8 | 2012 Insulte, violence verbale, argumentation Varia Transcender les différe

8 | 2012 Insulte, violence verbale, argumentation Varia Transcender les différends : une réaction possible aux situations de désaccord profond The Appeal for Transcendence: A Possible Response to Cases of Deep Disagreement David Zarefsky Traduction de Sivan Cohen-Wiesenfeld https://doi.org/10.4000/aad.1251 Résumé | Index | Plan | Texte | Bibliographie | Notes | Citation | Cité par | Auteurs Résumés FRANÇAIS ENGLISH Le désaccord profond est une situation dans laquelle le conflit est tellement fondamental qu’il ne semble exister à aucun niveau d’accord sous-jacent partagé. Il est généralement admis qu’aucun débat productif n'est possible dans de pareils cas. Tout argument avancé par l’une des parties pourra être contesté par l’autre dans un processus de régression potentiellement infini, car à aucun moment les interlocuteurs ne sont obligés d’accepter un quelconque point de vue en vertu de leurs prises de positions antérieures. Surmonter un désaccord profond exige de dépasser l’impasse sur laquelle achoppe le débat, en envisageant la controverse sous un jour différent. Cet article identifie quatre couples de stratégies rhétoriques permettant de réaménager le désaccord et de transformer le débat. Il présente également deux études de cas pour illustrer ces stratégies : dans l’une, on parvient à dépasser le désaccord, alors que l’autre se solde par un échec. Haut de page Entrées d’index Mots-clés: ad hominem circonstanciel, argument transcendant, cadrage, désaccord profond, polarisation, polémique sur l’avortement Keywords: abortion controversy, circumstantial ad hominem, deep disagreement, framing, polarization, transcendent argument Haut de page Plan 1. La mise en vedette de l’accord 2. Le désaccord profond 3. L’incommensurabilité : le début de l’analyse ou sa fin ? 4. Stratégies pour surmonter les désaccords profonds 4.1. Mise en contradiction de l’interlocuteur : hypocrisie et ad hominem circonstanciel 4.2. Stratégie d’englobement : incorporation et subsomption 4.3. La stratégie du temps : lassitude et urgence 4.4. Le changement de terrain : emprunt « inter-champs » et recadrage 5. Deux études de cas 5.1. Johnson sur l’éducation 5.2. Zarefsky sur l’avortement 6. Conclusion Haut de page Texte intégral PDFSignaler ce document 1. La mise en vedette de l’accord 1Que le désaccord productif soit ancré dans un accord relève du truisme dans les théories de l’argumentation. Le partage d’un objectif commun, une même allégeance à des procédures spécifiques et l’adhésion à des vérités de base communes, sont considérés comme nécessaires pour que les argumentateurs puissent s’engager dans une confrontation digne de ce nom plutôt que de discuter sans s’entendre. Parmi les nombreux auteurs qui proposent une version de ce postulat, on peut citer Perelman et Olbrechts-Tyteca (1992 : 87) : « le déroulement aussi bien que le point de départ de l’argumentation suppose l’accord de l’auditoire […] d’un bout à l’autre, l’analyse de l’argumentation concerne ce qui est censé admis par les auditeurs ». Dans une veine similaire, Ehninger (1958 : 28) écrit : « Le débat n’est pas un genre de conflit, mais de coopération. Les débattants […] coopèrent au processus qui consiste à soumettre une proposition à un examen minutieux. […] Ils souhaitent mettre leurs convictions à l’épreuve dans le respect du libre assentiment de l’autre ». Les croyances sur l’objectif de la procédure et ses modalités sont partagées par tous les partenaires du débat. Dans une étude visant à identifier les indicateurs de la situation d’argumentation, Brockriede (1975 : 182) y inclut « un cadre de référence partagé d’une manière optimale ». Pour lui, un débat entre deux personnes qui partagent trop de présupposés apparaît comme inutile, mais il devient impossible si elles n’en partagent pas suffisamment. Et MacIntyre (1984 : 8) note l’impossibilité de raisonner à plusieurs lorsqu’il n’existe pas de normes partagées pour soutenir le discours rationnel. Il ne s’agit là que de quatre exemples représentatifs, parmi bien d’autres. 2Il n’est guère difficile de comprendre pourquoi on s’accorde si bien sur la nécessité d’un accord. Tout d’abord, comme le notait Aristote, on ne débat pas de sujets sur lesquels on possède une certitude. Mais il faut bien que les arguments qui ne sont pas évidents en eux-mêmes soient évalués en référence à certaines normes si on veut mesurer leur degré de force et de pertinence. Deuxièmement, ni le fondamentalisme de la philosophie traditionnelle ni les standards universels de la logique formelle et des mathématiques ne permettent de traiter de l’argumentation ordinaire. Le consensus des argumentateurs sur les standards à appliquer devient dès lors le substitut de la validité formelle. 2. Le désaccord profond 3Mais que se passe-t-il lorsque cette couche d’accord sous-jacente est absente, ou considérée comme manquante ? Tout argument avancé par l’un des locuteurs peut alors être remis en question par l’autre, dans un processus de régression potentiellement infini, parce qu’à nul instant l’interlocuteur n’est obligé d’accepter un argument en vertu de ses prises de positions antérieures. C’est Robert J. Fogelin (1985) qui a le premier défini cet état de chose par l’expression de désaccord profond (deep disagreement). Dans ce cas de figure, tous les arguments du locuteur sont fondés sur des présuppositions que l’autre rejette. Le désaccord profond constitue ainsi une situation limite dans laquelle l’argumentation devient impossible. La plupart des débats qui s’y réfèrent supposent qu’il s’agit d’un cas relativement rare, qui ne contrevient pas à l’utilité de l’argumentation envisagée comme le moyen à l’aide duquel les locuteurs ordinaires résolvent pacifiquement leurs différends. Dans la mesure où de nombreuses discussions portant sur l’argumentation la situent dans un cadre dialogal, elles écartent d’emblée la question du désaccord profond, comme si elle était sans conséquence au-delà de ses effets immédiats sur les participants de l’échange. 4Or, ces hypothèses sont toutes deux sujettes à caution : la première en raison de la montée du fondamentalisme, et la seconde parce que le désaccord profond s’est avéré politiquement utile. La génération passée a été témoin de l’ascension du fondamentalisme dans le cadre des principales traditions religieuses : judaïsme ultra-orthodoxe, chrétiens évangélistes et islam radical. Le fondamentalisme rejette l’hypothèse moderne de la faillibilité humaine, et la tolérance envers des points de vue diversifiés qui en découle. Les fondamentalistes croient en effet qu’il est possible de connaître la volonté de Dieu avec certitude. Dieu l’a rendue explicite, et la Parole divine peut être lue et comprise par quiconque est désireux de le faire. S’écarter de cette parole afin de faire preuve de tolérance envers ceux qui sont plongés dans l’erreur n’est pas seulement inutile, mais pervers ; c’est une démarche qui fait endosser aux justes les péchés des hommes sans foi. 5En raison du conflit entre le fondamentalisme et le modernisme (ou même plus, le post- modernisme), de nombreux désaccords sont interprétés par les uns en termes moraux et religieux, et par les autres, en termes pragmatiques et laïques. Cela est valable non seulement pour les questions d’identité et de droits individuels comme l’avortement, le féminisme et les droits des homosexuels, mais aussi, et de plus en plus, pour des sujets allant des impôts et de la politique fiscale à la protection de l’environnement, en passant par les théories de la justice criminelle et pénale. Même coupés de toute dimension religieuse explicite, les débats publics sur la santé, les facteurs de croissance économique et les réglementations financières semblent de plus en plus fréquemment glisser vers des affirmations de principe sur les droits de l’individu et le rôle de l’Etat, principes sur lesquels l’accord semble impossible. Ainsi, les défenseurs des deux parties s’adressent de plus en plus à ceux qui pensent comme eux : dès lors, l’idée que l’argumentation peut être utilisée productivement pour résoudre les différends se vide de son sens. La difficulté est peut être plus prononcée aux Etats- Unis en raison de la grande influence qu’y exerce le fondamentalisme. D’après ce que j’ai pu lire sur le problème de l’immigration, de l’intégration économique de l’Union européenne et de la question de savoir si la religion doit tenir un rôle public, il semble cependant que l’Europe connaisse une évolution similaire. 6La seconde hypothèse est également discutable. Dans la mesure où le désaccord profond est utile sur le plan politique, il peut affecter tous ceux qui sont intéressés au programme politique en jeu. C’est ce qui s’est passé aux Etats-Unis, particulièrement ces vingt dernières années. Le parti minoritaire a souvent vu plus d’avantages à s’opposer purement et simplement à l’administration au pouvoir, qu’à travailler en coopération avec elle pour résoudre les problèmes. Il s’est comporté comme si les deux parties étaient dans une situation de désaccord profond, menant ainsi le débat public à une impasse. Les problèmes qui se posent restent sans solution, ou doivent être résolus au moyen de chiffres, d’argent ou encore par la force, plutôt que par le discours raisonné. 7Cette tendance s’est encore accentuée depuis l’élection de Barak Obama. Les Républicains au Sénat et à la Chambre des Représentants ont presque unanimement voté contre la plupart des initiatives du Président, les retardant ou leur faisant obstruction, et obligeant Obama à des marchés (des « deals ») politiques à l’ancienne pour assurer la cohésion du parti démocrate. Il ne s’agit peut-être pas d’un véritable cas de désaccord profond, bien qu’il ait été traité comme tel. Lorsque uploads/Philosophie/ une-reaction-possible-aux-situations-de-desaccord-profond.pdf

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