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1 LE PRÉSENT DOCUMENT EST PROTEGE PAR LE DROIT D’AUTEUR. TOUTE REPRODUCTION MÊME PARTIELLE DOIT FAIRE L’OBJET D’UNE DEMANDE D’AUTORISATION Pourquoi le corps sans organes est-il "plein" ? Par Raluca ARSENIE-ZAMFIR (Université de Bourgogne, Dijon) Observé du dehors, le corps apparaît comme un dispositif biologique complexe, objet de connaissance positive, d'observation et d'expérimentation. Néanmoins, la philosophie parle du "corps vécu", du "vivre incarné" ou du "corps sans organes", faisant ainsi référence à ce qui se trouve derrière les régularités visibles du corps, que la science inventorie avec tellement d'élan. La question que nous aborderons est de savoir pourquoi le corps sans organes est conçu comme "plein" et ce que cette plénitude signifie. La réponse jaillit presque toute seule, puisque Deleuze et Guattari, tout en parlant du "corps plein sans organes", ont plusieurs fois affirmé son contenu essentiellement intensif. Dès le début il faut souligner que le corps sans organes ne conteste pas la réalité de la matérialité tangible. Pourtant, si nous y restions, cette matérialité pourrait altérer et désincarner le corps vivant, tout en le réduisant à une somme des fonctions physiologiques, alors qu'il inclut plus que le mécanisme biologique et qu'il s'en différencie précisément par sa texture intensive. En outre, Deleuze et Guattari ne veulent pas situer le corps sans organes par rapport au corps propre phénoménologique. Même s'il y a toujours un antagonisme implicite entre les deux, la spécificité du corps sans organes réside dans son caractère impersonnel issu de la rencontre fortuite des énergies. Cela ne signifie nullement que l'intensité qui subsiste dans le corps sans organes réduit celui-ci à une simple virtualité, image du corps physique. Tout au contraire, il équivaut à la matérialité fondatrice, parce qu'il est principalement intensif, permettant l'ancrage sur lui des manifestations corporelles contingentes. C'est à partir du délire schizophrénique qui s'enracine dans le fondement du "je sens", que le corps sans organes se dévoile comme pure intensité1. D'une certaine manière, cette approche radicale est semblable à celle cartésienne, qui ouvre les horizons vers la théorie du corps intensif par la suggestion de comprendre la "marche" comme conscience subjective qu'on a de marcher. D'ailleurs, Deleuze et Guattari ont bien remarqué que "ce sera la subjectivité que prend une connaissance certaine, et non pas l'objectivité qui suppose une vérité reconnue comme préexistante ou déjà là"2. La conscience subjective représente une appropriation de soi par la coïncidence fondamentale intensive établie entre le corps propre et la capacité de se sentir soi-même. Par conséquent, derrière le corps visible dans la marche, il y a un autre, originaire et invisible, qui s'identifie à ce que nous sommes, à l'univers de la cogitatio. C'est pourquoi l'ego cogito cartésien équivaut, dans un regard radical, à reconnaître la matérialité intensive comme 1 Dans le même ordre d'idées, Gilles Deleuze a plusieurs fois souligné l'importance de renoncer à la typologie œdipienne du corps et de lui substituer la conception du corps comme intensité, d'autant plus que la libido est une "véritable énergie superficielle" et le désir œdipien d'inceste est postérieur à la formation essentielle intensive de l'être. Cf. Gilles Deleuze, La logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 232-234. 2 Deleuze-Guattari, Qu'est-ce que la philosophie?, Paris, Minuit, 1991, p. 31. 1 2 sa propre condition de possibilité, l'intensité se posant ainsi comme fondement de la réalité. Nous croyons que le "je sens" de l'Anti-Œdipe renvoie à la "contre-réduction phénoménologique"3 à l'aide de laquelle ce n'est que celui dépourvu de tout préjugé mondain, qui peut ressentir et avoir accès à ce qui engendre la vie de chacun, donc à l'intensité. En l'occurrence, il s'agit du schizophrène. Soulignons que le délire schizophrénique ne peut être obtenu qu'au stade du "je sens" pur, qui consigne le rapport établi entre le corps sans organes et les organes-machines, à savoir entre la matérialité intensive de la corporéité et la productivité effective dans la société. C'est donc, sur le fondement de ce corps sans organes, corps vivant et originaire, "peuplé uniquement par des intensités"4, que se réalise la disjonction des individus au monde, leur manipulation objective et leur subjectivation. Examinant l'œuvre deleuzienne, nous observons (à côté des études récentes de Alain Beaulieu) que "le corps possède bel et bien des organes, mais ceux-ci sont désorganisés par les forces qui traversent le corps et qui interrompent le processus d'agencement en organisme des organes. Le corps est d'autant plus vivant qu'il sera affecté d'un plus grand nombre de forces qui le désorganisent comme organisme"5. Si le corps sans organes équivaut à une présence impersonnelle illimitée dans le contexte immanent de la vie, ce n'est que le corps objectif, l'organisme, qui représente un "dividuel", que nous comprenons comme fragmentation personnelle limitée, individuée, subjectivée et objectivée à la fois, qui fait que l'individu manifeste sa finitude. Tenant pour essentielle cette évidence intensive de la corporéité, Deleuze et Guattari considèrent dès lors, que le corps sans organes ne rejette pas l'organisation organique, mais l'organisme. Il nie l'organisme compris comme organes en extension pour leur substituer une matrice intensive qui s'approprie tous les organes en intensité. Si l'organisme hiérarchise les fonctions corporelles, il est aussi crucial de souligner que les organes se distribuent sur le corps sans organes, bien que leurs formes deviennent périssables, sans pour autant nuire à leur constitution pré-ontologiquement intensive. Deleuze et Guattari observent que l'organisme emprisonne le corps et que l'impératif d'attacher à la corporéité des formes spatiales mesurables et déterminées lui ôte proprement la vie6. Dès le moment où nous cessons de penser par des représentations, les vécus du corps deviennent réels et nous pouvons les considérer comme des faits intensifs du corps vivant. A n'en pas douter, le corps sans organes ne manque pas d'organes. Ce qui manque, c'est précisément la structuration biologique rigide, sur laquelle s'était penchée presque exclusivement la philosophie dogmatique, y compris la phénoménologie traditionnelle intéressée à clarifier le flux de la conscience et non pas les impressions de la chair. 3 Nous utilisons ici le langage de Michel Henry qui, analysant parallèlement les philosophies galiléennes et cartésiennes, considère que Descartes opère une "contre-réduction phénoménologique", tout en recueillant ce que la réduction de Galilée avait écarté de la connaissance, à savoir les sentiments, les affects, les impressions, les apparences subjectives. A partir d'ici, Michel Henry affirme que la Deuxième Méditation cartésienne est "l'acte proto-fondateur de la modernité". 4 Deleuze-Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 189. 5 Alain Beaulieu, Gilles Deleuze et la phénoménologie, Paris, Sils Maris, 2004, p. 177. 6 C'est l'argument pour lequel parler du corps sans organes implique la mise en question de la nature mécaniste et causale de l'analytique transcendantale où Kant attribuait au jugement réfléchissant le rôle principal de la réflexion sur l'art et sur le vivant. C'est par ce biais que la nature biologique du vivant est maintenue dans un cadre téléologique qui différencie entre le fini et l'infini, entre le sensible et le suprasensible. Gilles Deleuze se fait une obligation méthodologique de mettre en cause le jugement analogique kantien, puisque le principe finaliste de l'organisation corporelle, y compris dans un contexte unitaire, ne peut pas se résoudre par de simples rapports causaux. 2 3 De plus, nous devons admettre que ce corps sans organes ne saurait être décelé en tant que tel que si et seulement s'il y a un espace de visibilité et d'objectivité qui nous permet d'asserter sur un primum movens. Observons que dans le Cinéma 1, l'élaboration du corps sans organes passe par l'éclaircissement du mouvement, selon une approche qui fait du mouvement l'indice ontologique de l'être conçu comme événementiel. Aussi le mouvement productif et désirant de la pratique mondaine, est-il le reflex altéré et fragmentaire d'un mouvement originaire, situé dans le plus profond du vivant. Transposant cette évidence dans le domaine de la praxis au monde, il est question de reconnaître une phénoménalité qui renvoie la production à ce qui l'engendre, à savoir au corps sans organes, comme si le travail lui-même était renvoyé au capital. La définition du corps sans organes selon son usage et son bon fonctionnement revient incessamment, y compris dans Milles Plateaux où les auteurs disent qu'"il est déjà en route dès que le corps en a assez des organes, et veut les déposer, ou bien les perd"7. Le corps au monde ne se présente pas comme structuration organique ou comme défalcation en parties (les yeux qui voient, la bouche qui mange et embrasse, les pieds qui marchent, etc.), mais comme unité d'action et de passion (puisque, phénoménologiquement parlant, l'agir et le pâtir se confondent dans le même fondement essentiel de la vie). A la rigueur, chaque vivant commence à avoir des organes dès qu'un d'entre eux tombe en panne8. L'expression "le corps plein sans organes" est, évidemment, paradoxale. D'un côté, quoique le corps ne puisse pas être conçu exclusivement comme organes mis en mouvement au monde, il ne saurait non plus rejeter leur existence (qui devient d'autant plus visible qu'un organe ne marche plus). D'un autre côté, si le corps n'a pas d'organes, il est plutôt douteux comment il peut être plein. Analysant ce corps conçu comme uploads/Philosophie/ zamfir.pdf

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