Pratiques culturelles et savoirs : les revues et la recomposition des frontière
Pratiques culturelles et savoirs : les revues et la recomposition des frontières (1920-1980) Journées d’étude du groupe du groupe « Genèse et actualités des humanités critiques » (GENACH) Université de Liège, 22 et 23 juin 2016 Thomas Franck et Fanny Lorent D'un communisme hétérodoxe à un désengagement savant : trajectoire idéologique et revuiste de Gérard Genette Dans le cadre d’une approche considérant le matériau revuistique comme trace des débats, des échanges et des évolutions politiques d’une socio-historicité donnée, la prise en compte de la trajectoire idéologique d’un théoricien particulier, dans ce cas Gérard Genette, permet de mettre en lumière une série de mécanismes collectifs à l’œuvre, de manière plus générale, dans le monde intellectuel français. Précisons ici que cette analyse s’inscrit dans la continuité d’un premier travail collectif consacré à la trajectoire théorique de Roland Barthes dans la revue Communications1. L’hypothèse que nous questionnerons se construit à partir du constat d’une récurrence philosophique propre à l’interdiscours intellectuel des années 1945 à 1970, d’une « obsession discursive » au sens que lui donne l’analyse du discours, à savoir le recours constant au marxisme et l’actualisation en France d’une philosophie politique allemande d’inspiration matérialiste. En effet, comme le note Paul Veyne dans Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas, le besoin de se situer et de se définir par rapport à cette tradition philosophique et politique semble véritablement structurer les positionnements et les repositionnements des intellectuels et de leurs organes d’expression collective (principalement dans les années 1950-1960). Nous nous référons notamment aux travaux de Jean-François Sirinelli et de Frédérique Matonti qui analysent l’influence de l’idéologie communiste sur le champ intellectuel français et, plus précisément, sur un ensemble de revues créées dans le courant des années 1940 à 1970 et qui, s’ils se réfèrent principalement aux intellectuels orthodoxes, montrent également l’ancrage très fort des théories marxistes dans un ensemble de disciplines scientifiques développées au sein de ces revues et dans diverses sociabilités intellectuelles : Il est vrai que l’engagement [communiste] des intellectuels et des artistes y a été [en France], au regard des autres démocraties occidentales, quantitativement important et que, contrairement aux pays du Bloc de l’Est, et a fortiori de l’URSS, il a reposé sur le « choix », et non sur la contrainte ou l’enrôlement obligatoire dans des organisations corporatistes. De même, dans les années 1950 1 Cet article est paru dans le numéro 3 de la Revue Roland Barthes : Fanny Lorent et Thomas Franck, « Le projet sémiologique de Barthes dans la revue Communications », dans Jacqueline Guittard et Magali Nachtergael (dir.), Revue Roland Barthes, n°3, mars 2017. D'un communisme hétérodoxe à un désengagement savant 2 […], ces intellectuels se sont parfois montrés plus « orthodoxes » que leurs homologues soviétiques et les artistes ont volontiers produit un « art de parti » ainsi que sa théorisation2. Nous aurons l’occasion d’évoquer plusieurs exemples des tensions suscitées par le recours à cette influence philosophico-politique au sein de diverses revues, notamment entre Les Temps Modernes, Critique et La Table ronde, entre Socialisme ou barbarie, La Vérité, Preuves et Arguments ou encore entre Tel Quel, Poétique et Change. Notre levier de lecture se formulerait selon l’hypothèse suivante, croisant l’appréhension du marxisme en tant qu’obsession discursive et en tant que structuration idéologique d’une série de revues des années 1945 à 1970 : ces revues, aussi hétérogènes soient elles, se structureraient suivant une logique oppositionnelle de luttes, dans une prise en compte de quatre composantes interdépendantes, à savoir les composantes philosophique, politique, économique et historique. Premièrement, les revues semblent en effet manifester un besoin constant de se positionner philosophiquement, que ce soit par adhésion ou par opposition, par rapport à une série de thématiques héritées de Marx, dont la plus prégnante est la question de la dialectique et de ses implications théoriques dans le cadre d’une approche matérialiste. Deuxièmement, il apparaît que les revues étudiées se construisent et évoluent en fonction de la progression d’une certaine politique se revendiquant du marxisme et, une nouvelle fois, en fonction des oppositions politiques à cette idéologie et des contradictions que celle-ci fait naître – politiques intérieures et extérieures de l’U.R.S.S., différentes mouvances européennes du communisme, Guerre Froide, Printemps de Prague, insurrection de Budapest, Révolution culturelle, Mai 68, etc. Troisièmement, les revues se structurent selon des logiques de domination, suivant des luttes plus ou moins frontales s’apparentant à une concurrence économique mais également symbolique (les débats polémiques autour du marxisme sont en effet le lieu de tensions plus profondes entre revues3). Enfin, et c’est là un des enjeux majeurs de cette recherche, le mouvement historique dans lequel évoluent les revues serait un mouvement foncièrement dialectique en ce sens que plusieurs d’entre elles (se réduisant souvent, de manière caricaturale, à deux camps antagonistes) s’affrontent plus ou moins explicitement et fermement, à un moment historique précis, faisant émerger, par cette dialectique, une troisième position qu’une nouvelle revue, ou un nouveau groupe de revues, investit. Cette opposition structurale aboutissant à une position tierce, à une troisième voie, donne ensuite naissance à une restructuration de l’espace revuistique qui se dualise à nouveau et reproduit, en le dépassant constamment, le mouvement dialectique induit par cette reconfiguration. Tout comme les composantes philosophique, politique et économique, cette dernière composante historique met en lumière le fait que même une volonté de sortir des oppositions revuistiques instituées – principalement autour des querelles polémiques du marxisme –, en tentant d’initier un dialogue hors des luttes idéologiques, participe à la restructuration et au redéploiement de la dialectique à l’œuvre entre les revues. Ce parti pris d’analyser ces revues intellectuelles (dont la dimension militante est par ailleurs plus ou moins assumée) en lien avec une idéologie bien précise se justifie par le constat d’une récurrence des analyses et des titres d’articles consacrés au marxisme dans les revues de l’après-guerre et d’une corrélation assez récurrente entre la trajectoire idéologique des intellectuels et l’histoire du marxisme en France. Nous renvoyons à ce propos à la bibliographie de la problématique de thèse de Thomas Franck qui liste un large corpus d’articles consacrés à la réception du marxisme et de la philosophie allemande en France. 2 Frédérique Matonti, Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique, Paris, La Découverte, 2004. 3 Que l’on pense au cas de Sartre, Angrand et Garaudy entre les revues La Pensée, Les Lettres Françaises et Les Temps Modernes en 1946, à celui de de Sartre, Merleau-Ponty et Lefort en 1953 entre Les Temps Modernes et Socialisme ou Barbarie, à celui de Goldmann et Rubel en 1957 au sein des Temps Modernes ou encore à celui de Genette et Sollers autour de Tel Quel des années 1965 à 1968 (voir infra). Thomas Franck et Fanny Lorent 3 Ainsi, la trajectoire idéologique particulière de Genette nous permettra de parcourir un panorama assez large de revues tout en focalisant notre attention sur leurs évolutions idéologiques significatives, structurées par un ensemble de facteurs politiques et historiques plus globaux. En effet, Genette collabore dans un premier temps à Socialisme ou barbarie et à Arguments en 1957, il publie dans Tel Quel dans le courant des années 1960, revue qu’il quitte un peu avant les événements de Mai 68, pour enfin créer sa propre revue, Poétique, en 1970. Ce parcours correspond à une série d’événements politiques et de dates clefs relatifs à l’histoire du marxisme, en France et en Europe, que nous tenterons de mettre en regard d’une histoire des revues. Afin d’étayer notre hypothèse et de comprendre le terreau idéologique dans lequel naît le premier engagement politique de Genette, nous évoquerons la période antérieure aux activités intellectuelles de celui-ci, période allant des années 1945 à 1956 et voyant l’émergence de revues fondamentales dans la généalogie que nous proposons : Les Temps Modernes, Critique, La Nouvelle Critique, La Table ronde, Socialisme ou Barbarie, Preuves, etc. Nous fonctionnerons donc suivant cinq temps chronologiques : le premier couvrant une première période de 1945-1946 à 19494, le deuxième allant de 1949 à 1956-19575, le troisième de 1957 à 19636, le quatrième de 1963 à 19687 et enfin le cinquième de 1968 à 19708. Cette chronologie, qui ne semble a priori pas répondre à une logique historique bien délimitée, correspond à une vie politique en étroite relation avec celle des revues – et plus encore avec le parcours de Genette au sein de celles-ci – que nous allons conjointement mobiliser et mettre en perspective. 1. 1945-1949. L’apogée communiste et l’obsession du P.C.F. La première période qui nous occupera correspond au terreau idéologique préparant les prises de position de Genette au début et au cours des années 1950, celui-ci fréquentant un réseau intellectuel d’obédience majoritairement communiste ou marxisante, notamment lors de ses études au Lycée Lakanal puis à l’ENS ainsi qu’au sein du P.C.F. et du groupe « Socialisme ou barbarie ». Ami de Paul Veyne et de Pierre Bourdieu, Genette sera membre du Parti Communiste français jusqu’en 1956 (il sera d’ailleurs rédacteur en chef de Clarté dès 1954), parti qu’il quitte, tout comme Veyne, à la suite de l’invasion soviétique de Budapest. Ce premier temps de notre généalogie idéologique, structurant les uploads/Philosophie/ thomas-franck-et-fanny-lorent-d-x27-un-communisme-heterodoxe-a-un-desengagement-savant-trajectoire-ideologique-et-revuiste-de-gerard-genette.pdf
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- Publié le Jan 12, 2022
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