Revista MUZICA Nr. 4 / 2011 0 112 RHÉTORIQUE ET RAISON DANS LE DISCOURS MUSICAL

Revista MUZICA Nr. 4 / 2011 0 112 RHÉTORIQUE ET RAISON DANS LE DISCOURS MUSICAL (II) TUDOR MISDOLEA Lorsque nous écoutons une œuvre musicale, nous nous rendons compte que nous sommes confrontés à un discours qui veut nous convaincre, par une esthétique appropriée, de l’existence d’une réalité transcendante. Ce discours doit répondre aux exigences de la rhétorique, mais en même temps il doit se conformer à une logique rigoureuse et naturelle. En effet le but de tout discours musical est de faire naître dans l’esprit de l’auditeur, par sa présence ininterrompue, les Idées essentielles de la permanence humaine. Définitions Les Modernes reviennent, semble-t-il, au sens antique de la création artistique. En effet les Antiques n’insistaient pas sur l’aspect esthétique de l’art, mais plutôt sur son aspect raisonné, sur le fait que l’art a comme fondement un système de règles pratiques en vue d’obtenir un produit final d’une certaine valeur sensible (en grec techné, en latin ars). Un philosophe grec, Cratyle de l’école d’Héraclite, maître de Platon, se trouve à l’origine de la croyance en l’union non- arbitraire, déterminée, nécessaire et donc motivée du Revista MUZICA Nr.4 / 2011 113 son et du sens, qui aujourd’hui s’appelle cratylisme1. Il s’agit d’une union naturelle qui peut être dévoilée par la science, mais aussi par l’intuition. L’art a comme fondement la solidarité mutuelle, la symbiose inexorable entre l’univers de la pensée et la construction sensible, entre la vision et la forme. La rhétorique est l’art de la persuasion et elle se constitue, en même temps, comme théorie du discours, comme théorie de la pensée discursive. Pour Aristote la rhétorique est l’analogue de la dialectique2 ; l’une et l’autre portent sur des questions liées à la pensée en mouvement progressif. L’objet de la rhétorique est le discours3. Par la rhétorique l’homme a trouvé le moyen de transformer la passion chaotique en passion réfléchie, en découvrant, en même temps, le monde de la communication mutuelle4. Sur ce chemin naît l’opinion passionnée, l’opinion créatrice, qui conduit directement à la vision de l’idée esthétique. La phénoménologie du discours musical et la structuration de celui-ci, ayant toujours devant elles l’idée de la persuasion, essaient d’arriver à la découverte de la réalité permanente de l’âme humaine et par cela, à la découverte de l’émotion originaire. Un discours musical bien construit est celui qui attire l’attention et l’assentiment de l’auditeur, celui 1 Platon, Cratyle, GF Flammarion, Paris, 1998. 2 Aristote, Rhétorique, Gallimard, Paris, 1998. 3 Le mot « discours » ne désigne pas nécessairement un développement oratoire ; du point de vue sémiotique les « discours » représentent des énoncés, quelque nature que ce soit, mises en relation avec leur énonciation ; en termes plus pratiques et aussi plus généraux on entend par « discours » un ensemble organisé de phrases de toute nature sur un sujet donné. 4 La communication mutuelle ouvre l’accès à la dynamique de l’activité spirituelle. Revista MUZICA Nr. 4 / 2011 0 114 qui persuade autrui de sa capacité à véhiculer des idées et des sentiments en concordance avec la structure psychique et morale de son créateur. La persuasion est un phénomène difficilement compréhensible, mystérieux, peut-on même dire, car elle réussit à instaurer chez autrui, sans utiliser de moyens coercitifs, un état d’esprit nouveau par rapport à celui dans lequel il se trouvait auparavant. La rhétorique, par ses qualités rationnelles et par son organisation intérieure, essaye de comprendre et de déterminer la logique des structures qui entrent dans le jeu de la persuasion1. La composition du discours musical doit répondre, d’une manière exemplaire, aux contraintes rigoureuses de la persuasion. Pour cela sont nécessaires un savoir-faire et une connaissance aiguë de la nature et du fonctionnement de la cellule musicale. En partie ce savoir peut faire l’objet d’un enseignement, mais en totalité il est inné, il subsiste dans les couches pré-reflexives de la pensée humaine. Chaque compositeur authentique, chaque créateur trouve dans sa propre personnalité, dans les couches ante-prédicatives de sa conscience, les ressources nécessaires pour développer ses propres idées musicales. L’œuvre musicale, qui « si 1 I.A. Richards, un pionnier de la nouvelle vision sur la rhétorique, dans The Philosophy of Rhetoric (Oxford University Press, 1971) emprunte sa définition de la rhétorique à Whateley qui affirme que la rhétorique est « une discipline philosophique visant à la maîtrise des lois fondamentales de l’usage du langage ». La rhétorique est la théorie du discours, et de la pensée comme discours. / I.A Richards appelle la rhétorique « une étude de la compréhension et de la mécompréhension ». / Paul Ricœur dans son ouvrage La métaphore vive voit dans la rhétorique un remède apporté à cette « mécompréhension ». Revista MUZICA Nr.4 / 2011 115 harmonieusement agite tout ce grand univers »1, une fois créée, institue un ordre bidirectionnel entre le créateur et le temps. Il s’agit d’une réciprocité existentielle qui s’installe entre eux et qui organise l’univers tout entier. Stravinsky disait que pour que cet ordre soit réalisé, il nous faut une construction. La construction est le discours musical lui-même. La juxtaposition des cellules et des formes évolutives musicales se fait d’une manière chez Beethoven, d’une autre manière chez Schubert ou d’une toute autre manière chez Xenakis et Stockhausen. Cette juxtaposition est issue d’une réflexion innée sur la nature et le fonctionnement de la logique qui vise la beauté, le goût et en général l’esthétique spécifique à une époque historique donnée. Tout cela se réalise conformément à une logique musicale adéquate qui peut être analysée au moins pour une partie par le biais de la rhétorique. Le mouvement d’une phrase est déterminé par la distribution des masses syntaxiques qui servent de pièces à l’architecture d’ensemble et à la clarté d’expression. Les faits de cette distribution sont les caractéristiques les plus sensibles et les plus fortes du discours2 car elles déterminent l’équilibre et l’homogénéité du flux sémantique à l’intérieur de la phrase musicale. 1 Platon voit dans la musique, la matérialisation de l’harmonie universelle. 2 G. Molinié, La stylistique, PUF, Paris, 1991. Revista MUZICA Nr. 4 / 2011 0 116 Le discours musical dans le context Idées-Formes1 Depuis l’Antiquité la rectitude du langage anime le monde intellectuel de la rhétorique. Dans ce monde les musiciens essaient de comprendre les voies par lesquelles ils arrivent à la création d’un enchaînement naturel et équilibré des éléments de la pensée musicale. Une cellule musicale, comprise comme une masse syntaxique élémentaire et linéaire, participe activement, par sa position sémantique, à la configuration du discours musical. Dans le Phédon2, Socrate attire l’attention sur le mal spirituel qu’une mauvaise distribution des masses syntaxiques apporte au déroulement naturel du discours. Il affirme avec son ironie habituelle que « l’incorrection du langage n’est pas seulement une faute contre le langage même ; elle fait encore mal aux âmes ». Par cette opinion se révèle la profondeur et l’importance de la pondération, dans la mise en valeur sensible des idées qui animent le discours. Chaque masse syntaxique apparaît comme l’extériorisation d’une Idée au sens platonicien (en grec idea, pour Platon l’Idée écrit toujours avec une majuscule) c’est-à-dire « la chose invisible » qui incombe en elle la généralité permanente et éternelle3. Ce qui, pour Platon, est l’« Idée » c’est la « Forme » pour Aristote. L’Idée de Platon est un concept statique ; par contre pour Aristote, en revanche, la Forme se 1 L’Idée est l’essence, tandis que la Forme est la cause paradigmatique qui anime l’expression. 2 Platon, Phédon (115 e), GF Flammarion, Paris, 1998 3 Selon Platon, l’Idée est un modèle éternel et parfait de toute chose existante ; selon Hegel elle est un principe universel. Revista MUZICA Nr.4 / 2011 117 cristallise comme un concept dynamique qui anime, de l’intérieur de l’esprit, la dialectique de la pensée discursive. Les deux concepts d’Idée et de Forme sont complémentaires ; ils créent un contexte de travail, Idées-Formes, représentatif qui est le contexte de manifestation universelle de l’activité humaine. L’Idée représente le modèle inexorable et éternel de ce qui est conforme à la nature, la Forme étant la cause paradigmatique1 de ce qui est toujours constitué selon une nature. Dans l’esprit du compositeur les deux concepts d’Idées et de Forme vivent dans une symbiose transcendante, animée par la dialectique de la connaissance. Le discours musical fait appel par excellence à la pensée discursive. C’est Aristote qui met en évidence le fondement de la logique de la pensée discursive, une pensée en mouvement progressif dominée par ses racines biologiques et naturelles. Cette pensée discursive qui utilise le raisonnement comme médiateur entre le sujet et l’objet, faisant appel à la logique du contexte Idées-Formes, nous conduit vers la perception et la connaissance de toute réalité esthétique. La logique du contexte Idées-Formes est une logique naturelle déterminée par les lois de l’Equilibre et de la Beauté. Lorsque Socrate, le port parole de Platon, parle de l’incorrection du langage qui fait mal aux âmes, il fait allusion à la logique de ce contexte qui n’est pas respectée et qui détruit, ainsi, l’Equilibre et le Beau. D’autre part chaque élément uploads/Philosophie/ rhetorique-musical 1 .pdf

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