L'augustinisme « avicennisant » I. — La thèse de M. Gilson Les Archives d'histo

L'augustinisme « avicennisant » I. — La thèse de M. Gilson Les Archives d'histoire doctrinale et littéraire du moyen âge ont publié, en 1926, sous la signature de M. Gilson, une étude intitulée : Pourquoi saint Thomas a critiqué saint A u- gustin *). C'est une contribution à ce que l'auteur appelle F« augustinisme avicennisant », et il vient de reprendre le même sujet, avec des développements nouveaux, sous le titre : Les sources gréco-arabes de l'augustinisme avicenni sant 2). La question est importante. Personne, en effet, n'ignore que saint Thomas opposa à la scolastique augustinienne sa philosophie propre; que celle-ci provoqua des résistances; et qu'à la mort du maître dominicain un parti se constitua qui tenta brillamment, mais vainement, de discréditer ses grandes innovations. La discussion des idées de M. Gilson revêt, dès lors, un intérêt général. Résumons brièvement ses deux études. Nous présenterons ensuite les observations qu'elles suggèrent. « On s'accorde généralement à considérer la substitution ') T. I, pp. 5-126. *) Même collection, 1930, t. IV, pp. 5-107. Dans les notes qui suivront on renverra & la première étude des Archives par la mention t. I; & la deuxième, par la mention t. IV. 12 M. De Wulf d'une nouvelle synthèse doctrinale à celle de saint Augustin comme l'événement philosophique le plus important qui se soit produit au cours du XIIIe "siècle. S'il fallait indiquer le point critique où s'effectue la dissociation entre l'ancienne scolastique et la nouvelle, c'est sans doute la théorie de la connaissance qu'il conviendrait de choisir. Avant saint Tho mas, l'accord est à peu près unanime pour soutenir la doc trine augustinienne de l'illumination divine; après saint Thomas cet accord cesse d'exister... Le fait est difficilement contestable, et le nombre de ceux qui s'obstinent à soutenir que le thomisme et l'augustinisme n'ont qu'une seule et même théorie de la connaissance diminue de jour en jour m1). Ainsi débute la première étude, et la place que M. Oil- son assigne aux controverses sur l'illumination divine y est fort bien marquée. C'est d'une théorie de la connaissance qu'il s'agira. L'auteur pense que si saint Thomas l'a sacrifiée, c'est parce que les circonstances l'ont liée à une doctrine d'Avicenne, et qu'elle devait pâtir de la réprobation dont cette doctrine fut l'objet. A l'appui de cette « hypothèse heuristique »2), M. Oil- son entreprend une enquête sur ce point spécial : « Quelle influence la pensée d'Avicenne peut avoir exercé sur les destins de l'augustinisme médiéval »3)? Successivement il expose : I. La Cosmologie des Motecallemin et la critique qu'en fait saint Thomas (pp. 8-25) ; IL La critique thomiste d'Ibn-Gebirol (pp. 25-35) ou plutôt de cette doctrine cosmo logique d'Ibn-Gebirol, que toute efficace vient de Dieu et que la matière corporelle est essentiellement passive. Le III0, intitulé « l'Avicennisme », nous introduit progressivement dans la question. On y montre comment, chez Avicenne, la métaphysique est soudée à la théorie de la connaissance humaine, et on analyse la critique que fait saint Thomas de l)T. I, p. 5.* a) T. IV. p. 105. •) T. I. p. 7. L* augustinisme « avicennisant » 1 3 cette théorie d'Avicenne qu'une intelligence séparée est l'i ntelligence agissante pour l'ensemble des humains (1 . La cri tique thomiste d'Avicenne). Suit une étude sur Guillaume d'Auvergne, qui rejette d'Avicenne l'appareil métaphysique et cosmologique, mais qui transfère à Dieu les fonctions illu- minatrices de l'intelligence agente. La simplicité de l'âme humaine s'oppose à la composition d'un intellect qui serait partie agent, partie patient. Il n'y a donc en chacun de nous qu'un intellect patient (2. La critique thomiste de G. d'Auv ergne, pp. 46-80). L'assimilation établie par G. d'Auvergne entre un Dieu personnel et l'intelligence séparée des Arabes avait déjà été relevée *), mais l'analyse qu'on trouve ici est un des meilleurs morceaux de cette première étude. Arrivant ensuite à l 'augustinisme avicennisant (3. pp. 80-1 11), M. Gilson nous apprend qu'il considère la doctrine de l'illumination divine « comme la marque propre de l'au-' gustinisme » (p. 84), puis il distingue deux variétés d'augus- tiniens. « On rangera dans la première les philosophes qui, tout en maintenant l'illumination divine, attribuent à l'âme humaine un intellect agent; on rangera dans la deuxième ceux qui n'attribuent à l'âme humaine qu'un intellect pos sible ; et le critérium de discernement entre les deux groupes sera celui-ci : appartiennent au premier, les philosophes pour qui l'expression d'intellect agent ne s'applique en propre qu'à l'âme humaine, bien qu'on puisse l'appliquer aussi à Dieu en un certain sens ; appartiennent au second, les philo sophes pour qui l'expression d'intellect agent peut bien s'appliquer à l'âme humaine en un certain sens, mais ne s'applique au sens propre qu'à Dieu »2). A titre d'exemple il ') « L'évêque de Paris interprète dans un sens chrétien la théorie arabe de l'illumination de l'intelligence par un intellect séparé ». De Wulf, Histoire de la philosophie médiévale, 5e edit., t. I, 1924, p. 328. D'autres l'ont noté avant moi. J'ai appelé Guillaume d'Auvergne < le premier grand philosophe du XIIIe siècle » (p. 323). •) T. I, p. 84. 14 M. De Wulf range dans le premier groupe des augustiniens, Alexandre de Halès, Jean de la Rochelle, saint Bonaventure, et leur doctrine est un « augustinisme aristotélisant » ; au second groupe appartiennent Robert Grosseteste, J. Peckham et sur tout Roger Bacon qu'il appelle « le type accompli de l 'augus tinisme avicennisant » (p. 104). Saint Thomas combat les deux orientations de l' augus tinisme, surtout la seconde. Il refuse d'attribuer à Dieu le titre d'intellect agent et ramène la doctrine à ses origines arabes. A lui seul *) revient le mérite d'avoir opposé à toutes ces doctrines une conception nouvelle de l'homme, et d'avoir enseigné que l'intellect agent créé en chaque homme suffit à expliquer la connaissance. En conclusion, on note que, si diverses que soient les doctrines particulières auxquelles saint Thomas s'est opposé, elles s'accordent en un point, qui est leur commune attache avec le platonisme, et que saint Tho mas s'en est clairement aperçu. Dans la seconde étude, M. Gilson élargit son enquête, car (( pour comprendre Avicenne lui-même, il faut d'abord connaître ceux dont il ne fut que le continuateur (p. 7). Ce qui l'amène à étudier la doctrine de l'intellect chez Alexandre d'Aphrodisias (pp. 7-22), chez les prédécesseurs d'Avicenne, Alkindi au IXe siècle, Alfarabi au Xe (pp. 22-38). Puis, faisant retour sur une question qui eût mieux trouvé place dans la première étude, l'auteur fait un long exposé de la psychologie d'Avicenne, de sa définition de l'âme, de sa classification des intellects, et de leur fonctionnement. La première con jonction de la pensée arabe et de la tradition chrétienne s'opère chez Gundissalinus (pp. 74-92), dont il suffit de suivre la pensée jusqu'au bout pour constater que « l'illumi nation de l'âme par l'intelligence agente d'Avicenne. fait ') M. Gilson fait cette réservé : « en fonction dee analyses qui précèdent » (P. I2IW L' augustinisme « avicennisant » 1 5 place à l'illumination de l'âme par Dieu » (p. 85). Encore plus accentuée est la synthèse de l'illumination d'Avicenne et de celle d'Augustin dans un traité De intelligentiis dont l'auteur n'est pas définitivement connu et qui pourrait être Gundissalinus lui-même (p. 92). Conclusion. Il y eut, au XIIIe siècle, un augustinisme avicennisant, un « courant de pensée autonome distinct de l'averroïsme ou du thomisme » (p. 105). « L'existence d'une école dont la doctrine combinait suivant des doses variables l'influence dominante de saint Augustin au néo-platonisme d'Avicenne », résume la situation de fait devant laquelle saint Thomas s'est trouvé (p. 103). L'étude se termine par une critique de notre interpréta tion de l 'augustinisme, dont il sera parlé plus loin. Il n'entre pas dans notre intention de suivre l'auteur à travers les nombreuses analyses qui remplissent ces deux études. Nous reviendrons prochainement sur la question de l'illumination divine «t sur les interprétations qu'il en donne. Bornons-nous à quelques remarques relatives à la facture de ces deux monographies qui, selon nous, eussent gagné en vigueur et en clarté si l'auteur avait pu les fusionner. La première monographie, difficile à suivre, contient plus d'un morceau qui, tout en étant fort bon en lui-même, fait figure de hors-d 'œuvre. On ne voit pas qu'il fût nécessaire de faire l'exposé et la critique de la cosmologie des Motecallemin ; ou de la cosmologie d'Ibn-Gebirol, dont il y avait autre chose à dire dans une étude de l 'augustinisme. Même l'idéologie de Roger Bacon, qui est longuement analysée, est de minime importance dans cette enquête, Bacon n'ayant exercé sur ses contemporains qu'une influence négligeable. Par contre, ces deux études qui nous conduisent, l'une jusqu'au IIe siècle de l'hégire, l'autre jusqu'au IIe ou IIIe siècle avant J. C, font silence sur l 'augustinisme de saint Augustin lui-même. Omission regrettable, car c'est là le point de départ de Ten- 16 M. De Wulf quête. Or, ce n'est pas chose aisée de classer les formules de l'évêque d'Hippone et de dégager les multiples acceptions uploads/Philosophie/ wulf-1931-l-x27-augustinisme-avicennisant.pdf

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