1 Herman Parret Séminaire d’esthétique - « De Baumgarten à Lyotard : L’histoire
1 Herman Parret Séminaire d’esthétique - « De Baumgarten à Lyotard : L’histoire de l’esthétique du point de vue haptique » Les vendredis de mars, avril et mai 2015, de 16h30 à 19h (dix séances) SYLLABUS 1 6 mars – Introduction : Valéry sur la pratique artistique comme œuvre de main Le séminaire se propose de commenter l’hypothèse haptologique comme elle s’est présentée au cours du développement de l’esthétique philosophique depuis Baumgarten au milieu du XVIIIe siècle. Les séminaires sont centrés autour de philosophes-esthéticiens qui ont eu une incidence massive sur le déroulement de cette histoire. La liste est évidemment impressionnante : Baumgarten, Lessing, Diderot, Kant, Herder, Schopenhauer, Nietzsche, Fiedler/Riegl/Worringer, Husserl, Merleau-Ponty, Deleuze, Lyotard. Nous avons esquissé au cours de l’argumentaire de ce séminaire également le contexte philosophique plus englobant de ces esthétiques. Le champ de la construction conceptuelle a été élargi vers des domaines adjacents pour une meilleure compréhension de la spécificité avec laquelle l’hypothèse haptologique a été formulée et intégrée dans les théories de l’évaluation ou du jugement esthétique. Il nous importe surtout de montrer comment l’option haptologique chez nos différents auteurs se justifie dans le cadre de leur esthétique générale. Paul Valéry prononce le 17 octobre 1938 dans l’amphithéâtre de la Faculté de Médecine de Paris, à l’occasion du Congrès de Chirurgie, son délicat et généreux Discours aux chirurgiens qui comporte le fragment suivant que nous citons in extenso pour sa beauté et sa pertinence. Ce Traité de la main devrait inventorier les prodiges de cette merveilleuse machine qu’est la main, de l’acte banal de faire un nœud de fil, par l’intervention créatrice dans les interactions communicatives, comme l’ostension par le doigt, jusqu’à l’acte philosophique par excellence : toucher le réel. Toucher le réel, c’est vaincre le scepticisme, exploiter le possible, acquérir de la certitude positive. Cette main fonctionne d’abord à partir de sa nature ou du corps animal et de ses instincts, mais elle les transcende pour inventer mots, concepts et raisons. La multifonctionnalité de la main est immense, et l’inventaire taxinomique impressionnant : la main est « l’appareil qui tour à tour frappe et bénit, reçoit et donne, alimente, prête serment, bat la mesure, lit chez l’aveugle, parle pour le muet, se tend vers l’ami, se dresse contre l’adversaire, et se fait marteau, tenaille, alphabet ». Valéry excelle dans ces taxinomies, et on découvre bien d’autres « formules », comme celle, bien suggestive, dans les Cahiers1. Le Discours aux chirurgiens se réfère évidemment à la main de ces « Messieurs » qui pratiquent « dans l’exercice de [leurs] dramatiques fonctions » « [la] pénétration et [la] modification […] des tissus de notre corps ». La main du chirurgien est une main « qui touche à la vie » et dont la matière est la chair vive, mais le Faire de cette main, « experte en coupes et en sutures », est un art, et Valéry n’hésite pas d’énoncer à ces Messieurs qu’« un artiste est en vous à l’état 1 D’autres « formules » ont été proposées, comme celle que Jean-Luc Nancy construit sous le terme de corpus du tact : « Corpus du tact : effleurer, frôler, presser, enfoncer, serrer, lisser, gratter, frotter, caresser, palper, tâter, pétrir, masser, enlacer, étreindre, frapper, pincer, mordre, sucer, mouiller, tenir, lâcher, lécher, branler, regarder, écouter, flairer, goûter, éviter, baiser, bercer, balancer, porter, peser » (dans Corpus, Paris, Métailié, 1992 [cité dans Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, 85]). Comme le remarque Derrida, cette sémantique ou rhétorique du tact n’est pas vraiment une liste catégorielle des opérations qui consistent à toucher par la main puisqu’elles comportent des exclusions et surtout des inclusions (mordre, sucer, regarder, écouter…) métonymiques qui réfèrent à un « toucher fondamental » combinant tous les sens. 2 nécessaire ». De toute évidence, c’est bien ce syntagme qui nous captive, de la main du chirurgien à la main de l’artiste, puisque il s’agira bien du Faire de l’artiste. Voici ce que Valéry suggère : « Qu’est-ce qu’un artiste ? la personnalité intervient, non plus à l’étage purement psychique où se forme et se dispose l’idée, mais dans l’acte même. L’idée n’est rien, et en somme, ne coûte rien. Si le chirurgien doit être qualifié d’artiste, c’est que son ouvrage ne se réduit pas à l’exécution uniforme d’un programme d’actes impersonnel. Toute la science du monde n’accomplit pas un chirurgien. C’est le Faire qui le consacre ». C’est bien pourquoi l’œuvre d’art est avant tout manuopera, une manœuvre, une œuvre de main. Qu’il me soit permis de compléter cette apologie valéryenne de la main puisqu’elle nous dirige vers une haptologie de l’œuvre d’art. Les Cahiers abondent en méditations sur l’universalité créatrice et plurifonctionnelle de la main humaine. Valéry déplore que l’acte du toucher par la main a été si mal étudié, qu’il n’y a pas de théorie valable de la main, et il n’hésite pas d’énoncer une véritable provocation : « L’étude de la main humaine (système articulé, forces, contacts, etc.) est mille fois plus recommandable que celle du cerveau. Cette concentration du saisir et du sentir ». Certes, la main est « organe de la pensée, est capable d’une infinité de tâches – peut frapper et dessiner, saisir et signifier » mais la main n’exécute pas une pensée qui conçoit, n’est pas l’esclave d’une programmation antérieure par l’esprit. Au contraire, « [la main] va éduquer le cerveau, [et ainsi elle] commet le premier acte métaphysique, le premier acte qui se distingue de son objet immédiat ». Il est vrai que la main est l’organe en tant que certitude positive, en contact direct, indiciel et fusionnel avec le réel, mais elle est avant tout l’organe du possible qui se distingue de son objet immédiat, qui façonne son corrélat. Disons que la main n’est pas tant un « appareil de représentation » mais un appareil de présentification, la main trace, travaille, et Valéry est envoûté par « le travail des mains d’une artiste au piano », comme des mains du sculpteur qui « travaillent » une pierre homogène et le cuivre, des mains de l’ouvrier même « qui ne sait pas qu’il a deux mains et rien que deux ». La main, objet d’étonnement et d’admiration : « Celui qui regarde sa main, la fait mouvoir et considère la main et son mouvement, comme une curiosité, et se dit En quoi ceci est-il Moi ou de Moi » et « Je parle à Mme Curie de ses mains qui font de si étranges exercices dans l’espace pendant qu’elle parle – comme un pianisme ou harpisme d’une légèreté singulière ». La vie sensitive, selon l’apologie de Valéry, est œuvre de main : « Le grain d’une roche, la dureté d’un tronc, la vie froide de feuilles saisies à pleine main, l’inertie de l’eau, m’arrêtent, m’immobilisent et m’accablent ». C’est dire que la sensation impulsive qu’un être humain a de la réalité autour de lui – réalité naturelle, par exemple, comme le rocher, le tronc, les feuilles, l’eau – est essentiellement une expérience de la main : grain, dureté, froid, immobilité même sont des propriétés saisies par la main. L’effet esthésique, direct, immédiat et radical, n’est pas médiatisé par la réflexion ou la cognition : l’âme est « accablée » par l’impact sensoriel haptique. Le mouvement, sans qu’il ne soit mû par l’une ou l’autre efficacité ou utilité, repose sur et provoque en même temps des sensations musculaires qui culminent dans la mobilité de la main, membre privilégié du corps, mobilité qui se développe et se prolonge indéfiniment, souvent sans aucun contrôle de la conscience. Cette mobilité de la main est merveilleusement analysée par Valéry en ce qui concerne la palpation où les sensations tactiles sont quand-même inchoativement organisées. Dans la palpation, la main suit un certain ordre tactile, la manœuvre n’est pas arbitraire mais reconnaît plus ou moins exhaustivement les formes pour les additionner dans leur complémentarité : la pression et le déplacement de la main, la reprise et le prolongement des mouvements suivent une « logique » haptique qui ne doit rien à la rétine. Toutefois, le lyrisme de la main est plurisensoriel : les mains palpent, il est vrai, mais elles empoignent, saisissent, et surtout elles caressent. Une phénoménologie de la caresse nous mènera droit vers la conception haptologique de l’expérience 3 esthétique. Et toute cette vie lyrique de la main n’est ni consciente, ni intentionnelle – la vie est dans le faire avant qu’il n’y ait aucune intervention de l’entendement et du jugement. Bibliographie : Paul Valéry, Œuvres I et II (édition établie et annotée par Jean Hytier), Paris, Gallimard, N.R.F. (La Pléiade), 1957-1960 ; Cahiers I et II (édition établie, présentée et annotée par Judith Robinson), Paris, Gallimard, N.R.F. (La Pléiade), 1973-1974. 2 13 mars - Baumgarten – Felix aestheticus et Veritas aesthetica Le premier paragraphe d’Aesthetica propose la définition suivante de la nouvelle discipline: Aesthetica (theoria liberalium artium, gnosologia inferior, ars pulchre cogitandi, ars analogi rationis) est scientia cognitionis sensitivae. [L’esthétique (théorie des arts libéraux, doctrine de la connaissance inférieure, art de uploads/Philosophie/ syllabus.pdf
Documents similaires










-
39
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Apv 08, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.3297MB