Langue française Les traits principaux de la tradition linguistique française J
Langue française Les traits principaux de la tradition linguistique française Joseph Sumpf Citer ce document / Cite this document : Sumpf Joseph. Les traits principaux de la tradition linguistique française. In: Langue française, n°14, 1972. Linguistique, formation des enseignants et enseignement supérieur. pp. 70-98; doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1972.5600 https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1972_num_14_1_5600 Fichier pdf généré le 04/05/2018 J. Sumpf, Paris-VIII (Vincennes). LES TRAITS PRINCIPAUX DE LA TRADITION LINGUISTIQUE FRANÇAISE En 1886, au cours de sa première leçon dans la chaire de grammaire comparée et de sanscrit qui venait d'être créée à la Sorbonně, Abel Bergaigne déclarait : « La linguistique est dans l'air de ce siècle — lui fermât-on portes et fenêtres, elle entrerait par les fissures x. » Qu'on puisse répéter cette phrase aujourd'hui dans des contextes très différents, sinon contradictoires, suscite un certain malaise chez le linguiste. En effet cela signifie soit que rien n'a changé, c'est-à-dire que les résistances sont plus fortes que ne le pensait A. Bergaigne ou que la linguistique est impuissante, soit qu'il y ait eu évolution, c'est-à-dire qu'il ne s'agit pas tout à fait du même air, des mêmes portes, ni de la même linguistique, soit encore que tout ait totalement changé. Si l'on examine en gros chacune de ces trois hypothèses, le malaise s'accentue, car elles sont plausibles toutes les trois. La leçon d'A. Bergaigne n'a pas le ton triomphant de la citation. Elle constitue plus une défense de la linguistique qu'un étalage de ses succès. D'une part, la linguistique, dit Bergaigne, n'a pas à être utile directement, car le régime des futurs professeurs ne peut être le même que celui des écoliers. A fortiori, l'étude du sanscrit est et restera toujours un luxe. D'autre part, avec la phonétique, la linguistique a acquis une méthode sûre. Certes, il reste la syntaxe, la sémantique, cependant, « nous sommes ramenés toujours aux rapports nécessaires de la physiologie et de l'anatomie mais avec cette différence, tout à l'avantage du linguiste, que son scalpel analyse les formes du langage sans les détruire et que la vie subsiste dans l'organisme qu'il a mis à nu2 ». La linguistique enfin n'est pas incompatible avec la littérature puisque « c'est le privilège de l'étymologiste de rendre la vie aux fleurs desséchées de la rhétorique et de la poétique populaires 3. Ce qui veut dire aussi que le linguiste est, comme le disait Littré, dans la filière du développement national de la langue. Ces questions qu'affronte A. Bergaigne, chaque linguiste les affronte 1. Revue internationale de l'Enseignement, iévrier 1886, pp. 19-114. 2. Ibid., p. 105. 3. Ibid., p. 108. 70 aujourd'hui dans sa pratique, dans ses relations avec ses étudiants, ses collègues ou le public. A quoi sert la linguistique dans l'enseignement? Est-ce que les langues naturelles sont réellement formalisables? Une bonne explication de textes, une longue accoutumance avec un auteur, ne remplacent-elles pas avantageusement, par leur clarté, toute analyse linguistique? Enfin, qui fait la linguistique et de quelle langue? Ce ne peut être que le locuteur natif, nous enseigne la grammaire generative. Mais alors, comment parler de « linguistique générale »? On comprend dans ce cas la force des résistances, pédagogiques, littéraires, et le fait que la linguistique, en réalité, n'ait pas réussi à pénétrer l'institution de l'Enseignement supérieur en son entier. Dans le meilleur des cas, elle occupe un petit secteur. Il est cependant indéniable qu'il y a une sorte d'évolution en ce sens qu'il y a une demande de linguistique de la part des enseignants et que la linguistique par le biais, plus ou moins rigoureux, de l'étude contrastive des langues, de la stylistique, de l'histoire de la langue et enfin de la syntaxe et du dictionnaire, se trouve liée à la pédagogie, à la littérature et finalement à l'ensemble des sciences humaines. Le linguiste est devenu, comme le mathématicien, un personnage du jeu universitaire. Mais, par le fait même de la demande, de ce jeu qui peut devenir spectacle, la linguistique est partout, incarnée ou non par des fonctionnaires dits linguistes. Qui ne prétend faire la sémantique ou la grammaire ou le système de n'importe quoi? Dans la mesure où, depuis Mallarmé, la littérature se prend elle-même pour son propre objet, dans la mesure où certaines questions radicales sont posées à ce qui était déjà des questions radicales, c'est-à-dire Marx ou Freud, il y a une sorte de linguistique qui est l'air de notre siècle ou, pour être plus modeste, celui du milieu intellectuel des années qui suivent la retombée des illusions de la Libération. Ce qui rend cet « air » encore plus compliqué, c'est que les trois hypothèses sont vraies en même temps et se soutiennent entre elles, même si elles estiment devoir se combattre, car il y a une sorte de phraséologie commune, disons grossièrement saussurienne et transformationnelle à la fois, qui s'insinue effectivement partout. Si bien que la rigueur de telle analyse sert de caution involontaire ou de base de départ à telle envolée. Inversement, il est vrai que les questions radicales sont dans le rôle épistémologique de la linguistique. En définitive, qu'il s'agisse du linguiste ou de celui qui lit ou entend parler de la linguistique, on ne sait plus très bien où donner de la tête. Notre dessein n'est pas d'ajouter à cette confusion par une tentative aventureuse de synthèse ou une proclamation doctrinale ou une nouvelle terminologie (on en est saturé), mais d'essayer de distinguer quelques traits dans le cas qui est le nôtre, celui de la linguistique faite par les Français sur le français. Partons des traits extérieurs. 71 I. — Le linguiste comme fonctionnaire. Ce trait comporte la notion de service qui s'inscrit dans un système juridique donné, pose des problèmes syndicaux, implique un temps et un produit spécifiques (l'élève par ex.) dont les médiateurs sont la parole et l'écrit. 1.1. La parole. Dès les débuts de notre système universitaire (en gros vers Cousin), on peut distinguer, sur une base commune, deux types d'éloquence : celle du littéraire et celle du philosophe. La base commune est constituée par une rhétorique qui remonte à saint Augustin, mais englobe aussi bien Pascal, Rousseau que les orateurs de la Révolution. Elle est marquée par des traits qui appartiennent à la culture gréco-latine et par des traits proprement français. Un numéro récent de Communications 4 nous apporte un résumé du séminaire de R. Barthes (Séminaire des Hautes Études 1964-1965) qui constitue un parcours historique très complet de l'évolution de la Rhétorique, et un article très suggestif de P. Kuentz Retenons-en les points suivants auxquels nous apportons quelques rectifications ou quelques précisions supplémentaires qui figurent dans notre travail sur le problème du style en français 5. 1.2. Dimensions sociales et morales de la rhétorique. La rhétorique comporte des dimensions sociales par l'objet qu'elle traite (les querelles de propriété à ses débuts, l'homme, le droit, la justice, etc.), par son public qu'elle classe (l'orateur, selon Cicéron, s'adresse aux docti et non aux sordidi) — et qu'elle reclasse — selon la hauteur, le soutenu du style, l'ordre de l'exposé, qui est en même temps une psychologie et une eschatologie. Elle crée un état d'esprit, une tenue (Cicéron faisait dériver fides de facere). Il peut y avoir des reclassements sociaux : ainsi le christianisme qui s'adresse aux sordidi les appelle rustici (par ex. chez saint Anselme) et ces reclassements vont modifier en retour la rhétorique (influence de la diatribe chez saint Augustin par ex.). Il peut y avoir une sorte de renforcement des exigences internes de la rhétorique que note Barthes (p. 176) et qu'avait déjà indiqué Durkheim lorsqu'il parlait de la pédagogie des Jésuites. Mais on peut se demander si ce « forcing » ne correspond pas aux périodes de baisse de la rhétorique, car, en fait les Jésuites ne produisaient pas de manuels de rhétorique lorsque la période cicéronienne ou la tirade cornélienne suffisaient à fournir l'exemple et la méthode à des esprits fondamentalement formés à croire en l'efficace de la parole. Il peut y avoir démantèlement de la rhétorique, comme le montre P. Kuentz, ce démantèlement n'impliquant pas la 4. Communications 1970, n° 16; Recherches rhétoriques, Paris, Seuil, 243 pages. 5. Introduction à la stylistique du français, Paris, Larousse, 1971, 187 pages. 72 disparition, mais la réutilisation à d'autres fins, en fonctions de certains intérêts sociaux et religieux précis, de tel ou tel élément 6. Il est vrai que toute rhétorique part d'un lieu (topos) dont Barthes dit bien les différentes fonctions. Mais ce lieu, s'il n'est que le vraisemblable, n'est pas pour autant un masque, une lacune, un non-dit refoulé comme le veulent M. Foucault et, à sa suite, P. Kuentz. Car c'est demander aux langages naturels une rigueur qu'ils ne comportent pas. Il est vrai que la logique et la grammaire de Port-Royal se donnent une évidence qu'elles ne fondent pas. Mais toute linguistique ne se meut-elle pas au moins dans l'évidence de sa langue pour le locuteur natif? Nous y reviendrons à propos des grammaires. 1.3. Linguiste, littéraire, philosophe. Toujours est-il que le linguiste, comme tout enseignant, entre dans une salle et parle. uploads/Philosophie/ les-traits-principaux-de-la-tradition-linguistique-francaise.pdf
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- Publié le Jan 10, 2022
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