THÉORIE CRITIQUE ET MUSIQUES ENREGISTRÉES Agnès Gayraud, Guillaume Heuguet, Gus

THÉORIE CRITIQUE ET MUSIQUES ENREGISTRÉES Agnès Gayraud, Guillaume Heuguet, Gustavo Gomez-Mejia NecPlus | « Communication & langages » 2015/2 N° 184 | pages 25 à 39 ISSN 0336-1500 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2015-2-page-25.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour NecPlus. © NecPlus. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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[. . .] Ce texte vieux de 65 ans me semble à la fois très loin de nous, chercheurs en information-communication du début du XXIe siècle, et d’une actualité saisissante. »1 « Les consommateurs sont supposés se contenter du simple fait qu’il y a tant de choses à voir et à entendre. Pratiquement, tout est accessible. »2 Les musiques enregistrées font partie des formes les plus triviales de notre environnement culturel. Locution conventionnelle, l’expression « musique enregistrée » est maniée par les acteurs du secteur notamment au sein des musiques actuelles, mais aussi au-delà : le plus souvent, elle est comprise par opposition à « musique live » ou encore à « spectacle vivant »3. Phénomène perçu, catégorie juridique liée à un catalogue ou un répertoire, fixation analogique ou numérique d’une œuvre, la musique enregistrée circule à la fois dans des régimes multiples de discours et sous de multiples formats. Bien entendu, la reproductibilité la concernant n’a rien en soi d’un phénomène nouveau – la musique n’est-elle pas par essence un art reproductible, qui n’existe que dans la possibilité même de ses actualisations multiples dans l’espace et dans le temps ? La reproductibilité technique 1. Yves Jeanneret, Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Paris, Éditions Non Standard, 2014, p. 531-532. 2. Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 169. 3. Philippe Eynaud, Gérôme Guibert, « La course à la taille dans le secteur associatif des musiques actuelles : de la crise de sens à la proposition alternative d’une plateforme collaborative », Revue RECMA, 326, 2012, p. 71-89. communication & langages – n◦184 – Juin 2015 © NecPlus | Téléchargé le 09/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 191.23.71.218) © NecPlus | Téléchargé le 09/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 191.23.71.218) 26 Théorie critique et musiques enregistrées (par enregistrement) est quant à elle aussi ancienne que les premiers cylindres. Mais les nouvelles médiations technologiques de sa fixation et de sa diffusion semblent non seulement avoir renforcé le phénomène de son ubiquité, mais encore, avoir affecté sa valeur – si indéterminé que soit pour le moment le concept de cette valeur – au sein de la culture. Largement diffusée depuis près d’un siècle par l’industrie phono- graphique, voici la musique partagée d’un bout à l’autre du monde sur des réseaux plus ou moins officiels, numérisée, « micro-matérialisée » et collectionnée sur des logiciels de lecture. Le pari de ce dossier est d’interroger la situation contemporaine en s’inspirant de ceux qui, peut-être les premiers, se sont penchés sur cette situation particulière des arts reproductibles, de discuter, dès lors, à plusieurs générations de distance, avec la première Théorie critique, Theodor W. Adorno et Walter Benjamin notamment. DES PRÉCURSEURS À RELIRE OU DES PENSEURS ARCHAÏQUES À DÉPASSER ? Les références théoriques à l’École de Francfort se raréfient sans pour autant devenir inhabituelles dans le monde des recherches en Sciences de l’information et de la communication. Qu’il s’agisse de médias, de musique ou d’autres productions culturelles, les noms de Theodor W. Adorno, Max Horkheimer et Walter Benjamin – pour ne citer qu’eux4 – semblent bien installés dans les manuels universitaires du champ des SIC et reviennent occasionnellement au premier plan de certaines productions scientifiques contemporaines5. Cependant, au fur et à mesure qu’on commente et réinterprète les postures théoriques d’Adorno, Horkheimer et Benjamin sur la Kulturindustrie ou « l’aura », un constat de départ s’impose : entre ceux 4. Bien que leurs noms soient parfois associés à une certaine tradition francfortienne, il ne sera pas question ici de relier à notre problématique les travaux d’Herbert Marcuse, Leo Löwenthal, Erich Fromm, ni à ceux des représentants actuels de la Théorie critique (deuxième et troisième générations), Jürgen Habermas et Axel Honneth. Dans ce recueil, la perspective de la première Théorie critique, mêlant critique sociale, esthétique et étude concrète d’objets culturels, est donc privilégiée. Pointant le pessimisme et le défaut d’articulations communicationnelles de ce premier modèle de critique, Habermas s’en est détourné, en misant sur les sciences sociales et la théorie du droit. La thématisation plus concrète chez Axel Honneth de « la lutte pour la reconnaissance » a rapproché la dernière Théorie critique de la radicalité de la première génération, mais la bifurcation qui a laissé de côté les enjeux esthétiques de la Théorie reste d’actualité (la réflexion esthétique habermassienne d’A. Wellmer faisant à ce titre exception). Pour un retour sur l’histoire de ces ruptures, voir Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, Paris, La Découverte, 2006. 5. Voir par exemple : Olivier Voirol (dir.), « Revisiter Adorno », Réseaux, 166, La Découverte, 2011 ; Olivier Aïm, Perrine Boutin, Jacqueline Chervin, Jean-François Guennoc et al. (dir), « Persistances benjaminiennes », Théorème, 21, 2014 ; La Web-revue des industries culturelles et numériques, http://industrie-culturelle.fr, pilotée par Marc Hiver et David Buxton depuis 2012. communication & langages – n◦184 – Juin 2015 © NecPlus | Téléchargé le 09/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 191.23.71.218) © NecPlus | Téléchargé le 09/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 191.23.71.218) Théorie critique et musiques enregistrées 27 qui leur reconnaissent un caractère précurseur et ceux qui décrient leur anachronisme, nous sommes face à un héritage intellectuel controversé. À l’époque de la reproductibilité numérique des musiques, quelle peut être l’actualité de la Théorie critique qui est associée à ces auteurs ? Cette question centrale guide notre dossier thématique dans sa recherche d’éclairages diversifiés sur le devenir historique des musiques enregistrées sur Internet : des fichiers MP3 aux lecteurs vidéo, en passant par ces hits viraux qui modifient la valeur des albums. Loin des grands débats doxiques sur la « crise du disque » et la « dématérialisation de la musique », notre projet s’inscrit avant tout dans la recherche d’une posture réceptive aux écrits des penseurs de Francfort. Quel est leur potentiel heuristique pour décrire ce qui se passe entre les réseaux, les disques durs, les baladeurs, les écrans et autres supports sonores ? Quel peut être l’écho contemporain de leurs commentaires adressés aux « microsillons » et aux postes radio d’autrefois ? C’est l’enjeu de ce dossier et cette introduction doit nous permettre de caractériser la relation intellectuelle particulière qui semble partagée par les auteurs ici réunis, issus des Sciences de l’information et de la communication, mais aussi de l’esthétique philosophique et des Sound Studies6. Cette relation n’est pas purement historiographique, elle se veut elle-même critique, susceptible non seulement de dépasser certains clichés théoriques, mais aussi de dialoguer avec d’autres espaces de circulation de la raison francfortienne au sein des SIC. En ce que « la Théorie critique a pour tâche d’exprimer ce qui en général ne l’est pas7 », elle sera mobilisée ici pour localiser l’expérience sensible des musiques enregistrées en l’articulant à de nouvelles coordonnées problématiques (technologiques, sémiotiques, marchandes, sensorielles, juridiques). L’ÉTRANGE ACTUALITÉ DE L’« ÉCOLE DE FRANCFORT »8 En fonction des objets de recherche, la tentation de caricaturer l’École de Francfort peut être plus ou moins forte. On connaît la musique. Par rapport aux débats sur le devenir de la « culture de masse » d’hier ou la « culture numérique » d’aujourd’hui, la disjonctive d’Eco résonne toujours : 6. Ce dossier prolonge les débats de la Journée d’études « Critique de la culture et musiques populaires enregistrées », organisée par Agnès Gayraud et Guillaume Heuguet dans le cadre du projet CActuS à l’université Paris-Sorbonne, le 14 décembre 2013. Voir le compte rendu de Pauline Escande-Gauquié et Noémie Vermoesen, Volume !, 10(2), 2014, p. 218-220. 7. Max Horkheimer, Théorie critique, Paris, Payot, 2009, p. 336. 8. Le vocable, à utiliser avec circonspection, fut forgé dans les années cinquante à propos d’un courant de pensée né trente ans plus tôt. Voir uploads/Philosophie/ theorie-critique-et-musiques-enregistrees.pdf

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