7 1. Habiter technologiquement le monde Philosopher, c’est-à-dire se connaître

7 1. Habiter technologiquement le monde Philosopher, c’est-à-dire se connaître soi-même, sera le commen- cement de la sagesse recherchée. Pour analyser le mode d’être d’Homo sapiens technologicus, une première question se pose : que signifie « habiter le monde technologique contemporain » ? ou plutôt « habiter technologiquement le monde » ? Homo sapiens technologicus pose une question de philosophie première. La question philosophique sur la technologie porte sur l’humain dans son ensemble, tel qu’il est aujourd’hui, tel qu’il est devenu. Le mode d’être de l’humain, la manière dont il habite son monde, c’est-à-dire dont il le constitue et le comprend, sont l’objet de cette recherche. Pour faire avancer cette question, il faut recueillir non seulement les éléments des philosophies de la technique, mais aussi ceux des réflexions actuelles sur la modernité, et les mettre en lien avec les questions fondamentales de la philosophie. Nous devons, nous, Homo sapiens technologicus, nous réapproprier par la réflexion notre propre potentiel d’être. En cela, la philosophie de la technologie est une chance pour la philosophie contemporaine, une chance de renouveau1. En 1978, l’un des pionniers de la philosophie de la technologie contemporaine en précisait les questions consensuelles : « Ceux 8 HOMO SAPIENS TECHNOLOGICUS qui reconnaissent la légitimité de ce mouvement acceptent les idées suivantes : 1) il existe des problèmes urgents, liés à la technologie et à notre culture technologique, qui demandent une clarification philosophique ; 2) une grande partie de ce qui a été écrit jusqu’ici sur ces questions est inadéquat – ce qui rend d’autant plus importante l’implication de philosophes sérieux.2 » Derrière l’arrogante confiance en soi du pionnier, il faut voir la tension créée par une insatisfaction : la philosophie ne semble pas avoir pris conscience de cette urgence philosophique. En France, à la suite de Gilbert Simondon3, en Allemagne, à la suite de l’essai d’Arnold Gehlen (1957) qui tentait une anthropologie philosophique de l’homme technicien, aux États-Unis, dans la tradition pragmatiste, ces recherches d’une culture qui réconcilierait l’homme technicien avec lui-même font exister une philosophie de la technique à l’intérieur du domaine philosophique, mais dans une zone de périphérie et en cohabitation avec des philosophies d’ingénieur4. Elle est appelée à devenir aujourd’hui une zone plus centrale, sous forme d’une philosophie de la technologie et peut-être tout simplement d’une philosophie du contemporain. Il faut bien comprendre où se situe le besoin : la technologie n’a aucun besoin de la philosophie pour vivre, mais il se pourrait que nous ayons besoin d’une philosophie de la technologie pour vivre dans le monde de la technologie. Le manque de repères est évident : nous manquons de définitions, d’études de cas, d’analyse des notions de base. Le manque de normes ne l’est pas moins : en l’absence de consensus moral, dans notre société libérale technologique, aucune base 9 HABITER TECHNOLOGIQUEMENT LE MONDE commune de valeurs n’est disponible pour statuer sur la technologie et nous sommes toujours à la recherche de ce que serait une société technologique démocratique et pas seulement libérale. Pourtant, de nombreux engagements occupent le devant de la scène, des engagements technophobes souvent médiatiques, des engagements technophiles plus discrets et implicites, mais qui représentent les choix les plus structurants de nos sociétés. Dans les questions d’éthique médicale, par exemple, le manque d’une philosophie de la technologie se fait sentir. On aggrave alors ce manque philosophique en faisant appel aux « experts » et à leurs « comités » : faute de « sages », Homo sapiens technologicus a ses « experts »5. Nous serions trop chanceux s’il existait des « experts » dans un domaine où nous ne savons à peu près rien. L’absurdité, pourtant, a ses raisons : n’osant pas parler de sagesse ni reconnaître la radicalité de la remise en cause qu’elle nous imposerait, nous considérons l’évaluation de la technologie comme une question… elle-même technologique. Comme dans toutes les questions réellement philosophiques, c’est la portée, la profondeur, la signification de la question elle- même qui doivent d’abord être comprises. La radicalité de la question sur la technologie en fait une question de philosophie première. Cette question est subversive parce qu’elle remet en cause notre mode d’être et de penser. En fin de chaîne, dans l’évaluation des technologies, nous oscillons d’un extrême à l’autre (l’Internet en sauveur de l’humanité, les OGM en destructeurs de l’humanité… ou le contraire), parce que, en début de chaîne, dans l’appréhension de la réalité technologique, nous ne connaissons pas ou ne voulons pas 10 HOMO SAPIENS TECHNOLOGICUS remettre en question notre mode d’être et de penser. Ou, pire encore, nous ne savons pas l’analyser, nous ne savons pas voir le contemporain. Le contemporain est radicalement nouveau, d’une manière inattendue : il n’est pas nouveau comme nous nous y attendions, et c’est pour cela qu’il est radicalement nouveau. Apprenons à voir cet inattendu pour comprendre la vraie nouveauté. Elle se concentre autour de ce point : dans le monde du confort et de la démocratie, les petites choses de la quotidienneté sont devenues une grande question. Ce qui signifie en particulier ceci : nous ne vivons plus dans le monde où ont été pensées nos références philosophiques fondamentales. « Connaissance », « liberté », « valeur », « décision », « projet » ont aujourd’hui changé de signification. La question sur la technologie relève de la réflexion philosophique, parce qu’elle remet en cause nos modèles de pensée, elle est recherche d’une sagesse qui ne saurait être une synthèse des faits ni un mode d’emploi conseillé des technologies. 1.1. L’être de l’humain L’authentique et le quotidien Pour Homo sapiens, que signifie « habiter le monde » ? Le livre de Martin Heidegger Être et Temps (Sein und Zeit6), publié en 1927, constitue encore aujourd’hui la référence la plus solide – et le modèle – des analyses de l’existence humaine considérée d’un point de vue purement philosophique. Je vais lui emprunter certains outils. Appelons « existence » (« humaine » est sous-entendu), ou « conscience », ou tout simplement « humain » ce « point 11 HABITER TECHNOLOGIQUEMENT LE MONDE de présence » que nous sommes nous-mêmes. Nous sommes présents à nous-mêmes et immédiatement présents aussi à un environnement, un entourage, un milieu, un monde. Chacun de nous est une présence-à-soi et une présence-au-monde. La relation entre ces deux dimensions existentielles, le soi et le monde, n’est pas une simple superposition, puisque je suis quelque chose qui est intimement lié au monde dans lequel je vis et, de l’autre côté, le monde dans lequel je vis dépend de ce que je suis, de ce que je veux et de ce que je fais – au moins partiellement et, au minimum, dans la périphérie de ma propre existence. On aura compris que ce schéma, abstrait mais simple, définit un programme de travail précis, mais chargé, parfaitement applicable au monde technologique. Ma conscience – ma pensée – peut s’occuper de sa propre existence. Elle rencontre alors les questions très philosophiques de l’« être » (Que signifie « être » ? En quoi mon existence diffère-t-elle de celle des objets du monde ?) et du temps (Qu’est- ce que le temps ? Que signifie-t-il pour chaque être ? et pour mon être ?). À la croisée de ces interrogations, notre conscience rencontre la question de la mort. Dans ce questionnement sur l’être, le temps et la mort comme « horizon » de l’existence humaine, le livre de Heidegger, Être et Temps, voit une forme de pensée « authentique », et c’est la direction que suivra la pensée ultérieure de son auteur. Mais, avant cela, Heidegger analyse – et, à vrai dire, dénonce – le fait que ce dont nous nous occupons et nous préoccupons quotidiennement, ce ne sont plus de grandes questions, mais de petits soucis, ceux du quotidien. Quelques exemples, actualisés : Qu’est-ce qu’on mange ? Où poser ma tasse de café sans avoir à me lever ? Comment dire à Pierre 12 HOMO SAPIENS TECHNOLOGICUS que je ne vais pas aller jouer au tennis avec lui samedi ? Où ai-je mis mon téléphone mobile ? Dois-je supprimer la garantie « vol » de l’assurance de la voiture ? Et surtout : qu’est-ce qu’il y a à la télé ce soir ?... Cette préoccupation remplit notre champ de conscience avec une grande densité, à tout instant, du réveil à l’endormissement – et peut-être même pendant le rêve. Elle constitue une dimension propre de notre existence, sa quotidienneté. Que se passerait-il dans un monde où les petites choses du quotidien, les détails matériels, les petits soucis de santé, l’organisation du loisir et les impératifs du confort seraient devenues les grandes questions, celles qui remuent les consciences, font et défont les grands empires (financiers) ? Bonne question, car c’est notre monde. Quelle forme d’authenticité reste encore possible dans le triomphe de la quotidienneté ? Souci, ustensilité, déréliction Heidegger identifie l’origine de toutes les formes d’engagement dans le monde : le souci (die Sorge en allemand), qu’il faut comprendre au sens de « se soucier de » plutôt qu’au sens de « avoir uploads/Philosophie/ habiter-technologiquement-le-monde.pdf

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