Revue d'histoire des sciences et de leurs applications Remarques sur les formes

Revue d'histoire des sciences et de leurs applications Remarques sur les formes et les limites de la pensée technique chez les Grecs. Jean-Pierre Vernant Citer ce document / Cite this document : Vernant Jean-Pierre. Remarques sur les formes et les limites de la pensée technique chez les Grecs.. In: Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, tome 10, n°3, 1957. pp. 205-225; doi : https://doi.org/10.3406/rhs.1957.3609 https://www.persee.fr/doc/rhs_0048-7996_1957_num_10_3_3609 Fichier pdf généré le 07/04/2018 Remarques sur les formes et les limites de la pensée technique chez les Grecs Entre le vne et le ve siècles, en Grèce, le domaine du technique se définit de façon plus précise, l'action technique se constitue avec ses caractères propres. Chez Homère, le terme de té/vt; s'applique au savoir-faire des demiourgoi, métallurgistes et charpentiers, et à certaines tâches féminines qui requièrent expérience et dextérité, comme le tissage (1). Mais il désigne tout aussi bien les magies de Hephaïstos ou les sortilèges de Protée (2). Entre la réussite technique et l'exploit magique la différence n'est pas encore marquée. Les secrets de métier, les tours de main du spécialiste rentrent dans le même type d'activité et mettent en jeu la même forme d'intelligence, la même métis, que l'art du devin, les ruses du sorcier, la science des philtres et des enchantements de la magicienne (3). Au reste, la catégorie sociale des demiourgoi comprend, avec les professionnels du métal et du bois, les confréries de devins, de hérauts, de guérisseurs, d'aèdes. A l'époque classique, par contre, la laïcisation des techniques est chose faite. L'artisan ne met plus en jeu des forces religieuses ; il opère au niveau de la nature, de la phusis. Sa technè se définit, dans le principe, par opposition au hasard, à la chance, tuchè, au don divin, theia moïra (4). La réussite du professionnel repose sur l'efficacité de recettes positives ; il ne doit son succès qu'à ce savoir (1) Au travail du charpentier : Iliade, III, 61 ; à celui des métaux : Odyssée, VI, 232 ; XI, 614 ; III, 433 ; au tissage : Odyssée, VII, 110 et 23f>. (2) Les liens magiques qui emprisonnent Ares et Aphrodite sont les 8ест(хо1 rex^evreç TcoXucppovoç 'Hqxxiaroio ; le Vieux de la mer, dans ses métamorphoses, utilise les ressources d'une SoXbjç Téxwjç [Odyssée, VIII, 296 et IV, 455). (3) Sur la Métis comme intelligence pratique à l'œuvre dans la maîtrise artisanale comme dans les recettes magiques, cf. H. Jeanmaire, La naissance d'Athena et la royauté magique de Zeus, Revue archéologique, XLVIII, pp. 12-40. (4) Sur l'histoire de la notion de technè, cf. R. Schaerer, 'Е7гигп/)[Л7) et Té/v/), étude sur les notions de connaissance, et ďart d'Homère à Platon, Mâcon, 1930. 206 REVUE D'HISTOIRE DES SCIENCES pratique, acquis par l'apprentissage, et qui constitue, pour toute activité spécialisée, les règles du métier. En même temps que la technè s'est libérée du magique et du religieux, l'idée s'est précisée de la fonction des artisans dans la cité. A côté des agriculteurs, des guerriers, des magistrats civils et religieux, l'artisan forme une catégorie sociale particulière dont la place et le rôle sont fixés strictement. Étrangère au domaine de la politique comme à celui de la religion, l'activité artisanale répond à une exigence de pure économie. L'artisan est au service d'autrui. Travaillant pour vendre le produit qu'il a fabriqué — en vue de l'argent — , il se situe dans l'État au niveau de la fonction économique de l'échange (1). Avènement d'une conception rationnelle de la technè, laïcisation des métiers, délimitation plus rigoureuse de la fonction artisanale : les conditions paraissent réalisées pour la formation d'une véritable pensée technique. Aussi bien, dans Les origines de la technologie, Espinas pensait pouvoir situer vers les débuts du ve siècle le tournant qui marque le passage d'une technique encore inconsciente d'elle-même à la technologie proprement dite (2). Il voyait dans le mouvement des Sophistes le premier effort de la pensée technique pour se dessiner et s'affirmer : d'abord par la rédaction d'une série de manuels traitant de iechnai particulières ; ensuite par l'élaboration d'une sorte de philosophie technique, d'une théorie générale de la technè humaine, de son succès, de sa puissance. Chez la plupart des Sophistes, le savoir revêt la forme de recettes qui peuvent être codifiées et enseignées. Le problème de l'action, pour eux, ne concerne plus les fins à reconnaître, les valeurs à définir, il se pose en termes de purs moyens : quels sont les règles du succès, les procédés de réussite dans les divers domaines de la vie ? Toutes les sciences, toutes les normes pratiques, la morale, la politique, la religion seront ainsi envisagées, dans une perspective « instrumen- taliste », comme des techniques d'action au service des individus ou des cités. Cette promotion de l'utile et de l'efficace, qui prennent dans la (1) Aristote fait de la production technique une partie de la [летофХ7]Т(.хУ]. En ce sens elle apparaît moins comme fabrication ou transformation des choses que comme un aspect de la fonction d'échange. Le travail de l'artisan rentre dans la catégorie de la {i,io8apvia, de l'activité à gages (Politique, 1, 6 et 7). (2) A. Espinas, Les origines de la technologie, Paris, 1897. Sur le passage, en Grèce, de la technique inconsciente à la technologie, cf. spécialement pp. 6-7, et la n. 1 de la p. 7. LA PENSÉE TECHNIQUE CHEZ LES GRECS 207 conduite humaine la place des anciennes valeurs, se produit à une époque et dans une société qui, cependant, restent fermées au progrès technique. Constatation paradoxale : le dégagement du technique et son apparente exaltation chez les sophistes vont de pair avec ce que M. P. -M. Schuhl a pu appeler un véritable blocage de la pensée technique des Grecs (1). De fait, les Grecs, qui ont inventé la philosophie, la science, la morale, la politique, certaines formes d'art, n'ont pas été sur le plan de la technique des novateurs. Leur outillage et leurs connaissances techniques, empruntés à l'Orient à date ancienne, n'ont pas été profondément modifiés par de nouvelles découvertes. Les innovations ou les perfectionnements qu'ils ont introduits dans certains domaines n'ont pas débordé le cadre du système technologique qui apparaît déjà fixé à l'époque classique et qui consiste dans l'application de la force humaine ou animale à travers une variété d'instruments, non dans l'utilisation des forces de la nature par l'intermédiaire de machines motrices (2). De façon générale la civilisation matérielle des Grecs n'a pas dépassé le stade défini, suivant les auteurs, comme technique de l'organon, étéotechnique, technique de simple adaptation aux choses (3). A ce niveau de la pensée technicienne, on ne trouve plus la conception archaïque, dont le souvenir se perpétue dans certains passages d'Homère, d'instruments animés et d'ouvrages vivants (4). Mais l'outil, mû directement par l'homme, apparaît encore comme prolongeant ses organes (5). L'organon transmet et amplifie la force humaine, au lieu d'agir par la vertu de sa structure interne, de produire un effet dont le mécanisme n'est pas de même type que l'effort de l'homme. L'outil épouse, dans le travail, le rythme même du corps ; il agit dans le temps humain ; il n'a pas, en tant qu'instrument, de temps propre (6). S'il en possède un, c'est qu'il s'agit (1) P.-M. Schuhl, Machinisme et philosophie, 2e éd., Paris, 1947, p. xin, et chap. I. (2) Cf. l'article de R. J. Forbes dans le vol. II de A History of technology, p. 589 sq. C'est l'introduction du moulin à eau, vers le ше siècle après J.-C, qui inaugure le nouvel âge technique de la machine motrice. Sur les apports et les inventions des Grecs dans le domaine technique, cf. E. Meyerson, Essais, Paris, 1936, pp. 246 sq. (3) Technique de Гогдапоп : A. Espinas, o. c, pp. 75-156 ; âge de l'outil : P.-M. Schuhl, o. c, p. vin ; étéotechnique : Lewis Mumford, Technics and civilisation, New York, 1946; techniques d'adaptation de l'homme aux choses : A. Koyré, Du monde de l'à-peu-près à l'univers de la précision, Critique, 1948, p. 611. (4) Iliade, XVIII, 373 sq. et 417 sq. ; Odyssée, VIII, 555-563. (5) A. Espinas, o. c, p. 45 sq. (6) Cf. G. Friedmann, Où va le travail humain, Paris, 1950, p. 28. 208 revue d'histoire des sciences alors, non d'un outil artificiel, mais d'un instrument naturel, comme le feu, dont la puissance, la dunamis, se déploie à travers une durée qui reste pour l'homme étrangère et incompréhensible. On regarde le feu cuire dans le four comme le paysan regarde le blé pousser. La durée de l'opération et le déterminisme du processus opératoire, liés à la force propre du feu, non à une ingéniosité humaine, sont également impénétrables. La stagnation technique et la persistance d'une mentalité prémécanicienne dans le moment même où la pensée technique paraît prendre forme constituent des phénomènes d'autant plus surprenants que les Grecs semblent avoir disposé de l'outillage intellectuel qui aurait dû leur permettre de faire, sur ce terrain comme en d'autres, des progrès décisifs. Des témoignages divers montrent, en effet, qu'ils ont pu assez tôt aborder certains problèmes techniques au niveau uploads/Philosophie/ vernant-jean-pierre-remarques-sur-les-formes-et-les-limites-de-la-pensee-technique-chez-les-grecs-1957.pdf

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