INTROSPECTION ET IMAGE DE SOI : DE LA TRAGÉDIE GRECQUE A L’APPROCHE PHÉNOMÉNOLO
INTROSPECTION ET IMAGE DE SOI : DE LA TRAGÉDIE GRECQUE A L’APPROCHE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DU VÉCU CORPOREL EN PSYCHOTHÉRAPIE (Conférence Inaugurale de la Société Française de Psychanalyse Adlérienne “Regard sur soi, regard de l’autre“ - Paris, mars 2012) Philippe GROSBOIS ∗ Regard sur soi, regard de l’autre… Cette thématique de votre conférence inaugurale m’a immédiatement renvoyé à l’un des aspects, nécessaire pour les patients et les thérapeutes, de la pratique de la psychothérapie, à savoir l’introspection. Nous n’évoquerons pas ici cette dimension introspective qu’un thérapeute acquiert grace à sa formation (supervision) et son expérience, ce que Patrick CASEMENT nomme la supervision interne1 ; nous nous focaliserons sur l’origine de l’intérêt pour cette dimension introspective via l’histoire de la psychologie – en nous référant aux prémisses philosophiques de cette discipline – ainsi que sur ce à quoi amène l’introspection en matière de vécu corporel chez le patient lorsqu’il se situe dans un cadre psychothérapique s’appuyant sur des méthodes faisant appel à l’image mentale. C’est le fait d’assister récemment à la diffusion en direct du Métropolitan Opera de New York de l’un des opéras de Wagner, Le crépuscule des Dieux, qui m’a suggéré mon introduction en référence à la tragédie… tout simplement parce que j’ai été frappé par le fait que les monologues tenus par des personnages comme Alberich ou Brunehilde présentaient des analogies avec ceux que tiennent mes patients sur le divan… mais remontons, si vous le voulez bien, beaucoup plus en amont, c’est à dire à l’Antiquité. L’INTROSPECTION En effet, rattaché historiquement à une longue tradition philosophique, l’intérêt pour l’homme et ses conflits psychologiques s’est précisé au Ve siècle avant notre ère, ce siècle qui a vu la naissance de l’histoire, de la philosophie et de la tragédie. « C’est au Ve siècle », nous dit Jacqueline DE ROMILLY dans son étude sur « L’essor de la psychologie dans la littérature grecque classique », « que la description psychologique prend son essor, quand l’interrogation sur les conduites humaines devient prépondérante »2. Ainsi se dessine à l’intérieur de la tragédie grecque une évolution dans l’étude des sentiments, dans l’intérêt maître de conférences des universités en psychologie clinique et psychopathologie, anthropologue de la santé, Institut de Psychologie et Sociologie Appliquées, Université Catholique de l’Ouest (Angers), ancien secrétaire de l’Institut de Psychothérapie de Paris et de la SITIM (Société Internationale des Techniques d’Imagerie Mentale), membre du conseil d’administration de la Fédération Internationale de Psychothérapie. 1 CASEMENT P. (1985) A l’écoute du patient, Paris, Presses Universitaires de France, 1988. 2 DE ROMILLY J. « Patience, mon cœur » : l'essor de la psychologie dans la littérature grecque classique, Paris, Belles-Lettres, 1984. pour la vie intérieure de l’homme. D’ESCHYLE à EURIPIDE, on voit en effet que la part de l’homme dans ce qui lui arrive est de plus en plus grande. La volonté ou le caprice des dieux, déterminants dans le monde d’HOMÈRE, ne sont plus seuls en cause dans la tragédie ; la responsabilité personnelle prend une importance plus grande, l’interrogation sur les conduites humaines s’approfondit et le problème de l’intention s’y trouve posé. Le héros tragique s’y trouve différencié du personnage homérique. Ainsi les héros d’ESCHYLE, responsables devant les dieux, le sont aussi devant les hommes, même si la dimension psychologique de leurs motivations n’occupe pas encore une place prépondérante. Chez SOPHOCLE, causalité divine et causalité humaine sont présentes mais sans se confondre pour autant ; dans Œdipe Roi, la mutilation que le héros s’inflige ne relève pas seulement d’une décision individuelle qui viendrait s’opposer à la volonté divine. Lorsqu’Œdipe s’avance, aveugle et sanglant, les premiers mots du chœur sont pour le plaindre, comme victime de la volonté mauvaise des dieux : « Quel égarement a fondu sur toi ? Quel mauvais daimôn ? » Et la réponse d’Œdipe exprime cette coexistence des deux causalités, interne et externe : « C’est Apollon qui est l’auteur de mes souffrances atroces mais personne que moi-même n’a de sa propre main frappé ».3 Avec EURIPIDE, l’homme devient la mesure de toute chose et l’étude de la vie intérieure prend une importance jusqu’alors inédite ; dans son théâtre s’exprime ainsi le souci nouveau de mettre à jour les vrais mobiles des personnages : l’accent est mis sur les sentiments violents et contradictoires ; la faute est désormais interprétée à la lumière de la dynamique psychologique individuelle et non plus en référence à l’intervention divine (qui pourra néanmoins être évoquée comme une circonstance atténuante). Le passage de l’extériorité à l’intériorité se dessine là, dans l’assomption d’une responsabilité personnelle. Le héros d’EURIPIDE porte son destin dans son propre cœur : abandonnée, Médée tue celle qui a pris sa place et, comme si cela ne suffisait pas, elle égorge ses propres enfants, poussée par la passion contre laquelle ses résolutions sont vaines ; passion déchaînée et désir de vengeance ne viennent pas d’une force extérieure, étrangère à l’individu mais des obscures régions de l’être. Les monologues sont d’ailleurs significativement plus fréquents chez EURIPIDE que chez ses prédécesseurs. Discours sur soi, le monologue exprime la complexité des sentiments qui déchirent le héros ; la peinture de la douleur et des passions est désormais au cœur de la tragédie. Même si la Phèdre d’EURIPIDE n’est pas encore celle de RACINE, la source des sentiments est intériorisée ; il ne s’agit plus d’un affrontement entre un homme et une force divine mais d’un combat entre deux tendances de l’âme ; l’étude de l’homme intérieur a pris le pas sur l’affrontement entre l’homme et les dieux. 3 SOPHOCLE. Œdipe Roi, Paris, Gallimard, 2006. 2 C’est par ailleurs PLATON qui consacrera une grande partie de son œuvre à une réflexion sur la nature même de l’âme, la psyché, en l’opposant au soma, au corps. De cette dualité de l’être, de cette opposition entre psyché et soma, la pensée occidentale va s’inspirer. Mais c’est chez son disciple ARISTOTE qu’on voit des questions consacrées à des problèmes relevant de la psychologie telles que la sensation, la mémoire, les rêves, les passions. Contrairement à PLATON, il affirme que l’on ne saurait imaginer l’âme séparée du corps ; il s’agit donc ici d’une complémentarité, d’une interaction entre psyché et soma, « d’éléments inséparables d’une même substance » et non d’une dualité de deux substances… Comment ne pas faire le lien avec ce à quoi nous sommes confrontés dans notre pratique psychothérapique, à savoir ces interactions permanentes entre corps et psychisme, tant sur le plan du fonctionnement intrapsychique que sur le plan des pathologies mentales ou psychosomatiques. ARISTOTE nous dit par ailleurs que l’âme ne peut exister en dehors d’un corps ; il n’envisage pas le Moi comme une pure essence spirituelle pour laquelle le corps serait une partie du monde extérieur, au même titre que les autres choses physiques. Nous reviendrons plus loin sur cette question des rapports entre le Moi et le monde extérieur car l’approche phénoménologique met l’accent sur ce point, ce qui n’est pas sans rappeler la perspective aristotélicienne… Je terminerai cette évocation philosophique par la valeur de l’introspection chez saint AUGUSTIN, chez lequel on retrouve avec insistance le thème de la descente en soi-même. Eclairer les régions les plus obscures de la conscience, se rendre maître des souvenirs les plus anciens et les plus enfouis constituent en effet le projet de la démarche augustinienne. Avec notre vocabulaire contemporain, nous dirions volontiers que saint AUGUSTIN, en essayant de reconstituer son passé afin de mieux se connaître, découvre toute une activité mentale s’exerçant à son insu : en somme, tous les contenus psychiques ne sont pas conscients. La réflexion augustinienne sur la mémoire apparaît en fait comme l’ancêtre de la recherche freudienne sur l’inconscient. GILSON, dans son « Introduction à l’étude de saint Augustin », nous dit en effet : Ce qu'il y a de mystérieux dans la forme la plus humble de la mémoire, c'est précisément la présence latente dans la pensée de plus de connaissances qu'elle-même ne sait en posséder. Tout se passe donc comme si l'âme était plus vaste qu'elle ne le croit, à tel point que, se dépassant pour ainsi dire elle-même, elle se sent incapable d'embrasser entièrement son propre contenu. Tantôt elle veut évoquer un souvenir, et il lui échappe ; tantôt, au contraire, elle ne pense pas à l'évoquer et il s'impose de lui-même à elle ; lorsqu'on y songe, dès le plan de la connaissance sensible, la profondeur de la mémoire a quelque chose d'effrayant.4 On assiste en somme aux progrès parallèles de l’intériorité et de l’individualisme, deux dimensions déterminantes pour l’émergence d’une discipline nouvelle, centrée sur l’intime connaissance de soi. A la Renaissance, les facteurs religieux joueront un rôle privilégié dans 4 GILSON E. Introduction à l’étude de saint Augustin, Paris, Vrin, 1929. 3 l’essor de l’individualisme, notamment sous l’influence du protestantisme. La conception individualiste de la piété affirmera l’importance d’une prise en charge permanente et vigilante de l’individu par lui-même, d’une plongée dans l’intériorité. Cette recherche individuelle du salut qui dépend alors d’un contact direct et intime avec Dieu, sans l’intervention d’un intermédiaire, d’un intercesseur entre l’homme et uploads/Philosophie/ introspection-et-image-de-soi.pdf
Documents similaires
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/LxmLkJ1T7IfwpsNI7LixJHpfFbm1jMH5znAvX9Q1ahcN99MaSpqvAcjiDFfecGHI5A025ZPRpaGDt6zX01pF4QXs.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/9ClAMYgBDX6B5yXmHqPcmfOHZqMduzsM6wwUkl3yBrJtlwN4JYS2Cfwmc8OjlDrFlCvLOOTeqegVDqnHtsN3tH23.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/gsq84aTMl3dlzwvbdcdxfdYIVkKNnk1OfSdYHg0oB7BflsSBM2Q3AhA6sjDL78gAoNyq4eITy3YceijNa4JpB3aj.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/KNgoxtjVSeFmvYlSHP4Q9bbmyrqczHubz2uOoZkG1drf1NGmYCUpJDUe9FCQXaWmeGd7Esq1u01A51XGIi76QHvM.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/aH12d7BfoEy8eb4IzTTm68fI8hrFk5ZQ8LyhDYuSGYul6JCXL0Txe8OEt1tBVjn2pYz1LaFOkxoQYkOtTVJSufGZ.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/vMJcxs1FQaLumG9KhLdEKeODRHpH16zU22NZeZpc7XieRE8XmOcQCNSJRkFj1GG02YkomQ2iar2dJy9tJg3uoaS6.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/FZbM6jk91Jk1Ay4ugMhBP4Z82sFGqo8TFooIfZQ5iuwZQJ1GwWP7uhrexp2Rdf1xoU5URKNa5Ceyt5PulQns8Bzv.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/LEc04eiB3zrZeuy4KLILjnXNUnI8sb91D18AxKsM3KC5NgNSXwi32eVOGCWHxERlah6CSXzeXxT2Rb2mdfcKcNxp.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/Fjc388iSzcbcRBMF7SXRVmVmZWuB6H62wJnLsqk6VSSxPsvU2VlykJsDdB5YVbuODeEddAVCFymtfjPSST4eTiY0.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/BTqlxgsYolWbgz4gZqj0TUPbLM73CYeEbfh0epehFB9ffLJTBP6yYacMr5JLinqzj6wuU6TsOWyTf5K0LI80JeLC.png)
-
23
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Sep 04, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.0749MB