Bibnum Textes fondateurs de la science Mathématiques Cantor et les infinis Patr

Bibnum Textes fondateurs de la science Mathématiques Cantor et les infinis Patrick Dehornoy Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/bibnum/890 ISSN : 2554-4470 Éditeur FMSH - Fondation Maison des sciences de l'homme Référence électronique Patrick Dehornoy, « Cantor et les infinis », Bibnum [En ligne], Mathématiques, mis en ligne le 01 avril 2009, consulté le 20 avril 2018. URL : http://journals.openedition.org/bibnum/890 © BibNum 1 Cantor et les infinis par Patrick Dehornoy, Laboratoire de mathématiques Nicolas Oresme, Université de Caen En 1874 paraît au Journal de Crelle une note de quatre pages où Georg Cantor, alors âgé de vingt-neuf ans et jeune professeur à l’université de Halle, établit la dénombrabilité de l’ensemble des nombres algébriques et la non-dénombrablité de l’ensemble des nombres réels. Cet article est révolutionnaire car, pour la première fois, l’infini est considéré non plus comme une limite inatteignable mais comme un possible objet d’investigation. L’héritage de ce travail est extraordinaire : non seulement il marque la naissance de la théorie des ensembles — en fait une théorie de l’infini — mais il contient déjà en germe le problème du continu qui a occupé toute la fin de la vie de Cantor et a été et continue d’être le moteur du développement de cette théorie. Un temps objet d’une fascination déraisonnable reposant sur un malentendu, celle-ci est aujourd’hui largement méconnue, alors même qu’apparaissent les premiers signes d’une possible résolution du problème du continu posé par Cantor. Ce texte présente le contexte et le contenu de l’article de Cantor, puis évoque deux des principaux développements qui en sont issus, à savoir la construction des ordinaux transfinis, avec l’amusante application aux suites de Goodstein, et le problème du continu, y compris les contresens souvent rencontrés sur la signification des résultats de Gödel et Cohen, ainsi que les résultats récents de Woodin qui laissent entrevoir ce que pourrait être une solution future. UNE PETITE NOTE ET DEUX RÉSULTATS SIMPLES 1. L’auteur Georg Cantor naît en 1845 à Saint-Petersbourg, d’une mère russe et d’un père homme d’affaires allemand, d’origine juive mais converti au protestantisme. Il passe ses premières années en Russie. La famille revient en Allemagne quand Georg a onze ans, d’abord à Wiesbaden puis à Francfort. Cantor fréquente le lycée de Darmstadt, où ses dons en mathématiques sont remarqués, puis le Polytechnicum 2 de Zurich en 1862, et, à partir de 1863, l’université de Berlin où il obtient l’équivalent d’un master en 1867. En 1869, à l’âge de vingt-quatre ans, il soutient une thèse en théorie des nombres, reçoit son habilitation, et obtient un poste à l’université de Halle (Saxe- Anhalt). Là, sous l’influence de son collègue Eduard Heine (1821–1881), il se tourne vers l’analyse, principalement le problème de l’unicité de la représentation d’une fonction par série trigonométrique, qu’il résout positivement en 1870. La question continuera de jouer un grand rôle dans les réflexions de Cantor en arrière-plan de l’élaboration de la théorie des ensembles, notamment avec l’étude des ensembles dits d’unicité. Figure 1: Georg Cantor jeune (à l’époque de l’article de 1874?) À partir de 1872, Cantor entretient une correspondance avec Richard Dedekind (1831-1916), qui est son aîné de quatorze ans et vient de proposer la définition des nombres réels par coupures 1. C’est dans ce contexte que Cantor s’intéresse aux questions qu’on appelle maintenant de dénombrabilité, c’est-à-dire à la possibilité de numéroter les éléments d’un ensemble. Le résultat fondamental dont on va parler plus loin, à savoir la non-dénombrabilité de l’ensemble des nombres réels, est annoncé pour la première fois dans une lettre à Dedekind datée du 7 décembre 1873. Il est publié l’année suivante au Journal de Crelle, sous le titre « Über eine 1. Une coupure est une partition de l’ensemble des nombres rationnels en deux sous-ensembles A et B tels que tout élément de A est plus petit que tout élément de de B ; Dedekind montre que l’ensemble des coupures se comporte exactement comme ce qu’on attend de l’ensemble des nombres réels, la coupure (A,B) représentant l’unique réel coincé entre A et B ; par conséquent, on peut utiliser les coupures comme une construction des nombres réels. 3 Eigenschaft des Inbegriffes aller reellen algebraischen Zahlen » 2. Ce court article contient deux résultats portant sur la possibilité ou non de numéroter les nombres réels. 2. Un résultat positif... Les nombres réels sont les coordonnées des points d’une droite. Ils incluent en particulier les nombres entiers 0, 1, 2,... et les nombres rationnels, de la forme p/q avec p,q entiers et q non nul. Ils incluent aussi beaucoup de nombres irrationnels. Un nombre réel (ou complexe)  est dit algébrique s’il existe au moins une équation algébrique à coefficients entiers dont  soit solution. Tout nombre entier est algébrique, puisque l’entier n est l’(unique) solution de l’équation x – n = 0. Tout nombre rationnel est algébrique, puisque le rationnel p/q est l’(unique) solution de l’équation qx – p = 0. Un exemple typique de nombre algébrique non rationnel est 2 , qui est solution de l’équation x² – 2 = 0. Il existe énormément de nombres algébriques : tout nombre réel pouvant être écrit à partir des nombres entiers à l’aide des opérations 3 5 , , , /, , , ,...  est algébrique, et il en existe encore bien d’autres puisque, depuis Abel, on sait qu’il existe des équations algébriques dont les solutions ne peuvent pas être exprimées à l’aide des opérations précédentes. Pourtant, Cantor démontre dans son texte : Théorème 1 On peut numéroter les nombres algébriques. Autrement dit : il n’existe pas plus de nombres algébriques que d’entiers naturels. La démonstration de Cantor n’est pas difficile. 2. « Sur une propriété de la collection de tous les nombres algébriques ». 4 3. ... et un résultat négatif Par contre, si on considère la collection de tous les nombres réels, alors la situation est différente, et c’est le second résultat démontré par Cantor : Théorème 2 On ne peut pas numéroter les nombres réels. Cantor note que le rapprochement des théorèmes 1 et 2 permet de redémontrer l’existence de réels non algébriques, établie pour la première fois par Liouville en 1851. 5 4. En quoi ces résultats sont remarquables L’infini apparaît dans les textes mathématiques dès l’Antiquité, mais il y apparaît en creux, comme une propriété négative (est infini ce qui n’est pas fini) et une limite inatteignable, mais non comme un objet d’étude en soi. Vers le milieu du dix-neuvième siècle, une maturation s’est opérée et on commence à réfléchir sur l’infini en des termes plus mathématiques. Par exemple, dans un texte posthume intitulé « Paradoxien des Unendlichen » (« Paradoxes de l’infini ») paru en 1851, Bernhard Bolzano (1781–1848) observe qu’il y a autant d’éléments dans l’intervalle réel [0,5] que dans l’intervalle [0,12], et donc que, dans une collection infinie, une partie propre peut être aussi grosse que le tout — mais c’est ce qu’avait déjà fait Thâbit bin Qurrâ al-Harrânî (836–901) mille ans plus tôt. Pour autant, l’infini reste terra incognita et objet de nul résultat ou démonstration, ni même définition puisque la propriété rappelée ci-dessus ne sera explicitement proposée comme définition de l’infini que par Richard Dedekind vers 1888. Ce qui est profondément novateur dans l’article de Cantor est le fait de démontrer des propriétés de l’infini. Ce que fait Cantor, c’est de démontrer le premier théorème sur l’infini, en l’occurrence qu’il existe non pas un infini, mais au moins deux : l’infini des nombres algébriques est le même que celui des nombres entiers, mais ce n’est pas le même que celui des nombres réels. Indépendamment de l’énoncé du résultat, qui n’est peut-être pas si important en soi, c’est la possibilité de son existence qui est novatrice : avec Cantor, l’infini devient objet d’étude. La lettre à Dedekind de décembre 1873 est donc le point de naissance d’une théorie mathématique complètement nouvelle, la théorie de l’infini — qui sera plutôt appelée la théorie des ensembles. Il est rare que le point de départ de ce qui deviendra un courant de pensée aussi important puisse être daté avec autant de précision. Un point est remarquable. Cantor a intitulé son article « Sur une propriété de la collection des nombres algébriques », ce qui correspond au théorème 1, mais non au théorème 2, qui pourtant nous apparaît aujourd’hui comme le résultat le plus novateur. Comme le suggère Dauben 3, on peut se demander si l’accent mis sur le résultat positif (on peut énumérer...) plutôt que sur le résultat négatif (on ne peut 3. J.W. Dauben, Georg Cantor : His mathematics and Philosophy of the Infinite, Cambridge, Mass. 1979; réédition 1990. 6 pas énumérer...) n’est pas une précaution de Cantor pour éviter le rejet de son article par Leopold Kronecker (1823–1891), alors éditeur du Journal de Crelle et grand contempteur de l’infini et de toutes les spéculations qu’on appellerait aujourd’hui non effectives. 5. L’argument diagonal En 1891, dix-huit ans après l’article de 1874, Cantor publie une nouvelle démonstration du théorème 2, encore plus simple et frappante, et passée à la postérité comme la démonstration uploads/Philosophie/ dehornoy-cantor-et-les-infinis.pdf

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