REVUE SaENTIFIQUE PARADOXES MÉCANISTES Un livre qui vient de paraître sous le d
REVUE SaENTIFIQUE PARADOXES MÉCANISTES Un livre qui vient de paraître sous le double titre Paradoxes de la conscience et limites de Vautomation (1) nous paraît venir à son heure pour rappeler à beaucoup d'hommes de science que les théories mécanistes, plus ou moins assorties d'électronique, qui fleurissent en biologie moléculaire constituent des paradoxes. Ce dernier mot, qui n'est pas créé d'hier puisque les Grecs l'employaient souvent, donne parfois lieu à confusion. On y voit une erreur de raisonnement, un paralogisme. Il n'en est rien ; un paradoxe est comme dans l'antiquité une opinion outrée, contraire à l'opinion commune c'est-à-dire au bon sens. Pour les Grecs, ces grands artistes qui haïssaient la démesure, le paradoxe était un vice intellectuel qu'il fallait réprimer. De nos jours on est beaucoup plus indulgent. En littérature et dans la conversation, le paradoxe est même une qualité appréciée en France tout de même que l'humour l'est en Angleterre. Il ajoute du piquant à la discussion et ranime l'intérêt. Dans la science, où la surveillance des idées est plus rigoureuse, on ne goûte pas le paradoxe lorsqu'il est trop criant. S'il emplit les publications scientifiques de notre vingtième siècle, c'est qu'il a fourni quelques justifications éclatantes. Pour n'en citer qu'une, la conquête de la lune qui n'était qu'un paradoxe à la Jules Verne, est sur le point de devenir une réalité, encore qu'on doive faire beaucoup de réserves sur certaines anticipations. En somme si la science-fiction n'est qu'un amusement d'esprit il ne faut pas la mépriser tout à fait : c'est un excitant cérébral analogue aux romans policiers. Ces premières lignes n'étaient pas un hors-d'œuvre superflu pour exposer la thèse de M. Raymond Ruyer. Nous avons déjà parlé de ce philosophe universitaire qui, dans une dizaine de livres difficiles mais originaux, n'a pas ménagé ses critiques aux savants de notre époque pour leur tendance professionnelle à réduire tous les phéno- mènes de la nature à la figure et au, mouvement. Descartes, dont (1) Edition» Albin-Michel, Collection André George, Les savants et le monde. 2 8 4 R E V U E S C I E N T I F I Q U E leurs théories procèdent, avait eu soin de reconnaître le spirituel, il est vrai tout en le laissant à grande hauteur ; mais pour ses lointains disciples le spirituel soustrait à la mesure n'est qu'une illusion qu'il faut abandonner à la foi religieuse. On excuse Descarteç d'avoir parlé le langage de son temps comme on excuse BufFon d'avoir accepté l'origine biblique du monde. En nous proposant sa doctrine de la psychobiologie, M. Ruyer a eu le mérite, on peut même dire le courage, de réagir contre des règles de pensée scientifiques très répandues dans l'université, qui nous ramènent à un matérialisme périmé. Reprenant avec des arguments nouveaux le vigoureux procès dressé au siècle dernier par Lachelier, il montre qu'un état de cons- cience ne peut s'expliquer par un mécanisme cérébral inspiré des admirables découvertes de l'électronique moderne. L'invention organique n'est pas le fait d'un système nerveux qui n'est lui-même qu'un outil inventé par la vie comme le cœur ou l'estomac. Les structures des êtres vivants et leur fonctionnement dont on s'émer- veille sont des créations psychologiques. M. Ruyer les rapporte à un « psychisme primaire » qui est l'essence même de la vie. C'est une conscience tournée vers le dedans, ce dernier mot étant pris au sens figuré car le psychisme vital n'est pas logé dans l'espace : c'est un « transspatial » qui échappe à toute description. On peut regretter cette expression métaphysique un peu lourde alors que les mots d'esprit ou d'âme, même corrigés dans leur acception traditionnelle, auraient parfaitement suffi pour une notion ineffable. En divisant ce transspatial en régions, M. Ruyer a encore aggravé son langage, mais comment faire ? Quoi qu'il en soit cette âme individuelle est douée d'un «potentiel » qui, à tous les degrés de la vie, a les pouvoirs de l'intelligence .cons- tructive, de la création technique. A cet égard un végétal ou une amibe sont aussi intelligents qu'un être supérieur. « L'amibe n'a pas de système nerveux et pourtant elle agit, se comporte comme une bête de proie, manifeste des instincts ». Nous rappellerons une fois de plus que cette démonstration a été admirablement faite par M. Paul Vignon dans son Introduction à la biologie expérimentale, illustrée de dessins suggestifs. Et pourquoi ne pas citer dans le domaine végétal les deux ouvrages du botaniste autrichien Adolf Wagner, malheureusement non traduits en français : La finalité dans la nature et La raison des plantes (raison ne serait pas ici le mot français exact car les deux sens de Vernunft et Verstand y sont mêlés). Pourquoi enfin ne pas mentionner l'abondante littérature du mimétisme qui justifie l'invitation de M. Ruyer : « Il faut fran- chement accepter l'hypothèse que l'organisme observable, corps dans l'espace et dans le temps, ne représente pas tout l'être vivant dont la réalité le déborde de'beaucoup ». Le livre nouveau nous oblige par son titre à définir la conscience. Pour les philosophes classiques, à quelques variantes près la cons- cience est une connaissance immédiate. Elle a un caractère subjectif R E V U E S C I E N T I F I Q U E 285 quand elle se rapporte au moi, un caractère objectif quand elle embrasse le monde extérieur. Est-il utile d'aller plus loin comme Descartes et Stuart Mill l'ont fait, en distinguant l'acte conscient de la connaissance qui en résulte ? Notre auteur ne s'embarrasse pas de ces distinguos suspects : il parle de la conscience comme d'une réalité évidente qui n'a pas besoin d'être définie. La philosophie a-t-elle jamais pu briser le cercle du Cogito cartésien ? Cependant M. Ruyer attribue à la conscience un caractère dynamique : elle ne fait pas que percevoir, elle concourt à modeler les formes organiques. C'est une « force-thème » dépendant d'un « potentiel ». Tout ce vocabulaire, qui a une couleur scolastique et encourage le nomina- lisme scientifique, ne saurait nous faire oublier le caractère franche- ment spiritualiste de la doctrine de M. Ruyer. Ce qui en fait l'origi- nalité c'est son application aux problèmes de la science et en parti- culier de la biologie. On renoncera à énumérer ou même à résumer les « paradoxes » que notre auteur découvre dans les prétentions de la cybernétique. Il prend ses innombrables exemples dans la vie quotidienne sans réussir toujours à faire entrer le lecteur dans la finesse de ses cri- tiques. Il part du « paradoxe fondamental » offert par la « manifes- tation télévisée ». Est Jce que le témoin de la manifestation perçoit la scène de la même façon que le téléviseur l'enregistre ? Y a-t-il un balayage cérébral opérant par points et lignes ? Si on le croit c'est un paradoxe. L'image cérébrale acquiert immédiatement son unité ; elle s'intègre aussitôt et cela sans avoir besoin d'appareil. S'il y en avait un, il en faudrait un second pour l'intégrer et cela à l'infini. C'est l'objet qui est vu et non le champ visuel que la rétine délimite. Une foule d'exemples sont ainsi empruntés aux perceptions senso- rielles pour aboutir au même jugement, à savoir que la conscience n'est pas une propriété différente de l'étendue : elle est l'essence même de l'étendue. Dans le domaine auditif « on entend la mélodie plutôt que les notes mais on entend aussi les notes » car la conscience du tout n'absorbe pas celle des parties. Et voici un jugement d'ordre général : « La qualité sensible, comme la conscience même, est une émergence mystérieuse pour la science classique, pour la physique mécaniste qui a pris son vrai départ au XVII e siècle, précisément en renonçant à comprendre la qualité ». On n'explique pas le son la en disant que c'est une vibration acoustique de 870 périodes par seconde. Toute perception doit son unité à un acte de conscience. La théorie moderne de l'information avait* déjà incité M. Ruyer à écrire un excellent livre (1) où il critique la cybernétique non sans rendre hommage à « un des progrès les plus remarquables de la technique, de la science et de la philosophie contemporaines ». Il en énumère aujourd'hui les paradoxes auxquels il ajoute tous ceux qui contrarient sa doctrine. Il remarque que les machines cybernétiques emploient des signes qui sont assemblés pour former (1) La cybernétique et l'origine de l'information, Flammarion, 1954. Cf. La ma- chine et l'esprit, Revue, avril 1955. 286 R E V U E S C I E N T I F I Q U E des mots ou des messages de sens précis. Mais un signe qui manque, dit-il, un « blanc » peut avoir*aussi un sens pour l'esprit qui l'inter- prète alors que la machine est incapable d'interpréter. « Le paradoxe de l'auto-information est peut-être le plus important pour la théorie de la connaissance car il consiste à s'informer soi-même. » Et cette auto-information procède d'un « survol » absolu, c'est-à-dire d'une prise générale de conscience qui est intraduisible uploads/Philosophie/ sudre-cr-de-ruyer-paradoxes-de-la-conscience.pdf
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- Publié le Apv 16, 2021
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