Théorie mathématique des catégories en biologie et notion d’équivalence naturel
Théorie mathématique des catégories en biologie et notion d’équivalence naturelle chez Robert Rosen Franck Varenne – Université de Rouen et GEMASS (UMR 8598/CNRS/Sorbonne) franck.varenne@univ-rouen.fr Preprint d’un article accepté et à paraître fin 2012 dans la Revue d’Histoire des Sciences Première version (version auteur avant corrections) en date du 10 novembre 2011 Résumé : L’objectif de cet article est de rendre compte de la justification épistémologique de la proposition faite, dès 1958, par le biomathématicien Robert Rosen d’introduire le concept mathématique de « catégorie » et celui - corrélatif – d’« équivalence naturelle » dans la modélisation mathématique appliquée au vivant. Nos questions sont les suivantes : en quoi la notion mathématique de catégorie permet-elle, selon Rosen, de donner accès à des formalismes plus « naturels » pour la modélisation du vivant ? La naturalité de certaines équivalences (que la notion mathématique de catégorie sert justement à généraliser et à mettre en évidence) est-elle analogue à la naturalité des systèmes vivants ? Rosen semble faire fond sur cette dernière hypothèse, féconde, mais pourtant discutable. Cet article propose ensuite de mesurer l’évolution du discours de Rosen à ce sujet, en particulier dans ses conséquences apparemment décisives pour la critique des modèles computationnels du vivant, modèles aujourd’hui en pleine expansion. Mots clés : théorie des catégories, biologie théorique, Rosen, Rashevsky, modèles computationnels Introduction : Les concepts mathématiques de « catégorie » et d’ « équivalence naturelle » ont été récemment et étroitement liés. Or, il se trouve qu’une certaine biologie théorique s’est saisie rapidement du concept mathématique de catégorie précisément dans le but de défendre la naturalité d’une forme particulière de modélisation mathématique en biologie et de lutter contre le caractère jugé en revanche artificiel de ce qui déjà commençait à se développer par ailleurs en hal-00712103, version 1 - 26 Jun 2012 modélisation biochimique comme en modélisation du métabolisme ou de la morphogenèse : la modélisation par automates de calcul et, plus largement, la modélisation sur ordinateur. Par là, donc, il s’agissait déjà, pour certains biologistes théoriciens, d’affronter le cœur des hypothèses ontologiques et épistémologiques qui fondent implicitement les approches computationnelles en biologie quantitative ou formalisée. Pour la philosophie de la biologie en général, pour l’épistémologie des modèles, en particulier, comme pour l’épistémologie de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la « biologie computationnelle », cette tentative de recourir aux concepts de la théorie mathématique des catégories gagnerait donc à être bien mieux connue. Car, bien avant les renaissances contemporaines (dues notamment au contexte de nouveau favorable de la biologie postgénomique et néo-systémique) et les sursauts actuels de la biologie théorique mathématisée (ou de ce qu’il serait plus pertinent de nommer plus modestement une biologie conceptuelle mathématisée), dès les années 1950, certains biologistes théoriciens ont tenté de recourir à des mathématiques très abstraites. Ils l’ont fait de manière à rendre au moins explicites, par contraste, les contraintes réductrices qu’imposent quant à elles les formalisations du vivant procédant par systèmes computationnels1. L’objectif général de cet article, d’orientation essentiellement historique, est de nous rendre à même de poser la question de savoir si cette critique précise, sur le plan conceptuel, reste actuelle à l’heure où la biologie computationnelle se déploie considérablement et semble devoir tôt ou tard dominer tout le spectre des modélisations en biologie. Malgré les difficultés qu’elle a très vite connues, l’adaptation à la biologie des catégories mathématiques peut-elle toujours être une source d’inspiration pour la biologie conceptuelle mathématisée de notre temps ? Or, cet objectif général n’est pas accessible si l’on ne tente pas d’abord de rejoindre un objectif plus accessible et plus spécial. Et c’est cet objectif plus modeste qui sera principalement le nôtre dans cet article. Il s’agira de poser la question de la véritable nature de cette naturalité que les biologistes théoriciens des années 1950 ont pu croire reconnaître dans les concepts mathématiques de la théorie des catégories au point d’y voir un idéal pour tout type de modélisation mathématique en biologie. De quelle naturalité parle-t-on en effet lorsque l’on parle du concept 1 Ces contraintes (et d’autres) sont mises en lumière aujourd’hui dans le travail de Giuseppe Longo et Francis Bailly, par exemple. Voir (Longo, G. & Bailly, F., 2006), (Longo, G., 2008). hal-00712103, version 1 - 26 Jun 2012 mathématique de catégorie tel qu’il semble pouvoir être directement appliqué à la modélisation formelle en biologie ? Une équivalence naturelle au sens mathématique est-elle de même nature qu’une modélisation du vivant réputée « naturelle » par ces biologistes théoriciens ? Sinon, de quelle nature est leur différence ? On verra, en l’espèce, que la théorie des catégories a pu être davantage encore qu’un réservoir de formalismes (comme c’est couramment le cas de la plupart des domaines des mathématiques dès lors qu’ils sont mis en œuvre en mathématiques appliquées) et qu’elle a pu jouer le rôle d’une véritable infrastructure épistémologique pour toute modélisation future en biologie. À l’occasion d’une réflexion sur l’applicabilité en biologie de la notion mathématique de catégorie, il s’agira donc d’éclairer le lien (ou l’absence de lien) entre la naturalité mathématique telle qu’elle se définit rigoureusement dans le contexte de cette théorie mathématique et le jugement de plus ou moins grande naturalité qui peut être rendu par le biologiste modélisateur au sujet de tel ou tel type de formalisation mathématique qu’il met en œuvre pour rendre compte d’un phénomène biologique. Dans cet article, afin de resserrer le questionnement sur l’étude d’un corpus précis, il sera plus particulièrement question du travail pionnier de Robert Rosen qui, dès 1958, faisait écho à l’article de Eilenberg et MacLane. Pour en contextualiser l’émergence, la première section revient succinctement sur l’évolution de l’épistémologie de son collègue direct, et devancier en biologie théorique : Nicolas Rashevsky. La deuxième section présente la première approche de Rosen fondée sur les notions de systèmes et de graphes. La troisième section propose un rappel de quelques concepts de théorie des catégories. La quatrième section explique comment Rosen en est venu à sa deuxième conception, précisément celle qui met en scène les concepts de la théorie mathématique des catégories et la notion d’équivalence naturelle. La dernière section présente l’évolution récente de la pensée de Rosen sur ces questions. 1. La « biotopologie » de Nicolas Rashevsky hal-00712103, version 1 - 26 Jun 2012 Dans une étude antérieure1, j’ai expliqué comment et pourquoi le biologiste théoricien Rashevsky (1899-1972) avait progressivement fait évoluer son épistémologie des formalisations du vivant d’une biophysique moléculaire et populationnelle, d’abord inspirée de Lotka2 (années 1930), vers une topologie du vivant - ou biotopologie - (années 1950) en passant par le stade intermédiaire d’une épistémologie de la formalisation prônant la modélisation mathématique directe des fonctions du vivant (années 1940). À partir de 1933, l’épistémologie de Rashevsky est en effet d’abord clairement inspirée du physicalisme3 de Lotka mais aussi de celui, différent, de d’Arcy- Thompson. Dans son ouvrage célèbre (On Growth and Form, 1917), ce dernier avait cherché à lutter contre l’hégémonie des approches biométriques et statisticiennes de la morphogenèse des êtres vivants. Au moyen de sa notion de transformations structurelles, il mettait au jour les parentés structurelles entre les morphologies de différentes espèces. Par là, il insistait sur une idée que Rashevsky souhaita par la suite relayer et étendre davantage encore : l’idée qu’il y a une unité du vivant par- delà toute la diversité de ses manifestations structurelles. Le but de Rashevsky était d’arriver à concevoir une théorie générale du biologique et de « l’organisme comme un tout ». Dans sa première période, Rashevsky tenta donc de dépasser le mécanicisme de d’Arcy Thompson en prenant au sérieux le physicalisme dans toute sa généralité : des généralisations d’autres théories physiques que la seule mécanique pouvaient être imaginées, dont notamment une hypothèse électrique pour expliquer la division cellulaire (hypothèse formulée puis rejetée explicitement par Rashevsky, car infirmée par les mesures expérimentales). Le modèle épistémologique d’alors pour une théorie biologique mathématisée est celui de la relativité générale d’Einstein, avec son caractère révolutionnaire en termes épistémologiques : en biologie, pour Rashevsky, il s’agissait pareillement d’attendre d’une physique mathématique étendue qu’elle renouvelle jusqu’aux concepts pertinents pour toute formalisation du vivant. 1 F. Varenne, « Nicolas Rashevsky (1899-1972) : de la biophysique à la biotopologie », Cahiers d'histoire et de philosophie des sciences, n° hors-série, mars 2006, pp. 162-163. Voir aussi F. Varenne, Le destin des formalismes : pratiques et épistémologies des modèles face à l’ordinateur, thèse de l’université de Lyon II, 2004. 2 A. J. Lotka, Elements of Physical Biology, 1924 ; 2nd edition : Elements of Mathematical Biology, Dover Publications, New York, 1956. 3 On peut parler en effet de physicalisme au sens où il s’agit de supposer par là que les lois de la formation des êtres vivants sont - ou seront - toutes réductibles à des lois de la physique. hal-00712103, version 1 - 26 Jun 2012 C’est dans les années 1940 que Rashevsky finit par s’aviser que le strict physicalisme doit être amendé ou, en tout cas, secondé par une approche procédant par une formalisation directe des fonctions biologiques (les fonctions comme l’ingestion, la uploads/Philosophie/ theorie-mathematique-des-categories-en-b.pdf
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- Publié le Fev 11, 2022
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