Arnaud Desjardins Zen et Vedanta Commentaire du Sin-sin-ming La Table Ronde EN

Arnaud Desjardins Zen et Vedanta Commentaire du Sin-sin-ming La Table Ronde EN LISANT, lors de sa parution en 1970, dans la revue Hermès, volume 7, la traduction du Sin-sin-ming écrit par Seng- Ts'an, troisième patriarche du Tch'an après Boddhidharma, je fus frappé par la similitude de cet enseignement avec celui du vedanta tel que je le découvrais à travers un maître bengali, Swâmi Prajnânpad. Quelques années plus tard ont été enregistrées les remarques que ce traité – aussi célèbre que concis m'a amené à faire devant un petit groupe de personnes. C'est donc une interprétation védantique du « manifeste » fondamental du Tch'an – donc du zen – que les Édi- tions de La Table Ronde vous présentent aujourd'hui. Il y a de grandes variations entre les différentes traductions, que celles-ci soient faites à partir du texte chinois ou de sa version japonaise. Je m'en suis tenu à celle d'Hermès par L. Wang et Jacques Masui. 1 La grande Voie n’a rien de difficile, mais il faut éviter de choisir! Soyez libéré de la haine et de l’amour : elle apparaîtra alors dans toute sa clarté! La grande Voie n'a rien de difficile mais il faut éviter de choisir. Signalons tout d'abord que la tradition du Tch'an ou du zen se caractérise par un extrême dépouillement si on la compare aux méthodes beaucoup plus complexes offertes par certaines traditions et qui peuvent paraître d'un abord difficile, comme le bouddhisme tantrique tibétain par exemple avec son symbolisme ardu des différentes divini- tés. Ce qui est certain, en tout cas, c'est que la grande voie est parfaitement simple. Elle peut paraître difficile parce que le mental, lui, n'est que complexité. Mais la voie en elle-même, si le mental n'était pas empêtré dans ses contradictions et ne sécrétait pas sans arrêt des doutes, se- rait aisée. Or, aussi étrange que cela puisse paraître pour nous qui sommes imprégnés de l'idée du libre arbitre et donc de celle du « choix » qui en découle, le grand facteur de com- plication du mental, c'est sa capacité à « choisir » en fonc- tion de ses opinions et conceptions subjectives enracinées dans l'inconscient. C'est pourquoi il est dit : Il faut éviter de choisir. Cette formulation ne peut être que déroutante pour 3 les Occidentaux modernes que nous sommes, imbus de leurs opinions, qui ont fondé leur existence sur un préten- du libre choix. « Je choisis le bien contre le mal. » Et, à partir de là, on peut se griser de belles paroles. Lors de la révolution russe, les bolchéviques ont choisi le bien contre le mal, mais les chrétiens orthodoxes dont les conceptions étaient diamétralement opposées choisissaient aussi, de leur côté, le bien contre le mal. La grande Voie consiste en une vision lucide de la réalité telle qu'elle est, sans prendre parti, sans « choisir ». Cela n'exclut pas l'action, la réponse appropriée à la situation, pourvu que cette action libre et spontanée ne découle pas d'opinions, de parti pris et de préjugés qui l'entachent. On peut donner un sens encore plus précis à cette pa- role : « Il faut éviter de choisir. » Nous avons pris l'habi- tude, depuis l'enfance, de choisir la moitié heureuse de l'existence et de refuser la moitié douloureuse, de recher- cher ce que nous considérons comme agréable et de fuir ce que nous considérons comme pénible : nous ne connaissons donc qu'une moitié de l'existence, nous n'avons que la moitié des données du problème. Swâmi Prajnânpad disait : « Do you want half life or full life? » voulez- vous la moitié de la vie ou la vie totale? – et aussi « Can you miss the fullness of life? », pouvez-vous manquer la plénitude de la vie? Soyez libéré de la haine et de l'amour et elle apparaîtra dans toute sa clarté. A première vue, cette affirmation n'est pas compréhensible. Nous sommes d'accord pour penser qu'il faut être libéré de la haine mais surtout pas être libéré de l'amour. En vérité, quel sens donnons-nous au mot « amour »? Il s'agit bien sûr ici du dépassement des émo- 4 tions pour atteindre une vision qui n'a pas de contraire. Le Sin-sin-ming dans son intégralité nous invite à la vérité su- prême, une vérité « non duelle » située au-delà de l'amour ordinaire qui n'est que l'opposé de la haine, du bonheur qui est simplement l'inverse de la souffrance. On pourrait traduire par : « Soyez libéré de l'attraction et de la répul- sion », restez au centre, dans l'axe, avec cette vision nou- velle, révolutionnaire de la réalité qui n'est plus appréhen- dée d'un point de vue dualiste. 2 S’en éloigne-t-on de l’épaisseur d’un cheveu, c’est comme un gouffre profond qui sépare le ciel et la terre. Si vous dési- rez la trouver, ne soyez ni pour ni contre! Le ciel et la terre, dans toutes les traditions, ont à peu près le même sens symbolique. « Que Ta volonté soit faite sur la Terre comme au Ciel. » Les Évangiles sont fondés sur la reconnaissance d'un niveau ciel et d'un niveau terre, tout en proposant que s'efface cette séparation entre le ciel et la terre. Le Royaume des Cieux est « au-dedans de nous », donc est déjà ici-bas, sur cette terre. Et pourtant il existe bien deux niveaux : le niveau terre livré au Prince de ce Monde (ici, je n'utilise plus la formulation chinoise mais le langage évangélique) et le niveau ciel. S'en éloigne-t-on de l'épaisseur d'un cheveu, c'est comme un gouffre profond qui, de 5 nouveau, sépare le ciel et la terre. Si, au lieu d'être libéré de l'attraction et de la répulsion, on réintroduit les polarités « agréable-désagréable », « j'aime-je n'aime pas », un gouf- fre profond sépare le ciel – la paix, la sérénité, la compré- hension, la certitude, l'amour immuable – et la terre – la contradiction, la peur, le désir, la frustration. Autrement dit, l'adhésion à la réalité telle qu'elle est, composée de ce que nous aimons et de ce que nous n'aimons pas, doit être une adhésion à cent pour cent. Une adhésion à quatre- vingt-dix-neuf pour cent laisse « l'épaisseur d'un cheveu » entre la vérité et nous. Et un gouffre profond, de nou- veau, sépare le « ciel » auquel nous aspirons et la « terre » avec son cortège de souffrances et son lot d'insécurité. Si vous désirez la trouver (la grande Voie), ne soyez ni pour ni contre rien! Là encore, je sais bien, en tant qu'Occidental, combien cette proposition est inhabituelle pour la mentali- té moderne qui consiste à être toujours pour ou contre quelque chose. Si vous êtes pour la Droite, vous êtes contre la Gauche; si vous êtes pour la liberté des moeurs, vous êtes contre le Vatican. Et l'intelligence, ou plutôt le mental, a, dans ces domaines, des arguments qui nous pa- raissent tout-puissants, impossibles à mettre en cause. « Je suis médecin, Monsieur, vous me permettrez de mettre l'homéopathie en doute. » « Je suis médecin, Monsieur, bien placé pour savoir l'efficacité de l'homéopathie. » Jus- tement, parce que ces enseignements sont scandaleuse- ment inhabituels, il est intéressant de constater qu'au vIIe siècle un texte venu jusqu'à nous comme un des plus im- portants pour tout l'Extrême-Orient (non seulement la Chine mais aussi la Corée et le Japon) disait en chinois ce 6 que le vedanta enseigne aussi : ne soyez ni pour ni contre rien. De nouveau, nous retrouvons l'attraction et la répul- sion, la dualité fondamentale entre ce que j'aime et ce que je n'aime pas, ce que je veux et ce que je refuse. Et c'est vrai que le sage n'est ni pour ni contre rien. S'il est malade, il se soigne, bien sûr, mais à partir de cette neutralité, de cette équanimité, qui nous est tellement incompréhensible dans un monde où la vie consiste à prendre parti – et prendre parti émotionnellement. 3 Le conflit entre le pour et le contre, voilà la maladie de l’âme! Si vous ne connaissez pas la profonde signification des choses, vous vous fatiguerez en vain à pacifier votre esprit. Le conflit entre le pour et le contre, voilà la maladie de l'âme. C'est la même idée qui se poursuit mais en voici une autre qui nous intéresse : Si vous ne connaissez pas la profonde signifi- cation des choses, vous vous fatiguerez en vain à pacifier votre esprit. Ce qui est traduit par « les choses » dans ce texte corres- pond à ce que les hindous appellent this phenomenal world, le monde manifesté dans la multiplicité. Voilà deux petites lignes qui abordent un thème essentiel : savoir s'il faut 7 chercher l'atman pour que toutes les limitations et les ten- sions s'effacent ou si, au contraire, quand les désirs, les peurs, les impressions qui nous ont marqués, tout ce qui nous limite se sera effacé, le Soi suprême se révélera. Si vous ne connaissez pas la profonde signification des choses, c'est-à- dire si uploads/Philosophie/ zen-et-vedanta-arnaud-desjardins.pdf

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