Désirer c’est se convertir au monde / André Comte-Sponville André Comte-Sponvil
Désirer c’est se convertir au monde / André Comte-Sponville André Comte-Sponville a fait paraître un "Dictionnaire de philosophie" (éd.PUF ) salué par la critique comme un chef d’oeuvre. Vous pouvez lire ci-dessous un grand entretien avec l’auteur sur le thème du Désir. Nouvelles Clés : Commençons par une remarque étymologique : le mot désir vient du latin desiderare - de sidus, étoile - qui dans la langue des augures évoquait une sorte de constatation : l’absence d’un astre, accompagnée d’une forte idée de regret (alors que considerare, c’est contempler l’astre présent). Le désir serait ainsi de l’ordre d’un manque dont on fait l’expérience douloureuse... André Comte-Sponville : Auquel cas le désir, dans sa temporalité, n’aurait guère le choix qu’entre la nostalgie (le manque du passé) et l’espérance (le manque de l’avenir). Car le présent, lui, ne manque jamais... Mais n’allons pas trop vite. L’étymologie, en l’occurrence, correspond à la définition la plus usuelle du désir : il serait un manque. C’est une définition qui traverse toute l’histoire de la philosophie. Pour la prendre en ses deux pôles, en son origine et en son terme au moins provisoire, c’est aussi vrai chez Platon que chez Sartre. Chez Platon, le texte de référence, c’est Le Banquet. Ce dialogue porte sur l’amour et non pas sur le désir, mais cela revient au même : quand Socrate prend à son tour la parole, à la question : “Qu’est-ce que l’amour ?”, il répond en substance : l’amour est désir et le désir est manque. “Ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour.” Cette définition du désir comme manque va courir à travers toute la tradition philosophique pendant plus de vingt siècles, jusqu’à Sartre, qui écrit dans L’Êre et le Néant que “l’homme est fondamentalement désir d’être” et que “le désir est manque”. Le désir ne manque de rien C’est une définition qui semble vraie, dans la mesure où très souvent, peut-être le plus souvent, nous désirons en effet ce que nous n’avons pas, ce qui nous manque. Une définition qui n’est que souvent vraie est une définition fausse. Définir le désir comme manque n’est donc juste que si, et seulement si, tout désir est manque. Or, il nous arrive très souvent de désirer ce qui ne manque pas... J’en donnerai deux exemples. D’abord l’appétit, et plus précisément le plaisir de manger de bon appétit. Il y a une différence entre la faim et l’appétit, que bien des dictionnaires philosophiques méconnaissent, comme si l’appétit aussi était un manque, comme si on ne désirait manger que lorsqu’on a faim, que lorsqu’on manque de nourriture ! Alors que l’expérience que nous avons de manger de bon appétit, c’est justement le plaisir de manger quelque chose qui ne manque pas, puisqu’on le mange, mais dont on jouit. Quand vous souhaitez bon appétit” à vos convives, cela ne veut pas dire que vous leur souhaitez de bien manquer de nourriture, mais au contraire que vous leur souhaitez de pouvoir jouir de la nourriture qui ne leur manque pas ! Deuxième exemple, la sexualité. J’ai grand peine à concevoir le désir sexuel comme un manque : c’est l’impuissant, la frigide ou le frustré qui manquent de quelque chose, pas les amants comblés et dispos qui sont en train de faire l’amour ! Si vraiment nous ne pouvions désirer que ce que nous n’avons pas, notre vie sexuelle serait encore plus compliquée qu’elle n’est... Faire l’amour, c’est désirer l’homme ou la femme qui est là, qui ne manque pas, qui se donne, dont la présence (non l’absence ou le manque) nous comble. Mon expérience intime de la sexualité n’est pas du tout du côté du manque ! Ou bien il faudrait penser que ce qui manque ce n’est pas l’amant ou l’amante, mais l’orgasme... Quelle tristesse ! Si c’était vrai, la masturbation ferait aussi bien l’affaire... Lorsqu’on boit un bon vin, ce n’est pas parce qu’on a soif, ce n’est pas parce que ce vin nous manque. Si je désire écouter Mozart, ce n’est pas parce qu’il me manque (le désir esthétique est très clairement un désir sans manque), c’est parce que je l’aime, ce qui est très différent. La définition du désir comme manque me paraît fausse, puisqu’elle n’est vraie que souvent et qu’une bonne définition doit être vraie non pas souvent mais toujours. Platon et Sartre ont donc tort, et c’est heureux. Car si cette définition du désir comme manque était vraie, le désir nous vouerait à l’ennui et à l’insatisfaction. Si le désir est manque, je ne peux en effet désirer que ce que je n’ai pas. Or, qu’est-ce que le bonheur ? Platon nous répond (mais Kant dira la même chose) qu’être heureux, c’est avoir ce qu’on désire... Mais si le désir est manque, on ne désire par définition que ce qu’on n’a pas ; on n’a donc jamais ce qu’on désire, si bien qu’on n’est jamais heureux. C’est une expérience que nous faisons souvent. Tantôt je désire ce que je n’ai pas, et je souffre de ce manque, tantôt j’ai ce que dès lors je ne désire plus, et je m’ennuie. Comme le dit Schopenhauer, en bon platonicien qu’il est : “Ainsi toute notre vie oscille comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui”. Souffrance, parce que je désire ce que je n’ai pas, et que je souffre de ce manque ; ennui, parce que j’ai ce que dès lors je ne désire plus... Si bien que nous avons une définition fausse, puisqu’elle ne vaut pas pour tous les désirs, et pernicieuse, puisqu’elle nous voue à la frustration ou à l’ennui, et donc au malheur. Si la vie est une alternance de frustrations et d’ennuis, le moins qu’on puisse dire, c’est que ce n’est pas une vie heureuse ! Le désir est puissance Bref, j’avais deux raisons de chercher une autre définition : une raison théorique, puisque les définitions de Platon et de Sartre me paraissaient fausses, et une raison pratique, puisqu’elles me semblaient nous vouer au couple infernal de l’ennui et de la frustration. Il fallait donc chercher une autre définition : je la trouvai chez Spinoza, chez qui le désir n’est pas manque, mais puissance. Puissance de jouir et jouissance en puissance. Ou, pour être un peu plus précis, puissance de jouir et d’agir : puissance de jouir et jouissance en puissance, puissance d’agir et action en puissance. Comme le disait déjà Aristote dans le De Anima (III, 10), "il n’y a qu’un seul principe moteur, la faculté désirante” : le désir est l’unique force motrice, ce pourquoi Aristote rattache au désir et le courage et la volonté (De Anima, II, 3). J’en suis d’accord avec lui, et ce m’est une raison de plus pour ne pas réduire le désir au manque. De quoi manque le courage ? De quoi manque la volonté ? Le désir n’est pas un manque. Le désir est une force, l’unique force motrice, en effet, ce qu’on pourrait appeler, dans un langage plus spinoziste, l’unique puissance active. Ce mot de puissance m’intéresse pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il est au plus près de l’expérience érotique : au sens où l’on parle de puissance sexuelle. Un amant heureux, une amante heureuse n’ont pas besoin d’être frustrés sexuellement pour avoir envie de jouir de l’homme ou de la femme qu’ils aiment ou qu’ils désirent. Mais c’est aussi un mot philosophiquement décisif. Dans la problématique spinoziste, ce mot de puissance en prolonge trois autres : le conatus, qui est l’effort de tout être pour persévérer dans son être, qui prend chez un être vivant la forme de l’appétit et chez un être conscient la forme du désir (que Spinoza définit comme “l’appétit avec conscience de lui-même”). Enfin, penser le désir comme puissance, me permettait aussi de faire le rapport entre la tradition philosophique classique, spécialement chez Spinoza, et celles de Freud et de Marx. Ce qui permet de donner son maximum d’extension au concept freudien de libido, c’est justement qu’il ne se cantonne pas au manque : le désir agit, y compris quand il n’y a pas de manque à combler ! Et chez Marx, la notion d’intérêt de classe n’est pas non plus forcément référée à un manque. Je disposais donc d’un concept, celui de désir, qui me permettait de faire le lien entre Spinoza, Marx et Freud, et en un sens aussi avec Épicure et Lucrèce (autour des notions de clinamen et de voluptas). J’étais ainsi au cœur d’une constellation philosophique dans laquelle je me reconnais et qui m’est chère.Ma définition du désir, c’est qu’il n’est pas un manque : il est une puissance, une force, une énergie, il est l’expression en nous du conatus, c’est-à-dire de notre puissance d’exister, d’agir et de jouir. S’il apparaît souvent comme manque, ce que je ne conteste pas, c’est que cette puissance d’exister, d’agir et de jouir fait très souvent l’épreuve de la frustration, si souvent qu’on a fini par croire que c’était là son essence. N. uploads/Philosophie/ te-sponville-le-desir.pdf
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- Publié le Jan 14, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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