* Paru dans Littérature, médecine, société, 13, Université de Nantes, 1993. SCI

* Paru dans Littérature, médecine, société, 13, Université de Nantes, 1993. SCIENCES ET MUSIQUE : QUELQUES GRANDES ETAPES EN THEORIE MUSICALE* Patrice BAILHACHE Professeur émérite à l'Université de Nantes, France http://patrice.bailhache.free.fr L'étude des rapports de la musique et des sciences peut s'engager dans deux directions. Ou bien les sciences sont prises comme un moyen et l'on pense alors, comme c'est la mode aujourd'hui, à la composition et à l'exécution qui mettent en œuvre des synthétiseurs, des ordinateurs, des machines à analyser et reproduire les sons; ou bien, tâche plus modeste dans ses résultats, mais plus ambitieuse dans ses principes, on rapproche sciences et musique afin de trouver un fondement théorique, sinon philosophique, à celle-ci. Le désir de savoir anime alors presque à lui tout seul le chercheur, qui n'attend aucun résultat spectaculaire, au sens propre de ce terme, puisque l'objet n'est pas de produire de la musique, mais d'en comprendre la nature par des principes scientifiques — si tant est que la chose soit possible. Aussi téméraire semble cette entreprise, il faut croire cependant qu'elle en a tenté plus d'un : des mathématiciens grecs de l'Antiquité jusqu'aux physiciens, physiologistes et psychologues de notre siècle, de nombreux savants ont proposé des «explications» de la musique. Le sujet étant vaste, je me contenterai ici d'évoquer quatre cas exemplaires, attachés à trois dates distinctes et qui, à eux seuls, permettront je crois de se faire une idée cohérente de l'évolution générale des théories musicales. Ces quatre «cas» sont les suivants. D'abord celui de la Division du canon, un texte tiré du Corpus euclidien (mais certainement pas d'Euclide lui- même1); puis, en sautant au XVIIIe siècle, celui du Tentamen novae theoriae musicae d'Euler et celui des Eléments de musique suivant les principes de M. Rameau de d'Alembert. Finalement, je dirai quelques mots des conceptions de Helmholtz (Théorie physiologique de la musique), qui datent de la fin du XIXe siècle et qui, comme j'ai tenté de le montrer ailleurs2, n'ont guère été «dépassées» aujourd'hui. 1 Cf. Jean Itard, Les livres arithmétiques d'Euclide, Hermann, 1961, p. 201; cf. aussi Paul Tannery, "Inauthenticité de la «Division du canon» attribuée à Euclide", in Mémoires scientifiques, tome III, Sciences exactes dans l'Antiquité, 1889-1913, Gauthier-Villars, 1915, p. 213-219. 2 Cf. P. Bailhache, «Valeur actuelle de l'acoustique musicale de Helmholtz», Revue d'histoire des sciences, XXXIX/4, 1986, pp. 301-324. Le titre complet de l'ouvrage de Helmholtz est Théorie 2 1. La Division du canon de l'école euclidienne On connaît plusieurs textes anciens qui traitent de théorie musicale, sans compter les passages que des philosophes comme Platon, Aristote, etc. consacrent à la question. En réalité, l'intérêt des Grecs pour ce sujet est très ancien, la tradition faisant remonter aux pythagoriciens l'étude arithmétique des intervalles musicaux. Conscient du caractère extrêmement partiel du «coup d'œil» que je porte ici, je choisis le texte de la Division du canon3, commode par sa brièveté, et cependant suffisamment révélateur du type d'approche pratiqué généralement par les Anciens4. Au départ un prologue déclare qu'il y a des sons, parce qu'il y a des chocs, c'est-à-dire un certain type de mouvements. Ces mouvements sont plus ou moins denses, plus ou moins nombreux; or «toutes choses composées de parties sont dites en rapport de nombre à nombre entre elles». Naturellement, par nombre entendons ici nombre entier, le seul concept numérique que les Grecs admettent. Deux sons musicaux, formant un intervalle, font donc entre eux un certain rapport numérique, une certaine proportion. Le postulat fondamental de la Division du canon est alors que deux sons sont consonants lorsqu'ils correspondent à un intervalle multiple ou surperparticulier. Ce postulat établit a priori, sans discussion possible, un physiologique de la musique, fondée sur l'étude des sensations auditives, trad. G. Guéroult, Paris, 1874 [Die Lehre von den Tonempfindungen als physiologische Grundlage für die Theorie der Musik, 1863]. 3 Je ne m'étendrai pas sur le titre du traité. Le mot canon (kanwvn) est le terme employé par les Grecs anciens pour désigner le monocorde, cet instrument de théorie musicale destiné plus à l'expérience qu'à l'art, et qu'on peut imaginer comme un violon réduit à une seule corde. «Diviser le canon», c'est déterminer les différentes longueurs qu'on doit faire prendre au monocorde, à tension constante, afin de faire résonner toutes les notes possibles. 4 Une des sources les plus importantes de théorie musicale dans l'Antiquité est celle des Harmoniques de Ptolémée (le célèbre astronome, IIe s. ap. J.C.). Elles ont été traduites en latin par le mathématicien anglais John Wallis et publiées (avec le texte grec) dans ses Opera omnia en 1699. Wallis les a accompagnées des Commentaires de Porphyre sur le texte de Ptolémée. Mais si la majorité des théories anciennes sont de nature mathématique, il y a cependant une célèbre exception, celle d'Aristoxène de Tarente, un disciple d'Aristote de la fin du IVe s. av. J.C. (sans parler des brefs Problèmes musicaux d'Aristote lui-même). Dans son Traité d'Harmonique, Aristoxène s'oppose aux pythagoriciens; il rejette leurs calculs de pure arithmétique au profit d'une appréciation qualitative fondée sur les sensations sonores et utilise les concepts de ton, de demi-ton, et autres intervalles musicaux. Je reviendrai à lui lorsque je parlerai de d'Alembert, car celui-ci et Aristoxène ont ceci de commun qu'ils considèrent la musique comme un domaine de la physique, dont l'analyse doit ainsi nécessairement partir de l'expérience. 3 rapport entre la qualité sensible de la consonance (le fait que les deux sons soient agréables) et une certaine situation arithmétique5. Cela admis, le plan du traité, en deux parties, en découle logiquement. La première énonce et démontre une série de propositions purement arithmétiques, apparemment sans rapport avec la musique. La seconde partie applique les résultats de la première au cas de la musique, de sorte que la beauté musicale semble n'être plus qu'une question de mathématiques justiciable d'un traitement more geometrico. Examinons pour commencer les premières propositions de la Division du canon6. Je me limiterai à de brefs commentaires, mon but n'étant pas d'étudier pour elles-mêmes ces propositions, mais de montrer ce que l'auteur euclidien en tire, et de quelle manière, pour établir sa théorie de la musique. I. Si un intervalle multiple, composé deux fois, fait un intervalle, ce dernier est aussi multiple. Sachant aujourd'hui qu'à la composition de deux intervalles correspond la multiplication des rapports qui les représentent, il est immédiat que le produit d'un rapport entier («multiple») par lui-même produit un rapport entier (ainsi la composition de deux octaves, de rapport 2, produit la double octave de rapport 4). II. Si un intervalle deux fois composé donne un intervalle multiple, cet intervalle est lui-même multiple. Cette seconde proposition est beaucoup moins évidente que la première. Traduite en termes modernes sans plus de réflexion, elle revient à dire que la racine carré d'un entier est un entier; ce qui semble tout à fait faux. Mais il faut comprendre que les seuls nombres dont il est question sont les entiers ou les rapports d'entiers, c'est-à- dire les nombres appelés aujourd'hui rationnels. Or il est bien exact que la racine carré d'un entier, si elle est rationnelle est nécessairement elle-même entière7. 5 Tannery remarque fort justement : «Si l'on se rend compte enfin de l'objet véritable que se propose l'auteur [de la Division du canon], il nous sera difficile, à nous modernes, de ne pas voir une gageure soutenue contre le bon sens, car il ne s'agit de rien moins que de déterminer a priori, sans effectuer aucune mesure, et avec le minimum de données empruntées aux connaissances musicales, quels sont les rapports numériques correspondant aux intervalles reconnus comme consonants.» Et il poursuit en mentionant la République de Platon (VII, 531) qui conseille, dans l'étude de la musique, de préférer la raison aux oreilles, et de rechercher quels sont les nombres consonants. 6 Je me contenterai ici d'un examen superficiel, sans faire le rapprochement des propositions arithmétiques de notre texte musical avec les Éléments d'Euclide. Cf. sur point, par exemple, Jean Itard, op. cit., p. 204; c'est le Livre VIII des Éléments avec lequel doit être fait le rapprochement. 7 La Division du canon donne la «démonstration» suivante pour cette seconde proposition : «Soit l'intervalle BG et soit fait G à B comme B est à D, et que D soit multiple de G. Je dis que B est aussi multiple de G. 4 III. Dans un intervalle superparticulier ne tombe ni un, ni plusieurs nombres moyens proportionnels. Un rapport superparticulier est une proportion pouvant être réduite à n+1 n ,n étant entier. Exemple : 6 4 qui peut être réduit à 3 2 . Il est évident qu'il ne peut pas y avoir d'entier m tel que n+1 m = m n …8 Les deux propositions suivantes ne sont guère difficiles à comprendre, sinon à prouver. IV. Si un intervalle non multiple est composé deux fois, le tout n'est ni multiple, ni superparticulier. V. Si un intervalle composé deux fois ne donne pas un intervalle multiple, il n'est pas lui-même multiple. La septième proposition introduit les deux plus grands rapports superparticuliers. Selon leur définition, nous pouvons dire uploads/Philosophie/ sciences-et-musique-quelques-grandes-eta.pdf

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