Sémiotique et esthétique en interface Herman Parret Université de Leuven (Louva
Sémiotique et esthétique en interface Herman Parret Université de Leuven (Louvain) L’esthétique en tant que discipline philosophique a une courte histoire. Alexander Baumgarten invente la doctrine en 1735 en faisant référence à Aristote et en forgeant le terme Ästhetik à partir d’aisthèsis, une notion essentielle de la métaphysique du Stagyrite suggérant le domaine de la sensorialité, de la sensitivité, de la sensibilité. L’esthétique se développera à partir de cette détermination initiale comme une philosophie systématique des catégories esthétiques, essentiellement le beau et le sublime. Une large gamme d’options théoriques a été proposée, délimitant, souvent d’une façon incompatible, la nature et l’essence de la beauté . 1 Une conception séduisante mais simpliste est celle de la sociologie du goût, comme elle est présentée par Pierre Bourdieu dans La Distinction : critique du jugement (1979) expliquant l’expérience de la beauté comme un phénomène social. C’est ainsi que la connaissance de l’artworld et l’intensité des plaisirs ainsi générés sont, de toute évidence, dépendantes du statut social, et Bourdieu n’hésite pas à poser que le « goût esthétique » est un moyen de choix par lequel l’élite sociale manifeste sa supériorité. Le « goût esthétique » serait même le moyen politique par excellence imposant les relations sociales. Les amoureux de la beauté dans nos sociétés manipuleraient ainsi leur snobisme comme un moyen cruel de l’exclusion de toute une classe d’individus. On sent d’emblée que cette proposition de Bourdieu est quelque peu simpliste et que les choses sont bien plus complexes. Il va de soi que la sociologie de Bourdieu ne concerne que l’interaction de groupes sociaux et non pas la psychologie individuelle. La distribution sociale est essentielle, il est vrai, mais il est plus pertinent de penser le sentiment de beauté comme enchâssé dans la spatiotemporalité passionnelle et cognitive spécifique du felix aestheticus, dans l’heureuse terminologie de Baumgarten lui-même. Un autre paradigme puissant s’ajoute à ce sociologisme réducteur, celui du biologisme. La perspective évolutionniste explique l’émotion « subjective » de l’amour du beau comme un mécanisme puissamment utile en fonction de la survie de la race et de l’individu. L’attachement à la beauté est favorable à la conservation de soi et devient ainsi une aptitude préconsciente de base. Les Vénus de la Renaissance, comme la Vénus Plusieurs inventaires et analyses ont été proposés récemment, comme celui de Dominique Château (2010). 1 ! 1 d’Urbino, et les autres figures féminines du Titien exploitent leur beauté en fonction de mécanismes procréateurs, tout comme les corps athlétiques des Apollons et des Adonis témoignent de la virilité du chasseur et du lutteur, et de la force surhumaine qui fait survivre la race humaine. Il va de soi que de grands artistes comme Lucian Freud et Francis Bacon minent le simplisme de cette perspective biologisante. L’esthétique comme doctrine des valeurs esthétiques Si l’on scrute, outre les approches sociologique et biologique, le panorama des esthétiques issues du projet fondateur de Baumgarten, on distinguera deux grandes orientations, l’une exploitant une aisthèsis passive donnant lieu à des concepts de l’objectivité du beau d’une part, et une aisthèsis active générant des théories de la subjectivité du beau de l’autre. Les approches objectivantes, bien présentes depuis l’Antiquité, s’efforcent de saisir conceptuellement les propriétés « secrètes » de la beauté. Ce sont les théories de la proportion, de l’équilibre, de la perfection, de la pureté, de la symétrie, des formes géométriques et mathématiques. Cette prétention à l’objectivité, qui fait appel à Pythagore (l’angle droit, le canon du corps), passe par Palladio (la hauteur de la colonne doit être neuf fois sa largeur) et s’étend jusqu’à Marilyn Monroe (la poitrine idéale). Elle réduit l’expérience du beau à la saisie d’un concept ou d’une relation selon un ratio bien défini, ce qui fait comprendre d’ailleurs en profondeur la structure du cosmos dans son idéalité. On pourrait appeler de telles esthétiques « formelles » sachant bien qu’il existe plusieurs types de formalismes qui tous pourtant présupposent la passivité de l’aisthèsis. Elles posent toutes que l’expérience du beau est de nature holistique – la beauté est la loi de l’ensemble, du jeu compositionnel des éléments constituants de l’objet ou de l’état de fait. On retrouve le même objectivisme dans les approches fonctionnalistes qui soutiennent que nous puisons de la jouissance visuelle dans l’utilité praxique des objets ou des états de fait. L’intégrité esthétique, dans cette perspective fonctionnaliste, est située dans le jeu d’ensemble de la forme et de la fonction : plus la forme est déterminée par la fonction, plus l’objet est beau. Une telle conception de la beauté élimine tout ce qui peut paraître frivole, gracieux, élégant, superflu et décoratif. Ce point de vue radicalement fonctionnaliste ne peut évidemment pas être soutenu par des arguments sérieux. On se rappelle que la théorie duchampienne du ready-made, qui a ! 2 sans aucun doute façonné le champ de l’art contemporain, suggère avec force que l’objet plastique, pour être objet d’art, doit être par essence défonctionnalisé . En plus, une 2 conception fonctionnaliste de la beauté est globalement contre-intuitive : peut-on évaluer la beauté des couleurs dans leurs combinaisons et abstractions par leur seule utilité ? Toutefois, on constate depuis Hegel le « déclin de la beauté » et Adorno comprend la modernité comme le rejet du beau en tant que norme et valeur. On ne cesse d’associer le culte de la beauté à une attitude politique conservatrice, à la culture bourgeoise et au goût social régressif. Paul Valéry, avec sa perspicacité habituelle, lance la boutade inquiétante : « La beauté est une sorte de morte » (1894 : 1240) et Antonin Artaud en commentant Soutine et Bacon suggère le remplacement de la beauté par la cruauté. Le terme de « beau » est de moins en moins utilisé pour caractériser l’émotion esthétique lors d’une visite de musée ou de salle de concert, et il est souvent remplacé par d’autres termes comme « intéressant » ou « impressionnant ». Quoi qu’il en soit, c’est bien l’esthétique kantienne du jugement esthétique du beau et du sublime qui est en pleine crise de nos jours, aussi bien pour ce qui marque intimement la production artistique que pour sa théorisation. Deleuze écrit quelque part que l’art actuel met en question l’existence, l’importance et la valeur du beau en remplaçant le beau par le nouveau, l’intense, le surprenant. Notre temps a plus d’attention pour toutes sortes de mutations, notre mentalité est devenue extrêmement sensible à l’historicité et à la temporalité des objets et des situations, ce qui met en question la beauté par essence éternelle et inébranlable – la beauté est placide, harmonieuse et sereine, elle invite à la contemplation. Voilà des valeurs qui sont fondamentalement mises en question de nos jours, de Breton à Deleuze et à Lyotard. Breton écrit : « La beauté sera convulsive ou ne sera pas » (2009 [1964] : 190]. Et la philosophie lyotardienne instaure l’âge du différend, ce qui réévalue la momentanéité, l’instabilité, le chaotique, l’imperfection. Valéry avait déjà constaté que le sentiment esthétique aujourd’hui est implanté dans une subjectivité convulsive dont la sensorialité fonctionne de façon chaotique et est colorée contextuellement. Cette problématisation de l’esthétique canonique, instaurée timidement par Baumgarten en 1735 et développée comme une cathédrale par Kant, est certainement supportée par les pratiques artistiques actuelles. L’esthétique classique avait instauré sa conception de l’œuvre d’art sur l’équilibre entre la forme et la matière, axe primordial régulant la qualité esthétique des L’importance épistémologique des positions de Marcel Duchamp a été démontrée dans deux textes qu’il 2 faudrait lire ensemble : Parret (1999) et Fontanille (2004). ! 3 œuvres. Les grands protagonistes du modernisme d’avant-garde, comme Kandinsky, Mondrian, Matisse, Picasso, ont été tous pris dans ce jeu délicat et constitutif de la forme et de la matière, ce qui permettait une évaluation et une appréciation esthétique selon les critères de l’esthétique kantienne classique. Toutefois, on constate dans l’art actuel un extrême formalisme (et conceptualisme) d’une part et un extrême matiérisme de l’autre. La fascination pour la matière dans sa nudité et dans sa brutalité, de Beuys ou de Kienholz à McCarthy et Serrano, excède toutes les virtualités du jugement esthétique classique. Plusieurs phases peuvent être distinguées dans cette marche vers la matière : l’anti-forme, le informe, l’abject . 3 Robert Morris invente dans les années 1960 la notion d’anti-forme comme réaction aux valeurs de l’art classique et moderniste, et il plaide pour l’horizontalité (contre l’idéal classique de la verticalité) et pour la banalisation des matériaux (industriels ou synthétiques, contre les matériaux « nobles » de l’art classique), toujours en favorisant le souple, le fluide, le mou, le visqueux. L’informe ensuite est dominé par le hasard et nous rapproche déjà de ce que Georges Bataille a pu appeler « la matière scatologique ». On aboutit à l’abject quand l’entropie, la précarité radicale de la matière, est totale et quand la pulsation, le temps rythmé des explosions de la corporéité libidinale, détruit tout ordre et équilibre. Julia Kristeva a proposé le terme d’abject pour indiquer cette position pivotale entre le ne-plus-sujet et pas- encore-objet, cette membrane indifférenciée et indicible provoquant uploads/Philosophie/ semiotique-et-esthetique-en-interface 2 .pdf
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- Publié le Aoû 03, 2022
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