L’émergence de la morale Texte paru dans « Sciences et Avenir », hors série, n°
L’émergence de la morale Texte paru dans « Sciences et Avenir », hors série, n° 139, p. 39-42 par Yvon Quiniou La culture scientifique contemporaine semble bien imposer une conception du monde et de l’homme de type matérialiste : la nature a existé avant l’homme, l’homme est issu de ses transformations progressives – nous le savons depuis Darwin – et il n’en est donc qu’une forme, pensée comprise. Toute compréhension rigoureuse, c’est-à-dire scientifique, de ce qui le caractérise doit donc s’inscrire dans ce contexte, ontologique tout autant que méthodologique, et s’en tenir au plan de la nature matérielle. Comment relever ce défi quand il s’agit de la morale ? Celle-ci est en effet associée à l’idée de valeurs commandant à la vie et exigeant qu’elle renonce à ce qui, en elle, pourrait nuire à autrui : peut-on expliquer ce qui paraît transcender la vie à partir de cette même vie, ce qui est le fond même de l’approche matérialiste ? Difficulté redoublée si l’on admet que l’idée d’obligation semble impliquer celle de libre arbitre et que ce concept n’a apparemment pas de place dans la chaîne des processus déterministes que toute science met en évidence. Le matérialisme exclurait-il dans le principe, par sa logique même, la morale ? Nietzsche est le penseur qui a le mieux tenté de comprendre la morale sur une pareille base matérialiste, à un niveau de profondeur inégalé avant lui, mais sa pensée illustre précisément la difficulté indiquée. Car il s’agit bien d’une pensée de type matérialiste, naturaliste en l’occurrence, soucieuse d’expliquer les valeurs morales sur le terrain de la vie, sans recourir à la moindre transcendance ni divine ni spirituelle – « Le “pur esprit” est une pure sottise », dit-il –, et qui entend le faire en s’appuyant sur les méthodes des sciences les plus positives qui soient : la biologie, la psychologie, mais aussi l’histoire. Ne revendique-t-il pas, dès « Humain, trop humain », le projet d’une « chimie des idées et des sentiments » qui ramène la morale au corps malgré le fossé que la religion et la métaphysique ont voulu creuser entre eux ? Envisagées sous cet éclairage, les valeurs morales apparaissent dans une lumière crue : ce sont des productions vitales qui s’ignorent, des valorisations au service de tel ou tel intérêt, de tel ou tel type de vie et, ultimement, quand ce thème fait irruption dans son œuvre, au service de tel ou tel type de volonté de puissance. Et comme Nietzsche distingue la vie « forte » et la vie « faible », il y aura selon lui la morale des forts – qui va dans le sens de la vie – et la morale des faibles – qui la nie, parce qu’elle n’est pas capable de l’assumer dans sa force et sa prodigalité et qui se donne ainsi un mode d’expression pour sa propre faiblesse. Quoi qu’il en soit de cette dichotomie, la morale telle qu’on l’entend, celle des faibles, n’est qu’une anti-nature dont la source est dans la nature elle-même et qui s’illusionne sur son statut en se conférant une transcendance imaginaire à l’aide des catégories de l’idéalisme religieux : la morale est de la vie, dans la vie et pour la vie. Le problème est que, en réintégrant ainsi la dimension morale dans la nature, l’explication détruit théoriquement son objet : pour Nietzsche, il n’y a pas de valeurs morales objectives qui s’offriraient à une éventuelle connaissance et définiraient un bien et un mal, rien que des valorisations éthiques définissant seulement un bon et un mauvais et n’ayant de sens qu’à l’intérieur d’un type particulier de vie, sans force de loi donc. La morale n’est qu’une éthique vitale qui s’ignore, celle des faibles en l’occurrence, et considérée en elle-même elle n’est qu’erreur et illusion (lire, ci-dessus, « Morale et éthique »). A quoi s’ajoute la fiction du libre arbitre, autre erreur pour qui pense que l’homme est de part en part « nature », pris dans la nécessité de son déploiement, et qui n’a d’autre fonction que de fonder illusoirement la possibilité de la morale en même temps que de permettre son déploiement concret sous la forme, par exemple, de la punition de la faute. La leçon de Nietzsche est exemplaire : il semblerait que vouloir expliquer la morale sur le terrain positif de la nature, sans céder aux séductions du discours idéaliste ou religieux dans ce domaine, entraîne inéluctablement à la nier et débouche donc sur un immoralisme radical. Langage déguisé de l’intérêt, de l’égoïsme ou des passions, voire de la volonté de puissance, elle n’aurait pas de sens en soi et il faudrait lui substituer le langage plus modeste de l’éthique, de l’intérêt bien compris, sans force d’obligation et sans universalité prétendue. D’ailleurs, l’histoire de la pensée l’atteste : d’Epicure à Comte-Sponville en passant par Spinoza, La Mettrie et Diderot, chez ceux qui se réclament peu ou prou d’une conception matérialiste de l’homme, c’est ce langage qui prévaut. Et Marx lui-même, si soucieux pourtant de dénoncer l’inhumanité des conditions d’existence faites aux humains par le capitalisme, se méfiait de la critique morale des hommes ; il lui préférait la critique politique d’un système social, débarrassée apparemment de l’emphase moralisante. Néanmoins, cette solution ne saurait satisfaire pour une raison simple : s’il y a, de toute évidence, une normativité simplement éthique qui régit une grande partie de notre existence, qui s’enracine dans nos désirs, nos besoins, nos formes concrètes de vie et qui a nourri la réflexion des différentes sagesses, il y a, tout aussi évidemment, une normativité proprement morale liée à des jugements de valeur qui touchent à notre vie en commun. Respect d’autrui, refus de son instrumentalisation, de son oppression ou de sa domination, rejet du mensonge, ce sont là, parmi d’autres, des valeurs dotées d’une normativité spécifique qui ne se contentent pas de répéter la vie telle qu’elle va de fait – c’est-à-dire, bien souvent, ne va pas – et qu’aucune réflexion simplement éthique, centrée sur l’intérêt ou le bonheur individuel, ne saurait ni expliquer ni justifier. Elles définissent une sphère de droit dont l’évidence propre saute aux yeux, au moins lorsqu’elle est bafouée, et qui permet de définir l’homme comme un animal moral. D’ailleurs, même ceux qui ne l’admettent pas explicitement ne peuvent s’empêcher de recourir au langage de la morale, quitte à le déplacer et à le rendre partiellement méconnaissable : Nietzsche n’a-t-il pas avoué que son travail critique répondait lui-même à un souci moral et Marx n’a-t-il pas reconnu la motivation morale de sa critique sociale – clairement évidente, au demeurant, dans ses textes, y compris les plus scientifiques ? Comment rendre compte alors de ce fait, qui est le fait d’un droit, sur le terrain du matérialisme, c’est-à-dire en maintenant l’idée, désormais irrécusable, que l’homme est bien un animal, sans privilège d’extraterritorialité au sein de la nature totale, mais sans verser dans l’immoralisme théorique que cette idée paraît devoir entraîner ? La première réponse, fondatrice de la suite de la réflexion, se trouve justement, et paradoxalement, chez celui qui a établi scientifiquement l’origine animale de l’homme : Darwin. D’abord, parce qu’en rapprochant l’homme de l’animal l’auteur de « la Filiation de l’homme » rapproche, en sens inverse, l’animal de l’homme. Il n’y a pas pour lui de « barrière infranchissable » entre eux : si les facultés proprement humaines ont leur origine dans l’évolution des espèces, cela signifie que l’on peut en trouver une anticipation embryonnaire chez l’animal et que c’est seulement l’accroissement considérable en degré de chacune d’elles, ajouté à celui des autres facultés et aidé par lui, qui produit la différenciation décisive que nous constatons aujourd’hui. C’est dire que la morale est aussi anticipée chez les animaux sous la forme de comportements d’entraide ou de sentiments moraux internes à une espèce considérée : la naturalisation de la morale ne fait, ici, qu’en signaler l’apparition progressive dans la chaîne animale, sans rupture magique, donc, au nom du principe matérialiste fondamental de la continuité naturelle. Ensuite, parce que sa théorie comporte un aspect essentiel qui permet de comprendre comment la morale trouve sa source dans la vie animale tout en s’y opposant, et fait donc émerger un nouveau rapport à la vie qui caractérise l’homme – ce que Patrick Tort a appelé l’« effet réversif de l’évolution » : la sélection naturelle, moteur de l’évolution, sélectionne avec l’homme les instincts sociaux et des sentiments comme la sympathie qui, à l’aide de l’éducation et du développement de la rationalité, dotent progressivement l’humanité d’un sens proprement moral de valeurs à visée universelle qui assure à celle-ci son triomphe évolutif. L’intérêt de cette explication est, bien entendu, énorme du point de vue du matérialisme : elle montre que la morale, tout en ayant sa source dans la vie animale, ne s’y réduit pas, puisqu’elle nous commande de nous opposer à la concurrence vitale et aux effets éliminatoires que celle-ci induit massivement dans le règne animal. En la traitant comme un fait d’évolution compris comme un effet particulier, quoique paradoxal, de uploads/Philosophie/ yvon-quiniou-l-x27-emergence-de-la-morale.pdf
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- Publié le Jan 24, 2021
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