On a considéré que l’année 1945 avait marqué un commencement théo- rique capita
On a considéré que l’année 1945 avait marqué un commencement théo- rique capital lorsque La Philosophie bantoue du père missionnaire belge Placide Tempels, publiée dans l’une des deux principales langues de la co- lonisation de l’Afrique, le français, était apparue comme le premier ouvrage à reconnaître à un peuple africain – celui des Baluba du Congo – un «système philosophique développé». Privilège insigne, en effet, et qui manifestait une rupture. Privilège parce que la philosophie, depuis qu’elle s’était déclarée, au Souleymane Bachir Diagne Revisiter « La Philosophie bantoue » L’idée d’une grammaire philosophique Tempels fut l’un des premiers Européens à reconnaître à un peuple africain le privilège d'un système philosophi- que développé. Une relecture critique de «La Philosophie bantoue » conduit à renouveler la réflexion sur les rapports entre la philosophie et les langues africaines en sortant des impasses de l’« ethnophilosophie ». Selon cet article, chaque langue forge une « vision du monde » différente, ce conditionnement n’est en aucune manière enfermement dans une « mentalité ». «L’étrange air de famille qu’ont entre elles toutes les philosophies hindoues, grecques, allemandes, s’explique assez simplement. Dès qu’il y a parenté linguistique, en effet, il est inévitable qu’en vertu d’une commune philosophie grammaticale, les mêmes fonctions grammaticales exerçant dans l’inconscient leur empire et leur direction, tout se trouve préparé pour un développement et un déroulement analogue des systèmes philosophiques, tandis que la route semble barrée à certaines autres possibilités d’interprétation de l’univers.» Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, § 20. 44 LE DOSSIER Philosophie et politique en Afrique 45 Politique africaine n° 77 - mars 2000 XIX e siècle, histoire de l’Esprit, était alors tenue pour le telos même de l’Europe, l’expression de cette tension essentielle qui, lui ayant frayé la voie de l’intelligence de soi, lui avait aussi accordé autorité sur tous les autres peuples, lesquels n’avaient, en dernier lieu, jamais rien compris à eux-mêmes. Rupture par rapport à la vision que l’on pouvait avoir du monde noir lorsque l’on posait sur lui le regard du colon, porté, selon une pente ethnologique naturelle, à se rendre radicalement autres, en les inscrivant dans une «pri- mitivité» construite, les significations qui lui apparaissaient étrangères. Dans sa préface au livre du père Tempels datée du 20 juillet 1945, le pro- fesseur E. Possoz insistait sur le mérite d’une œuvre qui marquait une ère nouvelle dans l’histoire de la colonisation en amenant l’Europe à recon- naître ses «erreurs ethnologiques passées». Ce qui ne ferait d’ailleurs, ajoutait- il, qu’ajouter au prestige de cette dernière et, en apportant de nouvelles lumières à l’ethnographie, qu’éclairer la pratique coloniale ainsi que la mis- sion d’évangélisation qui l’accompagnait. On sait qu’à cette date il ne s’agissait plus seulement de pratiquer une «autre ethnologie», mais plutôt de récuser le regard ethnologique lui-même, chargé maintenant de dire l’identité de son objet: cette identité, qui ne peut être que la question poursuivie par un sujet, devrait désormais se chercher dans ce que l’on appellera, avec Achille Mbembé, «l’écriture de soi». Il ne s’agissait plus, non plus, d’une pratique coloniale autrement «éclairée», mais de la mise en branle des décolonisations. On tournera utilement, aujourd’hui, les pages qui furent écrites alors dans les reprises et les récusations du geste de Tempels d’accorder à un peu- ple africain le privilège d’un «système philosophique développé», en les éclairant de la question de la philosophie dans les langues africaines, après que celle de l’existence de la philosophie africaine, en même temps que de sa charge polémique, se fut vidée de son sens. Cette question des langues africaines et de la philosophie sera envisagée dans le cadre de la réflexion sur les enjeux que constitue, pour la cognition, la diversité des langues. Elle consiste à se demander «si chaque langue nous enferme dans un “système de pensée irréductible”», et si l’on peut «identifier purement et simplement représentations linguistiques et représentations cognitives, comme semblent le faire les “grammaires cognitives” 1…». 1. C. Fuchs et S. Robert, Diversité des langues et représentations cognitives, Paris, Ophrys, 1997, p. 2. 46 LE DOSSIER Philosophie et politique en Afrique La philosophie de ceux qui ne parlent pas comme nous Le père Tempels cite le propos d’un de ses collègues qui exprime, selon lui, au-delà même du constat qu’il fait en soulignant le caractère étrange de la manière dont parlent ces gens, la vérité ultime de la vision du monde des peuples de langue bantoue: «leur langage n’est pas comme le nôtre, ils parlent de manière tellement concrète, en des mots qui se rapportent immé- diatement aux choses mêmes; ces peuples parlent “ontologiquement” 2». Cette remarque se rapporte à la façon dont les diverses manières de désigner un homme indiquent, de façon très concrète, l’état de la force vitale qui constitue son être, depuis le degré de force proche de zéro chez celui qui est alors dit «mort» (mufu) jusqu’au niveau ultime de celui qui s’avère un «chef» (mfumu) par la seule puissance qu’il est. Être «chef» est ainsi un état naturel qu’une position institutionnelle éventuelle ne fera que constater (ou faire accéder à la conscience de soi). Si l’être est force et puissance plutôt qu’il n’a la puissance, c’est parce que ce qu’il possède ne lui est pas extérieur mais s’in- corpore véritablement à ce qu’il est. Le muntu, l’être humain, est vivant et fort de ses liens à la divinité, à son clan, à sa famille, à ses descendants, comme il est fort et vivant de son patrimoine et de sa terre, de ce qu’elle porte et de ce qu’elle produit, de ce qui y pousse ou y vit. Avec l’accroissement ou la diminution du patrimoine, c’est l’être qui croît ou qui, au contraire, dimi- nue, c’est-à-dire la force vitale qui le constitue. De l’existence de cette échelle ontologique ordonnant les intensités de la force vitale découle, de manière immédiate, une éthique qui se traduit elle-même directement en un code juridique: ce qui est ontologiquement bon l’est donc aussi éthiquement et sera alors institué comme étant ce qui est juste sur le plan juridique 3. C’est, ajoute le père Tempels, la marque même de la primitivité que cette reproduc- tion, par l’ordre juridique, de l’ordre ontologique naturel, les Bantous n’ayant pas encore accédé à ce degré de sophistication des sociétés plus «évoluées» qui peuvent se donner une loi positive en rupture avec la nature ou la conception philosophique des êtres. On remarquera aussi que rien, sans doute, n’illustre mieux ce «parler ontologique» où le mot est la chose que la notion de «nom intérieur». L’individu, écrit le père Tempels, peut porter trois types de noms: un nom «européen», extérieur, de baptême chrétien (dijina dya kwinika bitu), un nom d’initiation qui lui advient pour marquer l’accession de l’individu à un 47 Politique africaine Revisiter La Philosophie bantoue certain degré, socialement reconnu, et un nom dont il est dit qu’il est «inté- rieur», qu’il est le nom même de la vie ou le nom de l’être: dijina dya munda. Ce dernier nom est véritablement le propre: alors qu’il répondra «oui» ou non si on lui demande s’il s’appelle de tel ou tel nom «européen», il répondra Bwana, moi, ou me voici, à l’appel de son nom intérieur; autre- ment dit, cette réponse est à entendre ainsi: «ce nom, c’est moi en personne 4». Revenons à la notion même d’un «parler ontologique». Elle comporte deux aspects importants et liés qui sont, d’une part, l’affirmation de l’exis- tence de langues essentiellement concrètes par opposition à des langues capables d’abstraction et, d’autre part, l’affirmation de l’existence d’une philosophie sans un philosopher. Que la langue bantoue soit une langue concrète est une thèse qui ne fait que reproduire les affirmations les plus convenues de l’ethnologie classique, celle-la même dont le père Tempels, selon le professeur E. Possoz, voulait dénoncer les «erreurs»; c’est celle, par exemple, de Lévy-Bruhl 5 posant qu’à la différence des langues «évoluées» qui indiquent un usage familier et rapide de l’abstraction, les langues où s’exprime la «mentalité prélogique» usent de procédés toujours concrets. Il faut croire, d’ailleurs, que ce type d’af- firmation a profondément marqué les esprits des intellectuels africains, si l’on en juge par la réaction de Cheikh Anta Diop qui, on le sait, a cru devoir apporter la preuve que l’on pouvait traduire en langue wolof aussi bien de la physique théorique que… La Marseillaise. Affirmer d’autre part l’existence d’une philosophie sans un philosopher signifie que le Bantou porte une vision du monde collective qui s’exprime immédiatement dans les significations qu’il pose, dans ses usages linguis- tiques en particulier, et dont le sujet ultime, qui n’est donc personne en particulier, est l’ethnie. «Le vrai sujet de la philosophie», écrit ainsi Fabien Eboussi-Boulaga, «celui qui la fait, c’est l’ethnie anonyme et éternelle 6». Et, 2. P . Tempels, La Philosophie bantoue, Paris, Présence africaine, 1959, p. 101. 3. Ibid., p. 121. 4. Ibid., pp. 106-107. Cet aspect des choses explique que lorsque l’on donne à un enfant le nom d’un de ses ancêtres, l’on dise que celui-ci est «né de nouveau» ou qu’il est uploads/Philosophie/ souleymane-bachir-diagne-revisiter-x27-la-philosophie-bantoue-x27-l-x27-idee-d-x27-une-grammaire-philosophique.pdf
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- Publié le Dec 23, 2022
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