Jean Salem Marx et l’atomisme ancien : la Dissertation de 1841 « S’il est vrai
Jean Salem Marx et l’atomisme ancien : la Dissertation de 1841 « S’il est vrai qu’aujourd’hui les conclusions de Marx ne pourraient guère être acceptées dans le détail, sa thèse est d’un très réel intérêt pour qui étudie l’épicurisme... et quiconque étudie l’épicurisme, à la lire, en retirera quelques idées fort éclairantes » 1 : ce jugement de Cyril Bailey, formulé voici soixante ans, conserve à notre sens justesse et actualité. Puissions-nous lui ajouter du crédit, en tâchant de restituer le plan général de l’ouvrage, puis en y étudiant par après deux thèmes particuliers qui sont la théorie des météores et celle de la déclinaison atomique. *** Dédicace et Avant-propos La Dissertation de doctorat de Karl Marx, qui fut adressée le 6 avril 1841 à Carl Friedrich Bachmann, doyen de la faculté de philosophie de l’université de Iéna 2 et qui valut à son auteur de goûter les honneurs universitaires 3, se divise en deux grandes parties : I. « Différence, au point de vue général, de la la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure » ; II. « Différence, considérée dans le détail, de la la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure ». Après une dédicace à son futur beau-père Ludwig von Westphalen, vivante confirmation, selon Marx, « de ce que l’idéalisme n’est pas une fiction, mais une vérité » 4, l’auteur en vient à invoquer comme en exergue cette superbe parole d’Épicure : « l’impie n’est pas celui qui rejette les dieux de la foule, mais celui qui attache aux dieux les opinions de la foule » 5. Un peu imprudemment selon Bauer 6, il se risque même, vers la fin de l’« Avant-propos”, à déclarer que 1. BAILEY (C.), « Karl Marx on Greek atomis »”, Classical Quarterly, XXII, 1928, 205 sq. (cit. : p. 206). 2. Cf. MARX (K.) et ENGELS (F.), Correspondance, Paris, Éd. Sociales, 1971, t. I, p. 225. 3. Le candidat fut jugé « remarquablement digne » du titre de docteur en philosophie, le 15 avril 1841. — Maximilien Rubel fait observer que Marx avait choisi pour obtenir la reconnaissance universitaire « une ville située hors de la Prusse », « une faculté de philosophie réputée pour son esprit libéral » ; cf. MARX (K.), Œuvres (éd. établie, prés. et annotée par M. Rubel), Paris, Gallimard / Bibl. de la Pléiade, 1982, vol. III, p. 5. 4. MARX (K.), Dissertation, p. 206. 5. ÉPICURE, Lettre à Ménécée, § 123 [ce qui correspond, comme on sait, à : DIOGÈNE LAËRCE, Vies, l. X, § 123] ; trad. Conche, in ÉPICURE, Lettres et maximes, Éd. de Mégare, Villers-sur-Mer, 1977 ; rééd. P. U. F., 1987, p. 219. 6. « Ce vers d’Eschyle [cf. note suivante], écrit B. Bauer à K. Marx dans une lettre datée du 12 avril 1841, tu ne dois à aucun prix le placer dans ta thèse de doctorat et tu devrais en général t’abstenir d’y placer quoi que ce soit qui va au-delà de l’exposé philosophique. A quoi bon crâner en ce moment-ci, alors que tu ne sais même pas encore comment tu pourras te caser, à quoi bon jeter aux imbéciles une pâture qui les fera hurler et leur fournira même des armes pour t’écarter pendant longtemps de toute chaire ? [...] Plus tard, une fois installé dans une chaire et lorsque tu te seras présenté avec un exposé philosophique, tu pourras dire tout ce que tu voudras et dans la forme que tu voudras » (cité par M. Rubel in MARX (K.), Œuvres, Pléiade, vol. III, p. 1501). — On sait quels furent les déboires de Feurbach, « rejeté par l’Université pour avoir voulu intervenir dans le débat religieux de son époque » : c’est l’athéisme explicite de ses Todesgedanken (1830) qui lui avait valu une véritable mort civile, alors même qu’il avait pris la précaution de publier cet J. Salem, Marx et le matérialisme ancien • |2 « la philosophie [...] fait sienne la profe=ssion de foi de Prométhée : « άπῷ λόγῷ τοὺς πάηταϛ ὲχθαίρω θεούς 1 ». Première partie (Chap. I, 1) Au premier examen, écrit Marx, la philosophie grecque semble s’être malencontreusement achevée en un « dénouement essoufflé » 2, en un « finale incohérent »3 : épicuriens, stoïciens, sceptiques paraissent constituer « un appendice presque incongru, qui n’entretiendrait aucun rapport avec ses puissantes prémisses » 4. La philosophie épicurienne particulièrement, serait un agrégat syncrétiste de physique démocritéenne et de morale cyrénaïque » 5. Or Marx, outre qu’il veut faire valoir « l’importance historique de ces systèmes » déclare vouloir faire ressortir ici « leur connexion avec la philosophie grecque antérieure » 6. Des Sept Sages à Socrate lui-même, tout conspire à forger cette figure hellénistisque du sage – que les systèmes cités ci-dessus considèrent finalement comme la « réalité effective de la vraie science » 7. (Chap. I, 2) « C’est un préjugé qui s’est implanté d’identifier les physiques de Démocrite et d’Épicure jusqu’à ne voir dans les modifications apportées par Épicure que des initiatives arbitraires » 8. « En physique, où il est le plus prétentieux, Épicure, écrit Cicéron, est un parfait barbare. La majeure partie appartient à Démocrite ; là où il s’écarte de lui, là où il veut l’améliorer, il le gâte et l’altère » 9. Tous – Cicéron, Plutarque, Leibniz – s’accordent sur ce point : « Épicure a emprunté sa physique à Démocrite » 10. (Chap. I, 3) Étrange énigme, s’écrie Marx ! « Deux philosophes enseignent absolument la même science, d’une manière tout à fait semblable, mais – quelle inconséquence ! – ils sont diamétralement opposés pour tout ce qui concerne la vérité, la certitude, l’application de cette science, le rapport de la pensée et de la réalité en général » 11. Tout l’effort de la Dissertation va tendre désormais à démontrer qu’Épicure et Démocrite « s’opposent diamétralement » 12. — Les ouvrage sans qu’aucun nom d’auteur y figurât ; cf. ARVON (H.), Ludwig Feuerbach ou la transformation du sacré, Paris, P. U.F., 1957, p. 2-4 et 12. 1. ESCHYLE, Prométhée enchaîné, vers 975 : « A parler franc, je hais tous les dieux » (in Théâtre complet, trad. É. Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 123). 2. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 217. 3. Ibid. [I, 1], p. 217, n. 1. 4. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 217. — On doit se rappeler ici que, selon Hegel (Leçons sur l’histoire de la philosophie [trad. P. Garniron], Paris, Vrin, 1975, t. IV, p. 638), le stoïcisme et l’épicurisme ont respectivement « pris la place des philosophies cynique et cyrénaïque ; [...] en d’autres termes ils ont adopté le principe du cynisme et du cyrénaïsme, mais en donnant à ce principe la forme de la pensée scientifique à un plus haut degré ». 5. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 217 ; cf. ibid. [I, 2], p. 221 : « Posidonius le stoïcien, Nicolas et Sotion reprochent à Épicure d’avoir donné comme sienne la théorie de Démocrite sur les atomes et celles d’Aristippe sur le plaisir ». — Sur les points de contact et les divergences existant entre Épicure et les philosophes de Cyrène, cf. HEGEL (G. W. F.), Leçons sur l’histoire de la philosophie, op. cit., t. IV, p. 723. 6. MARX (K.), Dissertation [I, 1], p. 218. 7. Ibid. [I, 1], p. 219. 8. Ibid. [I, 1], p. 220. 9. CICÉRON, De finibus, I, VI, 21. 10. MARX (K.), Dissertation [I, 2], p. 222. 11. Ibid. [I, 3], p. 223. 12. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 223. — Cf. ibid., p. 233 : « Nous voyons donc les deux hommes s’opposer pas à pas. ». J. Salem, Marx et le matérialisme ancien • |3 idées de Démocrite – qui a affirmé à la fois que “le phénomène est le vrai” et que “le vrai nous est caché” – seraient « contradictoires » en elles-mêmes 1. Épicure, à l’inverse, fait du monde sensible un « phénomène objectif » : le sage, dit-il, a un comportement dogmatique et non sceptique 2. En second lieu, l’Abdéritain représente « l’inquiétude (die Unruhe) de l’observation qui expérimente, apprend partout et erre de par le monde » ; Épicure « méprise l’empirie » 3. Démocrite, enfin, « ramène tout à la nécessité » 4, alors qu’Épicure fait du hasard le père de toutes choses. Deuxième partie (Chap. II, 1) Le premier chapitre de la Partie II porte sur le singulier mouvement de déclinaison qu’Épicure a censément prêté aux atomes. Cicéron, comme plus tard Pierre Bayle, y ont vu un assez pitoyable moyen par lequel le philosophe du Jardin a tâché de « se soustraire à la nécessité » 5, de fonder la liberté. Mais ils y ont vu également une explication des rencontres atomiques : ce qui signale, aux yeux de Marx, qu’ils n’ont eu de ce clinamen qu’une compréhension « extérieure et incohérente ». Car les deux motifs invoqués se suppriment l’un l’autre 6, puisque les atomes se uploads/Philosophie/ salem-marx-materialisme-antique.pdf
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- Publié le Jul 14, 2021
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