1984 339 Qu'est-ce que les Lumieres? < What is Enligthenment? > (< Qu'est-ce qu
1984 339 Qu'est-ce que les Lumieres? < What is Enligthenment? > (< Qu'est-ce que les Lumieres? >), in Rabinow (P.), éd., The Fourault Rtader, New York, Pantheon Books, 1984, pp. 32-50. De nos jours, quand un joumal pose une question a ses lecteurs, e' est pour leur demander leur avis sur un su jet ou chacun a déja son opinion: on ne risque pas d'apprendre grand-chose. Au xvme siecle, on préférait interroger le public sur des problemes auxquels juste- ment on n'avait pas encore de réponse. Je ne sais si c'était plus effi- cace; c'était plus amusant. Toujours est-il qu'en verru de cette habitude un périodique alle- mand, la BerliniJche MonatJchrift, en décembre 1784, a publié une réponse a la question : W aJ iJt Aufklarung *? Et cette réponse était de Kant. Texte mineur, peut-etre. Mais il me semble qu'avec lui entre dis- cretement dans l'histoire de la pensée une question a laquelle la phi- losophie modeme n'a pas été capable de répondre, mais dont elle n'est jamais parvenue a se débarrasser. Et sous des formes diverses, voila deux siecles maintenant qu' elle la répete. De Hegel a Hor- ckheimer ou a Habermas, en passant par Nietzsche ou Max Weber, il n'y a guere de philosophie qui, directement ou indirectement, n'ait été confrontée a cette meme question: quel est done cet événe- ment qu' on appelle 1' Aufklarung et qui a déterminé, pour une part au moins, ce que nous sommes, ce que nous pensons et ce que nous faisons aujourd'hui? Imaginons que la BerliniJche MonatJJchrift existe encore de nos jours et qu' elle pose a ses lecteurs la question : < Qu' est-ce que la philosophie modeme? >; peut-etre pourrait-on lui répondre en écho: la philosophie modeme, c'est celle qui tente • In Berlinische Monatsschrift, décembre 1784, vol. IV, pp. 481-491 (< Qu'est-ce que les Lumieres? >, trad. Wismann, in CEuvres, París, Gallimard, col!. < Bibliotheque de la Pléiade >, 1985, t. 11). :562 Michel Foucault, Dits et écrits 1984 de répondre a la question lancée, voila deux siecles, avec tant d'imprudence : WaJ ÍJt Aufklarung? Arretons-nous quelques instants sur ce texte de Kant. Pour plusieurs raisons, il mérite de retenir 1' attention. 1) A cette meme question Moses Mendelssohn, lui aussi, venait de répondre dans le meme joumal, deux mois auparavant. Mais Kant ne connaissait pas ce texte quand il avait rédigé le sien. Cenes, ce n'est pas de ce moment que date la rencontre du mouvement philosophique allemand avec les nouveaux développements de la culture juive. I1 y avait une trentaine d'années déja que Mendels- sohn était a ce carrefour, en compagnie de Lessing. Mais jusqu'alors i1 s'était agi de donner droit de cité a la culture juive dans la pens~ allemande - ce que Lessing avait tenté de faire dans Die juden * - ou encore de dégager des problemes communs a la pensée juive et a la philosophie allemande: c'est ce que Mendelssohn avait fait dans les EntretienJ Jur l'immortalité de /'ame**. Avec les deux textes parus dans la BerliniJche MonatJchrift, I'Aufklarung allemande et I'HaJkala juive reconnaissent qu'elles apparriennent a la meme his- toire; elles cherchent a déterminer de quel processus commun elles relevent. Et c'était peut-etre une maniere d'annoncer l'acceptation d'un destin commun, dont on sait a quel drame il devait mener. 2) Mais il y a plus. En lui-meme et a l'intérieur de la tradition chrétienne, ce texte pose un probleme nouveau. C: n'est cerrainement pas la premiere fois que la pensée philo- s?phtque cherche a réfléchir sur son propre présent. Mais, schéma- ttquement, on peut dire que cette réflexion avait pris jusqu'alors trois formes principales : - on peut représenter le présent comme apparrenant a un certain age ?u ~onde, distinct des autres par quelques caracteres propres, ou sep~re des autres par quelque événement dramatique. Ainsi dans L:e Polzttque de Platon, les interlocuteurs reconnaissent qu'ils appar- ttennent a l'une de ces révolutions du monde ou celui-ci toume a l'envers, avec tout~~ les conséquences négatives que cela peut avoir; . - on .peut ausst mterroger le présent pour essayer de déchiffrer en lu~ l~s stgnes annonciateurs d'un événement prochain. On a la le pnna~e d'une sorte d'herméneutique historique dont Augustin pourratt donner un exemple; • Lessing (G.), Die ]uden, 1749. u Mendelssohn (M.), Phadon oder aber die Unsterblichkeit der Seele Betlin 1767 1768, 1769. ' ' ' :563 Michel Foucault, Dits et écrits 1984 - on peut également analyser le présent comme un point de transition vers l'aurore d'un monde nouveau. C'est cela que décrit Vico dans le dernier chapitre des Príncipes de la philosophie de /' his- toire ""; ce qu'il voit < aujourd'hui >, c'est <la plus complete civili- sation se répandre chez les peuples soumis pour la plupatt a quel- ques grands monarques >; e' est aussi < l'Europe brillant d'une incomparable civilisation >, abondant enfin < de tous les biens qui composent la félicité de la vie humaine >. Or la maniere dont Kant pose la question de 1' A.ufklarung est tout a fait différente : ni un age du monde auquel on appattient, ni un événement dont on perc;oit les signes, ni l'aurore d'un accomplis- sement. Kant définit l'Aufklarung d'une fac;on presque entierement négative, comme une Ausgang, une < sortie >, une < issue >. Dans ses aurres textes sur l'histoire, il arrive que Kant pose des questions d'origine ou qu'il définisse la finalité intérieure d'un processus his- torique. Dans le texte sur 1' A.ufklarung, la question concerne la pure actualité. n ne cherche pas a comprendre le présent a pattir d'une totalité ou d'un achevement futur. 11 cherche une différence: quelle différence aujourd'hui introduit-il par rapport a hier? 3) Je n'entrerai pas dans le détail du texte qui n'est pas toujours tres clair malgré sa brieveté. )e voudrais simplement en retenir trois ou quatre traits qui me paraissent importants pour comprendre comment Kant a posé la question philosophique du présent. Kant indique tout de suite que cette < sortie > qui caractérise 1' Aufklarung est un processus qui nous dégage de 1' état de < mino- cité >. Et par < minorité >, il entend un certain état de notre volonté qui nous fait accepter l'autorité de quelqu'un d'autre pour nous conduire dans les domaines ou il convient de faire usage de la rai- son. Kant donne trois exemples : nous sommes en état de minorité lorsqu'un livre nous tient lieu d'entendement, lorsqu'un directeur spirituel nous tient lieu de conscience, lorsqu'un médecin décide a notre place de notre régime (notons en passant qu'on reconnait faci- lement le registre des trois critiques, bien que le texte ne le dise pas explicitement). En tout cas, 1' Aufklarung est définie par la modifica- don du rapport préexistant entre la volonté, l'autorité et l'usage de la raison. 11 faut aussi remarquer que cette sortie est présentée par Kant de fac;on assez ambigue. 11 la caractérise comme un fait, un processus en train de se dérouler; mais il la présente aussi comme une tache et • Vico (G .), Principii di una scienza nuotJa d'interno al/a comune natura del/e nazioni, 1725 (Principes de la philosophie de l'histoire, trad. Michelet, Paris, 1835; rééd. Paris, A. Colin, 1963). 564 Michel Foucault, Dits et écrits 1984 une obligation. Des le premier paragraphe, il fait remarquer que l'homme est lui-meme responsable de son état de minorité. 11 faut done concevoir qu'il ne pourra en sortir que par un changement qu'il opérera lui-meme sur lui-meme. D'une fac;on significative, Kant dit que cette A.ufklarung a une ~- devise> (Wahlspruch) :orla devise, e' est un trait distinctif par lequel on se fait reconnaftre; e' est aussi une consigne qu'on se donne a soi-meme et qu'on propose aux aurres. Et quelle est cette consigne? Aude saper, < aie le courage, l'audace de savoir >. 11 faut done considérer que l'A.ufklarung est a la fois un processus dont les hommes font pattie collectivement et un acte de courage a: effectuer personnellement. 11s sont a la fois élé- ments et agents 'él u meme processus. lls peuvent en etre les acteurs dans la mesure ou ils en font pattie; et il se produit dans la mesure ou les hommes décident d'en etre les acteurs volontaires. Une troisieme difficulté apparaft 1a: dans .le texte de Kllnt. Elle réside dans l'emploi du mot Menschheit. On sait l'impottance de ce mot dans la conception kantienne de l'histoire. Faut-il comprendre que c'est !'ensemble de l'espece humaine qui est prise dans le pro- cessus de l'A.ufklarung? Et dans ce cas, il faut imaginer que l'Auf- klarung est un changement historique qui touche a l'existence poli- tique et sociale de tous les hommes sur la surface de la terre. Ou faut-il comprendre qu'il s'agit d'un changement qui affecte ce qui constitue l'humanité de 1' etre humain? Et la question alors se pose de savoir ce qu' est ce changement. La encore, la réponse de Kant n'est pas dénuée d'une certaine ambigui'té. En tout cas, sous des allures simples, elle est assez complexe. Kant définit deuxconditions essentielles pour uploads/Philosophie/foucault-339-qu-x27-est-ce-que-les-lumieres.pdf
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- Publié le Jul 08, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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