1 La théophanie des noms divins, d’Ibn ‘Arabî à Abd el-Kader Le lecteur des Maw

1 La théophanie des noms divins, d’Ibn ‘Arabî à Abd el-Kader Le lecteur des Mawâqif est frappé d’emblée par l’importance de la dette intellectuelle et spirituelle d’Abd el-Kader à l’égard de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî. Il le cite, use de sa terminologie spécifique et accompagne la mention de son nom de formules de respect, reprenant à son compte la désignation du Cheikh al-Akbar comme l’héritier de la sainteté muhammadienne1. On ne peut pas non plus ne pas remarquer les affinités et les parallèles dans la courbe de vie de ces deux grandes figures de la spiritualité musulmane. Tous deux sont originaires de l’Occident musulman, se rendent en Orient après avoir atteint leur pleine maturité et acquis déjà une notoriété, pour s’installer définitivement à Damas, après quelques pérégrinations. Ils relèvent du même type spirituel : celui du « ravi en Dieu » (majdhûb), objet d’une illumination intérieure, avant même avoir parcouru les étapes de la voie initiatique sous la direction d’un maître spirituel. La source de leur inspiration, dans les événements de leur vie intérieure et dans leur écriture est la même : la plongée dans la mer du Coran pour en ramener les perles de son interprétation. Leur herméneutique de la tradition prophétique n’est pas différente, si bien que la plupart des ouvrages d’Ibn ‘Arabî peuvent être considérés comme un commentaire du Coran ou de la Sunna, tout comme les Mawâqif. Abd el-Kader dit à ce propos : « Une des grâces que Dieu m’a octroyées depuis qu’il m’a fait miséricorde en me faisant connaître mon âme est le fait que le discours divin et l’inspiration projetée en moi ne me parviennent que par l’intermédiaire du Coran » (n° 83, vol. I, p. 221). Aussi l’un et l’autre ont-ils conscience d’écrire sous l’inspiration divine. Le titre même des Mawâqif, « les Haltes », fait allusion à un arrêt entre deux étapes sur la Voie vers Dieu ou en Dieu pour entendre un discours divin, comme c’est le cas des Mawâqif de Niffarî2. Une des notions qui montrent le lien étroit entre les deux auteurs est le concept coranique de « théophanie » (tajallî)3. Sur le plan cognitif ou épistémologique, ce terme désigne, selon la définition d’Ibn ‘Arabî : « Ce qui se dévoile au cœur des lumières des mystères divins [après qu’ils aient été voilés] » (mâ yankashifu li-l-qulûb min anwâr al-ghuyûb [ba‘da l-satr])4. Sur un autre plan, métaphysique et cosmologique, indissociable du premier, la notion de tajallî permet d’une part d’expliquer le passage de l’Un au multiple, du non manifesté au manifesté, à travers la théophanie des Noms divins, par l’intermédiaire de l’être qui en constitue le réceptacle et les embrasse de sa réalité, et d’autre part, 2 de comprendre comment l’Être se conditionne lui-même en déterminant l’existence des êtres du monde, tout en restant un. Il est intéressant de noter, comme le remarque W. Chittick, que les tenants de l’école d’Ibn ‘Arabî ont d’abord été connus sous le nom de ashâb al-tajallî. C’est ainsi que les désigne Ibn Khaldûn5, d’après Lisân al-Dîn Ibn al-Khatîb qui résume leur doctrine et les distingue des « tenants de l’unité absolue » (ashâb al-wahdat al-mutlaqa), représentés par Ibn Sab‘în. Le terme d’ « unicité de l’Être» (wahdat al-wujûd), jamais employé par Ibn‘Arabî lui-même et apparemment pas non plus par Abdel-Kader, a été popularisé de manière polémique par IbnTaymiyya et ses émules jusqu’à ce qu’il soit revendiqué plus tard par les partisans de la doctrine d’Ibn‘Arabî6. Quoi qu’il en soit, il est évident que le concept de théophanie est étroitement lié à l’affirmation que l’être est essentiellement unique puisque c’est une manière de montrer qu’il le reste dans la multiplicité de sa manifestation. Comme on l’a dit, les Noms divins jouent dans cette manifestation, sur le plan divin, le rôle que joue, sur le plan de la manifestation ou entre les deux plans, la Réalité muhammadienne et l’Homme parfait ou universel. En effet, la perfection de l’Homme et l’universalité de sa fonction se réalisent par la science qu’il a reçue des Noms divins et par le fait qu’il réunit en lui la totalité des perfections divines et créaturelles. Par son nom l’Extérieur (ou le Manifeste al-zâhir), Dieu se manifeste aux choses existantes comme entités immuables (a‘yân thâbita) et les fait ainsi apparaître dans leur existence extérieure. Dieu, par son nom l’Intérieur (al-bâtin), s’occulte et se dérobe à sa création, provoquant ainsi chez l’homme le désir et le besoin de connaissance car la science est lumière et existence et l’ignorance est obscurité et non-existence. Cette manifestation ou cette théophanie fait apparaître les degrés de l’existence (marâtib al-wujûd), à la mesure de la réceptivité (qabûl) des êtres et de leur prédisposition (isti‘dâd) à recevoir la lumière de l’Être. La lumière, comme l’Être, est uniqueet ses effets varient selon la capacité des êtres à la recevoir. C’est une même lumière qui brunit le visage du laveur et blanchit le vêtement qu’il étend au soleil. La lumière unique du soleil et la multiplicité de ses rayons symbolise l’Essence divine par les Noms et les Attributs de laquelle les formes et les statuts existentiels des êtres sont déterminés. Les Noms divins ne se manifestent en effet dans l’existence que par leurs effets. 3 Les initiés (al-qawm) se distinguent des autres hommes par le dévoilement de cette réalité et par la perception de l’unité divine dans la multiplicité des formes, divines dans leur fondement métaphysique. Ibn‘Arabî tire le concept de transmutation divine dans les formes (al-tahawwul fî l-suwar) de ce hadith : «Dieu se montre (yatajallâ) aux gens de la Halte7 et leur dit : -Je suis votre Seigneur. Ils lui répondent : -Nous nous protégeons en Dieu contre toi; tu n’es pas notre Seigneur. Nous resterons ici jusqu’à ce que vienne notre Seigneur. Lorsqu’il viendra, nous le reconnaîtrons…8». Dieu finit alors par se montrer sous la forme qu’ils connaissent et ils le reconnaissent alors, alors que les Gens de Dieu eux n’ont eux aucune difficulté à le reconnaître puisqu’ils le perçoivent en toutes formes. Se pose ici la question de la capacité de l’homme à contempler la théophanie. Moïse n’est-il pas tombé terrassé en voyant la théophanie de Dieu écraser la montagne? (voir Coran 7 : 143). Comment Moïse est-il tombé terrassé, alors que les Hommes de Dieu, fermes dans leurs états spirituels, restent extérieurement impassibles? À cela Ibn‘Arabî répond que Moïse recherchait la vision des prophètes, à laquelle celle d’aucun homme, pas même des saints, ne saurait être comparée. Par contre, ce qui caractérise la vision des hommes de Dieu, même si celle des prophètes leur est nécessairement supérieure, c’est qu’ils contemplent la théophanie divine avec les deux yeux de la transcendance (tanzîh) et celui de la ressemblance (tashbîh), en rapport l’un avec l’Essence, l’autre avec les Noms et Attributs de Dieu9. Cette présentation extrêmement simplifiée et schématique de la doctrine des théophanies chez Ibn‘Arabî10 vise simplement à montrer combien Abdel-Kader reste fidèle à la pensée du Cheikh al-Akbar, tout en apportant sur certains points des précisions et des éclaircissements qui lui sont propres. La comparaison entre la doctrine du Maître et l’apport d’Abdel-Kader à son explicitation exigerait, pour être pleinement significative, de tenir compte des développements successifs de l’école akbarienne jusqu’aux Mawâqif. Cette courte présentation ne constitue donc qu’une étape préliminaire pour une telle recherche. La hiérarchie des théophanies La hiérarchie des théophanies correspond à celle des êtres depuis l’Essence divine dans son non-conditionnement absolu jusqu’à l’existence sensible. Abdel-Kader expose la hiérarchie des êtres et la manière dont ils procèdent de 4 l’Essence dans un long chapitre, le mawqif 248, intitulé, comme s’il constituait un traité à part : Bughyat al-tâlib ‘alâ tartîb al-tajalliyât bi-kulliyyât al-marâtib «Le désir de celui qui cherche à connaître la hiérarchie des théophanies dans leur dimension la plus universelle». Il s’appuie sur le symbolisme du miroir et de la réfraction de l’image dans des miroirs multiples pour exposer la réalité et les modalités existentielles de la théophanie dans un passage de ce mawqif, intitulé de manière significative : Inna-ka ramz wa-fakk kanz «Tu es symbole et découverte d’un trésor». Ce titre suggère que la connaissance de l’existence est tout entière contenue, tel un trésor caché, dans l’âme de l’homme. La théophanie hiérarchique de l’Être fait également l’objet du mawqif 8611, consacré au commentaire du début de la sourate al-Shams «Le soleil» : «Par le soleil et sa clarté matinale. Par la lune, lorsqu’elle le suit. Par le jour lorsqu’il le révèle. Par la nuit, lorsqu’elle le recouvre. Par le ciel et ce qui l’a édifié. Par la terre et ce qui l’a étendue. Par une âme et ce qui l’a formée » (Coran 91 : 1-7). Abdel-Kader voit dans ces serments l’expression par Dieu de sa propre théophanie : Dieu n’a pas en réalité prêté serment par autre que sa propre essence. Les degrés hiérarchiques (marâtib) et les descentes (tanazzulât) ne sont qu’expressions symboliques (umûr i‘tibâriyya) qui n’ont d’existence que dans la transposition symbolique de celui qui l’effectue. 9Ils sont donc «une représentation imaginale (khayâl) qui n’a d’autre réalité que celle de uploads/Philosophie/ theophanie-des-noms-divins-d-x27-ibn-arabi-a-abdelkader.pdf

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