Le renversement praxéologique, ou l’intelligence du Renard Denis VERNANT* L’usa
Le renversement praxéologique, ou l’intelligence du Renard Denis VERNANT* L’usage du langage est le propre de l’Homme (et des animaux de la fable). Longtemps, le langage fut considéré comme le simple véhicule d’une pensée autonome. Aujourd’hui, il acquiert une fonction cognitive et une densité propre. La question devient alors celle de son rapport à l’action. Action communicationnelle que constitue sa mise en discours, mais aussi action extra-langagière qui met en jeu les relations des interlocuteurs entre eux ainsi que leurs rapports au monde qu’ils construisent ensemble. 1 LA RUPTURE INITIALE On date généralement la rupture avec la philosophie subjectiviste et représentationnelle cartésienne du début du XXe siècle1. Et l’on caractérise l’épistémè nouvelle précisément par l’avènement du langage dans sa positivité, sa puissance cognitive et sa complexité symbolique. 1.1 Le « tournant langagier » Avec l’invention de la logique formelle par Frege et Russell, le langage devint un outil de savoir. On disposa enfin avec les calculs des propositions, des prédicats et des relations du moyen de rendre compte * Laboratoire Philosophie, Langages & Cognition, Université de Grenoble. 1. Sur ce changement épistémique, cf. Denis Vernant, Introduction à la philosophie contemporaine du langage, Paris, Armand Colin, 2010, Introduction, p. 7-24. 2 Denis Vernant rigoureusement des procédures rationnelles d’inférence déductive. Outre ses conséquences technologiques cruciales (l’invention de l’ordinateur et de l’Intelligence Artificielle) cette novation fournit la possibilité d’une conceptualisation et d’une analyse précise des problèmes. Il en résulta en particulier en philosophie une appréhension langagière des questions et leur traitement méthodique donnant naissance à la philosophie analytique et, plus généralement, au développement de la philosophie du langage. Parallèlement, le langage devint objet de science. La linguistique saussurienne, définissant la langue comme système de signes, ouvrit un nouveau champ de recherche qui conduisit aux « sciences du langage ». Plus encore, elle fournit le modèle structural qui donna naissance aux « sciences de l’Homme » chargées d’élaborer les « grammaires » gouvernant les différentes pratiques symboliques de l’Homme. 1.2 L’approche pragmatique Par delà l’étude des langages artificiels des logiques, des langues naturelles des linguistiques, des pratiques symboliques des sciences de l’Homme, nous importe la constitution d’un objet nouveau : le discours comme mise en acte du langage et, partant, l’avènement d’une interdiscipline nouvelle : la pragmatique. Issue de l’approche pragmatiste de Peirce, la pragmatique fut caractérisée par Morris comme l’usage expressif du discours par le locuteur à des fins d’interaction sociale. A l’aube des années soixante, John-Langshaw Austin, procédant à une description minutieuse de l’usage de l’anglais, esquissa la théorie des actes de discours2. Mais aussi bien chez son fondateur que chez ses successeurs, cette théorie souffrit d’un défaut majeur : l’exclusion de la dimension interactionnelle de toute énonciation effective. Déjà Martin Buber dans une perspective spiritualiste, puis Mikhaïl Bakhtine dans un contexte sociologique avaient insisté sur le caractère fondamentalement relationnel et dialogique de tout usage de la langue. S’ouvrit alors une problématique dialogique suivie aussi bien par le second Wittgenstein avec ses jeux de langage, que par Emile Benveniste avec la structuration dialogique du discours ou Francis Jacques avec son espace logique de l’interlocution. Dès lors, il ne suffisait pas de cerner les actes de discours proposés par le locuteur, mais de dégager le processus interactionnel par lequel locuteur et allocutaire s’entendaient pour construire ensemble des 2. Cf. Quand dire, c’est faire, trad. fr. par G. Lane, Seuil, Points, Paris, 1991. LE RENVERSEMENT PTAXEOLOGIQUE 3 interactes et coopérer pour faire progresser leur activité dialogique conjointe3. 1.3 Le paradigme actionnel S’imposa alors une étude des procédures d’interactions langagières dans leur dimension d’échange dialogique. Mais pouvait-on en rester là ? On comprendra aisément que l’analyse des activités communicationnelles supposait en dernière instance le recours à une théorie générale de l’action. Frege, introduisant dès 1917 le concept cardinal de force assertive, définit l’assertion comme l’expression d’un acte de jugement : Si le jugement est un acte, il se produit à un moment déterminé, il appartient ensuite au passé. Un acte comporte un acteur, et l’acte n’est pas entièrement connu si l’acteur n’est pas connu4. Wittgenstein subordonna les jeux de langage à des activités sociales inscrites dans des formes de vie.5 Et Austin fut parfaitement conscient qu’une théorie des actes de discours doit être subordonnée à une théorie générale de l’action : Reste une objection à nos actes illocutoires et perlocutoires, selon laquelle la notion d’acte n’est pas claire. Nous y répondons par une théorie générale de l’action6. Ainsi toute pragmatique doit être entée sur une praxéologie telle celle inventée à l’aube du XXIe siècle par Alfred Espinas et développée par Tadeusz Kotarbinski. Comment rendre compte du caractère processuel, imprévisible et créatif du dialogue effectif sans faire appel au concept d’action conjointe ? Et comment ne pas y voir une activité coopérative qui, définie de façon bipolaire par Kotarbinski7, peut aussi 3. Sur cette approche dialogique, cf. Denis Vernant, op. cit., chap. 3, § 6, p. 128-135. 4. Écrits logiques et philosophiques, trad. fr. Cl. Imbert, Paris, Seuil, 1971, Recherches logiques, La négation, p. 205, note 1. 5. Cf. le fameux § 23 des Investigations philosophiques, Gallimard, Coll.Tel, Paris, 1989 : « Le mot “jeu de langage” doit faire ressortir ici que le parler du langage fait partie d’une activité ou d’une forme de vie ». 6. Quand dire, c’est faire, p. 117. 7. Cf. le chapitre 7 du Traité du travail efficace, (1953), trad. coordonnée par Jean- Luc Dumont, P.U. Franche-Comté, 2007. 4 Denis Vernant bien engendrer des dialogues aboutissant à un accord que des débats conflictuelles8. 2 PRAGMATIQUE/PRAXEOLOGIQUE Dès lors que l’on s’émancipait de la tradition représentationnelle, le paradigme actionnel s’imposait. Mais il restait à concevoir clairement les rapports entre pragmatique et praxéologie. 2.1 La clôture communicationnelle La réponse généralement adoptée par les philosophes du langage et de la communication consista, nolens volens, à reconnaître un niveau praxéologique d’analyse tout en prenant bien soin de le séparer du niveau proprement pragmatique et communicationnel. Cette stratégie, foncièrement idéaliste, conduisit à un triple clivage entre philosophie et sciences de l’Homme ; personne et individu ; communication et activité mondaine. Prenons rapidement quelques exemples. 2.1.1 Philosophie/Sciences de l’Homme Les philosophes du dialogue et de la communication prétendent assurer l’autonomie de leur approche pragmatique en adoptant une posture transcendantale consistant à chercher les conditions a priori de toute communicabilité. L’héritage kantien est alors diversement assumé et le statut du transcendantal varie. Mais l’objectif stratégique est de maintenir une coupure salvatrice entre la philosophie et les apports des récentes Sciences de l’Homme et de la Société. Pour exemple, Habermas tenta de refonder de façon procédurale et dialogique la raison pure pratique kantienne en proposant un transcendantal historicisé qui lui permettrait d’assurer le statut proprement philosophique de sa recherche. La prétention à l’autonomie demeure une caractéristique principale de la philosophie idéaliste9. 8. Sur l’approche praxéologique du dialogue, cf. notre article « De la pragmatique à la praxéologie », Penser & Agir, Victor Alexandre éd. Paris, Èd. le manuscrit, 2009, p. 299- 346. 9. Sur cette prétention comme stratégie de distinction, cf. l’analyse du langage de Heidegger par Bourdieu dans Ce que parler veut dire, l’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, partie III, chap.1, p. 167-205. LE RENVERSEMENT PTAXEOLOGIQUE 5 2.1.2 Personne/individu Le deuxième clivage consiste à distinguer le plus nettement possible la personne, sujet philosophique du dialogue, de l’individu qui n’en est que le support contingent. Un tel clivage est dejà présent chez Martin Buber. On le retrouve par exemple de façon très claire chez Francis Jacques qui considère que l’individu n’est que le substrat matériel de la personne qui se co-constitue dans et par l’activité dialogique. D’où la métaphore du puzzle : De même qu’il serait absurde de rendre compte de la structure de l’image à partir du découpage des fragments matériels, il serait dépourvu de sens de rendre compte des rapports spécifiques entre les personnes à partir des rapports entre les individus10. 2.1.3 Agir communicationnel/Agir stratégique Enfin, le troisième clivage consiste à séparer le plus nettement possible l’activité dialogique des personnes de ses enjeux contingents. La forme la plus éloquente en est la scission habermassienne entre agir communicationnel et agir stratégique. S’inscrivant dans une « situation idéale de dialogue », l’agir communicationnel ne peut produire ses effets salutaires et conduire à un consensus final que s’il s’émancipe des contraintes subsidiaires et des intérêts subalternes de l’agir stratégique. Le dialogue devrait s’instaurer entre purs philosophes, agents rationnels libérés des viles contraintes domestiques. Toute prise en compte des besoins, désirs, intérêts et différences individuelles relèverait de la manipulation. Inutile d’insister sur le caractère éthéré et foncièrement idéologique de l’« éthique de la discussion » qui peut résulter d’une telle théorie11. 2.2 Le renversement praxéologique On aura compris que nous proposons d’opposer à cette approche idéaliste un renversement praxéologique consistant à subordonner l’approche pragmatique à ses déterminants praxéologiques. Au plan théorique, un tel renversement avait été anticipé par Léo Apostel qui, à l’époque concevait la praxéologie en termes structurels : D’une part, la syntaxe présuppose la pragmatique, d’autre part la sémantique présuppose, elle aussi, la pragmatique tandis que la 10. uploads/Philosophie/corbeau-renard.pdf
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- Publié le Jui 30, 2021
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