L'OEUVRE D'ART ET LA REPRODUCTIBILITÉ TECHNIQUE Edouard Aujaleu Lycée Clémencea
L'OEUVRE D'ART ET LA REPRODUCTIBILITÉ TECHNIQUE Edouard Aujaleu Lycée Clémenceau et IUFM Montpellier « Sous le règne du principe de rendement, l'art oppose aux institutions répressives l'image de l'homme en tant que sujet libre ; mais dans les conditions de l'aliénation, l'art ne peut présenter cette image de la liberté que comme négation de l'aliénation. »1 Les capacités de reproductibilité technique de l'ère industrielle ont bouleversé à la fois notre perception des oeuvres du passé et les processus mêmes de la création artistique. On peut s'en inquiéter et regretter qu'un tableau de Vermeer serve à vendre des produits laitiers et qu'un fragment de la Flûte enchantée contribue à la promotion d'un quelconque détergent. N'ayant rien à envier aux grandes surfaces de la consommation de masse, les rétrospectives médiatisées proposent aux chalands des produits dérivés, faute de rendre possible l'acquisition des oeuvres. A cette morosité conservatrice, on opposera l'enthousiasme inconditionnel des thuriféraires des nouvelles techniques pour qui la moindre production d'ordinateur est un événement inouï. Au risque de la technique, l'art perd-il son sens ? Les voies de la régression dans l'abêtissement des masses et celles du surgissement de potentiels de liberté sont-elles clairement distinctes ? Entre l'art consommable et l'art « autonome », y a-t-il une antinomie irréductible ? Le débat théorique engagé dans les années 30 entre Walter Benjamin et Théodor Adorno, sur la question de l'art à l'âge technique, peut nous fournir des éléments de réponse. L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique Dans cet essai de 1936, sous l'influence de B. Brecht, la perspective de Benjamin se veut clairement marxisante. Toutefois, il ne s'agit plus simplement d'analyser le mode de production capitaliste mais les transformations des domaines culturels. Son objet peut être formulé ainsi : quelles thèses peut-on émettre sur les « tendances évolutives de l'art dans les conditions présentes de la production »2 ? Fidèle à l'esprit d'une pensée critique, voire militante, Benjamin tient à la valeur combative d'une telle réflexion. Sa prétention n'est pas d'énoncer ce que doit être l'art prolétarien dans une société sans classe, mais de construire une théorie de l'art dont les concepts soient utilisables pour « formuler des exigences révolutionnaires dans la politique de l'art ».3 Les concepts de l'ancienne théorie esthétique : la 1 Th. Adorno, Die gegängelte Musik, Der Monat V, p. 182. 2 W. Benjamin, L'ceuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique, trad. M. de Gandillac, in Essais 2, Denoël/Gonthier, 1971, p. 88. 3 Idem. création, le génie, la valeur d'éternité, le mystère, sont totalement récusés, car il n'est pas question de constituer un système d'évaluation esthétique des oeuvres d'art, mais d'élaborer une théorie politique de l'art. La reproductibilité technique Pour Benjamin, la « reproductibilité technique » est le concept clé d'une compréhension de l'art moderne. De la fonte des bronzes antiques à la lithographie, en passant par les diverses formes de gravures et l'imprimerie, l’histoire de l'art est jalonnée par le développement de la reproduction. Mais, la modernité voit s'accomplir une double rupture : la lithographie fait entrer l'image dans l'actualité quotidienne des journaux et la photographie décharge la main de la tâche artistique au profit de « l'oeil fixé sur l'objectif ». La technique introduit à la fois une transformation de notre regard et un changement de notre rapport au temps. A l'éternité, elle substitue l'actualité, à la durée, l’instant ; le rythme accéléré de la reproduction des images, que le cinéma ne fait qu'amplifier, suit la cadence des paroles. Si l'image tradi- tionnelle se caractérisait par l'unicité et la durée, la reproduction est fugacité et répétition. Le phénomène de reproductibilité prend un double sens : les techniques de reproduction modifient la réception des oeuvres du passé, mais surtout les nouvelles techniques de production d'images et de sons s'imposent comme des formes nouvelles d'art : la photographie et le cinéma sont, si l'on peut dire, reproductibles par essence et non par accident. La technique entraîne à la fois la suppression de l'unicité de l'oeuvre d'art et la perte par l'individu de son unicité identifiable dans l'ère de la masse. La technique de la caméra rend possible la destruction de l'espace intérieur et de la faculté subjective de perception spatio-temporelle de l'individu. La reproduction technique ruine l'idée même d'authenticité, c'est-à-dire l'ici et le maintenant de l'oeuvre, l'unicité de sa présence. Mais il faut souligner l'aspect récent d'une telle valeur que la science historique et les analyses physico-chimiques ont contribué à renforcer. Benjamin convient lui-même que, pour l'homme du Moyen Age, une vierge peinte ou sculptée n'est pas « authentique ». C'est le XIXe siècle qui inventera le culte de l'attribution. Mais la dévaluation de l'authenticité de l'oeuvre d'art est essentiellement l'effet d'une transformation du regard et de la réception. Par de nouveaux procédés, angles de vues, agrandissements, ralentis, la technique de la caméra surpasse la vision naturelle et introduit un progrès de connaissance. La reproduction transporte l'oeuvre à domicile ; elle rapproche l'oeuvre du spectateur ; elle confère à l'oeuvre une actualité qui menace son pouvoir de témoignage historique et la détache du domaine de la tradition. La reproductibilité est la technique de l'âge des masses. Le déclin de l'aura Ce changement de mode perceptif est l'expression de transformations sociales ; Benjamin le nomme d'une formule devenue célèbre : le déclin de l'aura. Qu'est-ce que l'aura ? « On pourrait la définir comme l'unique apparition d'un lointain, si proche soit-il. » Et Benjamin recourt à l'exemple d'un objet naturel pour illustrer son propos : « Reposant l'été, à l'heure de midi, suivre à l'horizon la ligne d'une chaîne de montagnes ou une branche qui jette son ombre sur celui qui repose, c'est respirer l'aura de ces montagnes ou && cette branche ».4 Proximité et distance sont des catégories de l'intersubjectivité ; la perceptibilité, c'est à la fois percevoir et être perçu. Dans son essai Sur quelques thèmes baudelairiens, Benjamin analyse plus précisément cette expérience perceptive : « L'expérience de l'aura repose sur le transfert, 4 Id., p. 94. au niveau des rapports entre l'inanimé - ou la nature - et l'homme, d'une forme de réaction courante dans la société humaine. Dès qu'on est - ou qu'on se croit - regardé, on lève les yeux. Sentir l'aura d'une chose, c'est lui conférer le pouvoir de lever les yeux ».5 S'il n'est point de regard qui n'attende une réponse de l'être auquel il s'adresse, l'unicité de l'acte perceptif est une réponse de la chose au regard porté sur elle. Sentir l'aura d'une oeuvre, c'est sentir sa propre unicité. L'expérience auratique est celle d'un monde où l'objectivité et l'intersubjectivité ne sont pas encore séparées. La montée de la société de masse favorise le déclin de l'aura par le développement de la tendance à « rendre les choses spatialement et humainement plus proches de soi » et de la maîtrise de l'unicité de tout donné. La perception moderne est une aptitude à « sentir ce qui est identique dans le monde »6, elle est corrélative d'un monde où règne la statistique. Le spec- tateur de cinéma ne perçoit l'acteur qu'au travers des mouvements de l'appareil ; il prend la même attitude que l'appareil : « il fait passer un test ». La prise de vue cinématographique est l'analogue d'une épreuve d'orientation professionnelle. Quelques années plus tard, dans La dialectique de la raison (1944) Horkheimer et Adorno analyseront la modernité en termes de domination de la raison instrumentale comme réduction du donné à l'unité, susceptible d'être l'objet d'un calcul. Ce déclin de l'aura est perçu positivement par Benjamin selon trois motifs : esthétique d'abord, par la substitution d'une vérité des oeuvres à l'artificialité, éthique et politique ensuite, par l'ouverture aux masses des oeuvres primitivement destinées à des privilégiés, anthropologique enfin, par la métamorphose d'une perception essentiellement cultuelle en un intérêt cognitif. La perspective esthétique est surtout présente dans la Petite histoire de la photographie. L'aura des premières photographies n'était due qu'à des limites techniques, à « ce cercle de vapeur que parfois enserre, de façon belle et significative, l'ovale à présent démodé de la découpure ».7 L'aura bourgeoise se nichait dans les plis des redingotes et des lavallières. La nouvelle photographie, dont Atget est l'initiateur, s'ouvre aux choses mêmes par la précision, elle introduit la libération de l'objet par rapport à l'aura. Des rues vides, sans atmosphère, des détails, « tantôt un morceau de balustrade, puis la cime dénudée d'un arbre dont les branches s'entrecroisent de multiples manières autour d'un réverbère, tantôt un mur de refend ou un candélabre avec une bouée de sauvetage portant le nom de la ville » ; cette photographie « ouvre ce champ libre où toute intimité cède la place à l'éclairement des détails».8 Mais plus qu'esthétique, cette transformation est politique. L'aura des oeuvres du passé tenait à leur enracinement magico-religieux. L'oeuvre cultuelle c'est celle qui est à la fois proche et lointaine, présente mais inapprochable. Dans la pénombre des temples et des églises, les oeuvres se manifestent en se voilant. Mais dès la Renaissance, la beauté se met au service de la réalité profane. uploads/Philosophie/ walter-benjamin.pdf
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- Publié le Apv 28, 2021
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