1 Du religieux au politique : la philosophie islamique Salimeh MAGHSOUDLOU Bris
1 Du religieux au politique : la philosophie islamique Salimeh MAGHSOUDLOU Brisant définitivement avec tout orientalisme condescendant, Christian Jambet montre qu’il existe une véritable philosophie en terre d’islam, entre sagesse religieuse et théologie politique. Recensé : Christian Jambet, Qu’est-ce que la philosophie islamique ?, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2011. 472 p., 9, 60 €. La nature et les caractéristiques de la philosophie islamique (ou de la philosophie en Islam) semblent être une source intarissable de questionnements qui intriguent, au moins depuis le XIXe siècle, les penseurs et les spécialistes du domaine musulman. Elles ne cessent encore aujourd’hui de motiver les chercheurs soucieux d’apporter une autre réponse à cette question familière : « qu’est-ce que la philosophie islamique ? » Ainsi les problématiques vont de la justesse même de cette appellation de « philosophie islamique, arabe ou en Islam », jusqu’aux pratiquants et exerçants de cette science/activité, les philosophes, les mystiques et les sages, en passant par les contenus que l’on peut classer sous une telle rubrique. Christian Jambet, dans ce livre dense, essaye de donner une analyse de ce qui constitue, selon lui, la nature et la spécificité de la philosophie islamique, en insistant sur ce qui fait son caractère religieux. Plutôt qu’une nouvelle histoire de la philosophie en terre d’Islam, ce livre, qui se revendique de l’héritage intellectuel de Henry Corbin, propose une relecture analytique des masses abondantes de traditions intellectuelles se voulant philosophiques et qui s’étendent sur un territoire géographique très vaste, du Maghreb et de l’Andalousie jusqu’à la province iranienne de Khorâsân et l’Asie centrale. 2 La philosophie islamique ou la philosophie arabe ? Le livre de Ch. Jambet s’inscrit dans cette longue tradition spécialiste qui, depuis l’orientalisme du XIXe siècle jusqu’à nos jours a travaillé et remodelé les concepts fondamentaux qui ont servi de base à l’édification du domaine islamique. Les méthodes d’analyse et les approches adoptées pour étudier cette tradition, – cristallisées d’ailleurs dans les trois noms donnés à cette philosophie1 –, ont subi des évolutions et des changements au cours de l’histoire de sorte que nous pouvons y repérer des tendances et des approches distinctes2. Il y a d’abord la tendance orientaliste, représentée surtout par le travail d’Ernest Renan qui a essayé de minimiser le rôle éminent joué par la philosophie arabe. Ainsi la thèse du philosophe allemand Hegel, ou celle du médiéviste français Etienne Gilson, qui ont abordé le chapitre arabe de l’histoire de la philosophie comme une période passagère et transitoire entre la philosophie grecque et la scolastique latine, ne sont qu’un reflet de cette attitude orientaliste vis-à-vis de l’histoire mondiale de la science (p. 54-62). Pour les tenants de cette tendance, la philosophie est morte en terre d’islam, sous les attaques d’Abû Hâmid al-Ghazâlî (m.1111), le fameux Algazel des textes médiévaux qui, dans son Tahâfut al-falâsifa (L’incohérence des philosophes) accuse les philosophes d’hérésie parce qu’ils soutiennent trois thèses, incompatibles avec les fondements de l’islam. D’après la tendance orientaliste même Averroès (m.1198), – qu’elle considère comme le dernier philosophe arabe –, ne fut pas capable de redresser le statut de la philosophie en islam3. À l’opposé de cette tendance, on trouve les travaux d’Henry Corbin, le maître de Christian Jambet, qui, par une série d’éditions et de publications des textes en arabe et en persan, a réhabilité le rôle et la place de la philosophie islamique. Corbin a contribué à bouleverser ces préjugés en insistant sur la continuité de la philosophie islamique après Averroès, sous la forme de la philosophie dite « illuminative » (îshrâqî), notamment en Iran et dans l’est de la contrée islamique. Ainsi, la philosophie n’est nullement morte, mais a seulement changé d’orientation, de terminologie et de généalogie. Corbin a remplacé 1 Pour un aperçu des opinions des spécialistes de ce domaine sur les noms par lesquels on peut et on doit appeler la philosophie en terre d’Islam cf. G. C. Anawati, « Philosophie médiévale en terre d’Islam », MIDEO, N° 5, 1958, p. 181-192. 2 Pour une étude succincte de ces tendances cf. Dimitri Gutas « The Study of Arabic Philosophy in the Twentieth Century : An Essay on the Historiography of Arabic Philosophy », British Journal of Middle Eastern Studies, Vol. 29, n° 1, 2002, p. 5-25. 3 On peut constater la survivance de la tendance orientaliste, transformée en islamophobie savante en France, dans le livre de Sylvain Gouguenheim, Aristote au mont Saint-Michel, Paris, Seuil, 2008. L’ouvrage a fait l’objet d’une vaste critique, notamment dans l’ouvrage collectif Les Grecs, les Arabes et nous, Ph. Büttgen, A. De Libera, M. Rashed, I. Rosier-Catach (éd.), Paris, Fayard, 2009. Voir la recension sur la Vie des idées : http://www.laviedesidees.fr/L-islamophobie-deconstruite.html 3 l’épithète « arabe » par l’épithète « islamique ». Cette philosophie n’est pas l’œuvre particulière de l’ethnie arabe, mais elle est le fruit des élaborations intellectuelles des ethnies et des races diverses, arabes, turques, andalouses, persanes, etc. Écartant donc le facteur racial, Henry Corbin met l’accent sur le fait que tous ces peuples qui ont contribué à l’histoire de la philosophie étaient rassemblés sous l’égide de l’islam, comme le seul élément qui était commun à tous. Jambet réaffirme le choix de Corbin. Cela faisant, l’épithète « islamique », ainsi vidée de la connotation orientaliste charriée par l’adjectif « arabe » se révèle un choix terminologique scientifiquement plus neutre. L’auteur justifie son choix en ces termes : « La dénomination “philosophie arabe” désigne les philosophies médiévales de langue arabe. Elle ne recouvre pas les ouvrages qui ont été rédigés en persan » (p. 60). La philosophie « arabe » serait une expression correcte si l’on considérait seulement la langue arabe, idiome savant des pays musulmans dans laquelle les philosophes se sont exprimés. Cela serait la perspective de l’historien de la pensée médiévale dont l’histoire de la philosophie arabe est une partie. Mais ce n’est pas ce que Jambet envisage, car « si l’on s’interroge sur ce qui fait la spécificité de la philosophie islamique, la perspective est différente » (p. 60). L’auteur n’entend donc pas examiner la philosophie islamique comme l’une des branches de la philosophie médiévale. Au lieu de cela, il entreprend de comprendre et d’élucider « le sens de la courbe complète du philosopher en islam, laquelle se poursuit bien après le Moyen Âge, et d’élucider les significations des systèmes de pensée qui, en islam, ont produit l’ontologie, l’éthique et la sotériologie philosophique de l’islam » (p. 60). Le choix est significatif et le champ de recherche tout en étant très large est limité. Les philosophes chrétiens et juifs sont exclus de ce projet et l’accent est mis sur la primauté de l’ontologie, de la théologie et de l’eschatologie. C’est sur ce point que Christian Jambet, comme tout autre penseur influencé par la tendance de Henry Corbin, s’écarte des autres spécialistes contemporains de philosophie en Islam qui suivent l’approche historiciste, concevant la philosophie islamique comme une des philosophies du monde médiéval4. Selon ces derniers, l’épithète « islamique » a une connotation culturelle et non pas uniquement religieuse, alors que selon Jambet les 4 À la tête de cette tendance nous pouvons compter Dimitri Gutas. Pour son analyse de la « philosophie islamique » cf. Dimitri Gutas, « Certainty, Doubt, Error : Comments on the Epistemological Foundations of Medieval Arabic Science », Early Science and Medicine, Vol., 7, n° 3, 2002, p. 276. 4 philosophes « n’ont pas été philosophes malgré l’islam, mais à partir de lui, avec lui et en lui » (p. 62). Ce cadre théorique de l’étude n’est pas sans conséquence sur la définition que l’auteur donne de la notion même de philosophie, ainsi que du contenu que l’on peut aborder comme philosophique : « la philosophie est une méthode de pensée et de connaissance parce qu’elle est le guide d’un voyage, d’une pérégrination de l’âme, éloignant des régions obscures, qui sont l’enfer des passions et des illusions, rapprochant des régions lumineuses, qui sont le paradis de la science et de la réalité » (p. 13). La première partie de cette définition n’a rien de surprenant : la philosophie est une méthode, un ensemble ordonné et rationnel d’étapes pour atteindre un résultat : la connaissance. Mais c’est la deuxième partie qui nous oriente vers la vision particulière de l’auteur : la philosophie est un « voyage de l’âme » depuis l’obscurité des passions (corporelles) vers la luminosité de la science et de la réalité. Le vocabulaire, – par l’emploi de la thématique du voyage ainsi que des symboles de la lumière et des ténèbres –, est une réminiscence de la terminologie suhrawardienne, et nous pouvons y déceler l’aspect mystique qui s’allie, dans l’approche de l’auteur, à la spéculation philosophique. Et c’est dans ce cadre que l’auteur explore les limites de son projet : « si nous devions nous justifier, nous dirions que nous ne nous proposons pas ici de résumer (comment serait-ce possible ?) le contenu des sciences philosophiques telles qu’elles furent et sont en terre d’islam, mais d’examiner le lien prédicatif entre « philosophie » et « islam » dans l’expression usuelle « philosophie islamique uploads/Philosophie/ jambet.pdf
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- Publié le Mai 04, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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