Pierre Lévy S SU UR R L LE ES S C CH HE EM MI IN NS S D DU U V VI IR RT TU UE E
Pierre Lévy S SU UR R L LE ES S C CH HE EM MI IN NS S D DU U V VI IR RT TU UE EL L 2 "Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel." Gilles Deleuze, Différence et Répétition. "La réalité virtuelle corrompt, la réalité absolue corrompt absolument." Roy Ascott, Prix Ars electronica 1995 AVANT-PROPOS Un mouvement général de virtualisation affecte aujourd'hui non seulement l'information et la communication mais aussi bien les corps, le fonctionnement économique, les cadres collectifs de la sensibilité ou l'exercice de l'intelligence. La virtualisation atteint même les modalités de l'être ensemble, la constitution du "nous": communautés virtuelles, entreprises virtuelles, démocratie virtuelle... Quoique la numérisation des messages et l'extension du cyberespace jouent un rôle capital dans la mutation en cours, il s'agit d'une vague de fond qui déborde amplement l'informatisation. Faut-il craindre une déréalisation générale? Une sorte de disparition universelle, comme le suggère Jean Beaudrillard? Sommes-nous sous la menace d'une apocalypse culturelle? D'une terrifiante implosion de l'espace-temps, comme l'annonce Paul Virilio depuis plusieurs années? Ce livre défend une hypothèse différente, non catastrophiste: parmi les évolutions culturelles à l'oeuvre en ce tournant du troisième millénaire - et malgré leurs indéniables aspects sombres ou terribles - , s'exprime une poursuite de l'hominisation. Jamais, sans doute, le changement des techniques, de l'économie et des moeurs n'ont été si rapides et déstabilisants. Or la virtualisation constitue justement l'essence, ou la fine pointe, de la mutation en cours. En tant que telle, la virtualisation n'est ni bonne, ni mauvaise, ni neutre. Elle se présente comme le mouvement même du "devenir autre" - ou hétérogénèse - de l'humain. Avant de la craindre, de la condamner ou de s'y jeter à corps perdu, je demande que l'on prenne la peine d'appréhender, de penser, de comprendre dans toute son ampleur la 3 virtualisation. Comme on le verra tout au long de ce livre, le virtuel, rigoureusement défini, n'a que peu d'affinité avec le faux, l'illusoire ou l'imaginaire. Le virtuel n'est pas du tout l'opposé du réel. C'est au contraire un mode d'être fécond et puissant, qui donne du jeu aux processus de création, ouvre des avenirs, creuse des puits de sens sous la platitude de la présence physique immédiate. Nombre de philosophes - et non des moindres - ont déjà travaillé sur la notion de virtuel, y compris certains penseurs français contemporains comme Gilles Deleuze ou Michel Serres. Quelle est donc l'ambition du présent ouvrage? Elle est fort simple: je ne me suis pas contenté de définir le virtuel comme un mode d'être particulier, j'ai voulu aussi analyser et illustrer un processus de transformation d'un mode d'être en un autre. En effet, la virtualisation remonte du réel ou de l'actuel vers le virtuel. La tradition philosophique, jusqu'aux travaux les plus récents, analyse le passage du possible au réel ou du virtuel à l'actuel. Aucune étude, à ma connaissance, n'a encore analysé la transformation inverse, en direction du virtuel. Or c'est précisément ce retour amont qui me semble caractéristique à la fois du mouvement d'auto-création qui a fait surgir l'espèce humaine et de la transition culturelle accélérée que nous vivons aujourd'hui. L'enjeu de ce livre est donc triple: philosophique (le concept de virtualisation), anthropologique (le rapport entre le processus d'hominisation et la virtualisation) et sociopolitique (comprendre la mutation contemporaine pour avoir une chance d'y devenir acteur). Sur ce dernier point, l'alternative majeure ne met donc pas en scène une hésitation cousue de fil blanc entre le réel et le virtuel, mais bien plutôt un choix entre diverses modalités de virtualisation. Mieux encore, nous devons distinguer entre une virtualisation en cours d'invention, d'une part, et ses caricatures aliénantes, réifiantes et disqualifiantes, d'autre part. D'où, à mon sens, l'urgente nécessité d'une cartographie du virtuel à laquelle répond ce "précis de virtualisation". Dans le premier chapitre, "Qu'est-ce que la virtualisation?", je définis les principaux concepts de réalité, possibilité, actualité et virtualité qui seront utilisés par la suite, ainsi que les différentes transformations d'un mode d'être à l'autre. Ce 4 chapitre est également l'occasion d'un début d'analyse de la virtualisation proprement dite, et notamment de la "déterritorialisation" et autres phénomènes spatio-temporels étranges qui lui sont généralement associés. Les trois chapitres suivants concernent la virtualisation du corps, du texte et de l'économie. Les concepts dégagés précédemment sont ici exploités sur des phénomènes contemporains et permettent d'analyser de manière cohérente la dynamique de la mutation économique et culturelle en cours. Le cinquième chapitre analyse l'hominisation dans les termes de la théorie de la virtualisation: virtualisation du présent immédiat par le langage, des actes physiques par la technique et de la violence par le contrat. Ainsi, malgré sa brutalité et son étrangeté, la crise de civilisation que nous vivons peut être ressaisie dans la continuité de l'aventure humaine. Le chapitre six, "Les opérations de la virtualisation", utilise les matériaux empiriques accumulés aux chapitres précédents pour mettre en évidence le noyau invariant d'opérations élémentaires à l'oeuvre dans tous les processus de virtualisation: ceux d'une grammaire, d'une dialectique et d'une rhétorique élargies aux phénomènes techniques et sociaux. Les septième et huitième chapitres examinent "La virtualisation de l'intelligence". Ils présentent le fonctionnement technosocial de la cognition en suivant une dialectique de l'objectivation de l'intériorité et de la subjectivation de l'extériorité dont on verra qu'elle est typique de la virtualisation. Ces chapitres débouchent sur deux résultats principaux. Tout d'abord une vision renouvelée de l'intelligence collective en cours d'émergence dans les réseaux de communication numériques. Ensuite, la construction d'un concept d'objet (médiateur social, support technique, et noeud des opérations intellectuelles) qui vient achever la théorie de la virtualisation. Le huitième chapitre résume, systématise et relativise les acquis de l'ouvrage, puis esquisse le projet d'une philosophie capable d'accueillir la dualité de l'événement et de la substance dont il aura été question, en filigrane, tout au long de ce travail. 5 L'épilogue, enfin, en appelle à un art de la virtualisation, à une nouvelle sensibilité esthétique qui, en ces temps de grande déterritorialisation, ferait d'une hospitalité élargie sa vertu cardinale. QU'EST-CE QUE LA VIRTUALISATION? L L L' ' 'a a ac c ct t tu u ue e el l l e e et t t l l le e e v v vi i ir r rt t tu u ue e el l l Considérons pour commencer l'opposition facile et trompeuse entre réel et virtuel. Dans l'usage courant, le mot virtuel s'emploie souvent pour signifier la pure et simple absence d'existence, la "réalité" supposant une effectuation matérielle, une présence tangible. Le réel serait de l'ordre du "je le tiens" tandis que le virtuel serait de l'ordre du "tu l'auras", ou de l'illusion, ce qui permet généralement l'usage d'une ironie facile pour évoquer les diverses formes de virtualisation. Comme nous le verrons plus loin, cette approche comporte une part de vérité intéressante, mais elle est évidemment beaucoup trop grossière pour fonder une théorie générale. Le mot virtuel vient du latin médiéval virtualis, lui-même issu de virtus, force, puissance. Dans la philosophie scolastique, est virtuel ce qui existe en puissance et non en acte. Le virtuel tend à s'actualiser, sans être passé cependant à la concrétisation effective ou formelle. L'arbre est virtuellement présent dans la graine. En toute rigueur philosophique, le virtuel ne s'oppose pas au réel mais à l'actuel: virtualité et actualité sont seulement deux manières d'être différentes. Ici, il faut introduire une distinction capitale entre possible et virtuel, que Gilles Deleuze a mise en lumière dans Différence et répétition. Le possible est déjà tout constitué, mais il se tient dans les limbes. Le possible se réalisera sans que rien ne change dans sa détermination ou dans sa nature. C'est un réel fantomatique, latent. Le possible est exactement comme le réel: il ne lui manque que l'existence. La réalisation d'un possible n'est pas une création, au sens plein de ce terme, car la 6 création implique aussi la production innovante d'une idée ou d'une forme. La différence entre possible et réel est donc purement logique. Le virtuel, quant à lui, ne s'oppose pas au réel mais à l'actuel. Contrairement au possible, statique et déjà constitué, le virtuel est comme le complexe problématique, le noeud de tendances ou de forces qui accompagne une situation, un événement, un objet ou n'importe quelle entité et qui appelle un processus de résolution: l'actualisation. Ce complexe problématique appartient à l'entité considérée et en constitue même une des dimensions majeures. Le problème de la graine, par exemple, est de faire pousser un arbre. La graine "est" ce problème, même si elle n'est pas seulement cela. Cela ne signifie pas qu'elle "connaisse" exactement la forme de l'arbre qui, finalement, épanouira son feuillage au-dessus d'elle. A partir des contraintes qui sont les siennes, elle devra l'inventer, le coproduire avec les circonstances qu'elle rencontrera. D'un côté, l'entité porte et produit ses virtualités: un événement, par exemple, réorganise une problématique antérieure et il est susceptible de recevoir des interprétations variées. D'un autre côté, le virtuel constitue l'entité: les virtualités inhérentes à un être, sa problématique, le noeud de tensions, de contraintes et de uploads/Philosophie/ pierre-levy-sur-les-chemins-du-virtuel.pdf
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- Publié le Mar 09, 2021
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