extrémistes consistent essentiellement à poser l’homme comme Dieu, au lieu de poser Dieu comme homme ou Méganthrope. L’Homme théomorphe des existentialistes est un Dieu négatif, anti-créant, qui, au lieu de faire apparaître l’être dans le néant, par opération magique, fait apparaître le néant créateur dans l’être, par une opération non moins magique. Mais on voit mal en quoi la métaphore du creux dans le plein est supérieure à celle du plein dans le creux. On est toujours dans la métaphore, la magie, et même — car les extrêmes se touchent et s’impliquent — dans la mythologie. De même que le Dieu mythologique crée magiquement, en prononçant un mot, la magie pure retourne à la mythologie : « L’Un respirait sans souffle, m i fermé dans le Vide. Accédant à l’fltrc, il prit alors nais sance par le pouvoir de la chaleur L » La philosophie existentialiste ressemble à une traduction « en négatif » de cet hymne védique : « L’En soi était enfermé dans le Plein. Le Pour soi, la Conscience humaine, prit alors nais sance par le pouvoir du Néant. » I . I. Aflrnrm Vida, X, 129. 12 L'animal, l’homme, la fonction symbolique Heidegger a inventé un vocabulaire imposant, sorte de théogonie abstraite, où les diverses formes grammaticales du verbe « être » remplacent le Chaos, Chronos, Zeus, et Gaia. I.A TROISIÈME POLITIQUE Les deux politiques spéculatives opposées — ■ et qui finis sent ainsi par se ressembler — sont aussi mauvaises l’une que l’autre. Avec ou sans Méganthrope mythique, l'homme, élevé ou non au statut d’un Dieu créateur, est inintelligible. La seule issue est de renoncer aux coups de force, aux apparitions, aux « dérélictions », aux scissions magiques. Il y a, dans la science vivante, non dogmatique, l’amorce d’une troisième politique, que l’on pourrait caractériser comme « politique du juste tempérament » — tempéra ment étant pris dans le sens musical qu’il a dans l’ expres sion « gamme tempérée ». Au lieu du « tout ou rien » de la mythologie ou de l’humanisme extrémiste, cette poli tique cherche à balancer le mystère et l’intelligibilité, en établissant des transitions, des gradations. Selon uploads/Philosophie/ ruyer-lanimal-lhomme-lafonctionssymbolique.pdf
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- Publié le Mai 22, 2021
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