Revue Philosophique de Louvain L'existentialisme de M. Sartre est-il un humanis

Revue Philosophique de Louvain L'existentialisme de M. Sartre est-il un humanisme ? Alphonse De Waelhens Citer ce document / Cite this document : De Waelhens Alphonse. L'existentialisme de M. Sartre est-il un humanisme ?. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 44, n°2, 1946. pp. 291-300; doi : 10.3406/phlou.1946.4055 http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1946_num_44_2_4055 Document généré le 24/05/2016 ÉTUDES CRITIQUES L'EXISTENTIALISME DE M. SARTRE EST-IL UN HUMANISME ? Sous le titre « L' existentialisme est un humanisme » (1), M. Sartre a publié le texte d'une conférence qui avait pour but de répondre à quelques objections d'ordre général que son œuvre a soulevées dans divers milieux. Il s'agit donc — tout comme dans une lettre envoyée naguère par M. Sartre au périodique communiste Action et que le présent essai ne fait que développer — de problèmes et d'arguments susceptibles de toucher un assez large public. On peut douter, du reste, qu'une fois l'existentialisme restitué à l'audience des seuls philosophes auxquels, comme le souligne l'auteur, il est « strictement destiné » (p. 16), ce petit écrit ajoute beaucoup à la gloire de M. Sartre. Certes, on y retrouve bien des qualités coutumières à l'auteur : la netteté de la phrase, la clarté de l'exposition, la combativité et la verve du style. Mais les philosophes n'en seront pas moins déçus. Ils chercheront en vain cette capacité de renouveler constamment son problème, cette surprenante puissance d'évoquer le concret sous son aspect le plus rebelle au discours, surtout cette justesse presque infaillible dans le choix d'exemples irrécusables, décisifs, tirés de l'expérience journalière d'un chacun et qu'avant M. Sartre on côtoyait à chaque instant sans prendre garde à leur vraie signification. Cette fois, au contraire, les exemples ne « rendent » pas ou, pis encore, servent mieux l'objection que la thèse. La plupart des affirmations doctrinales sont d'une raideur schématique qui laissera insatisfaits ceux mêmes qu'aurait convaincus L'être et le néant. Certaines références historiques, à Kierkegaard notamment, sont si générales, si peu pertinentes, qu'on se sent mal à l'aise et qu'on se demande ce que l'auteur attend et espère de son travail. Est-ce l'adhésion des philo- f'lUn vol. 19xl2 72 de 141 pp (Collection: Pensées) Nagel, Paris, 1946. 292 A. De Waelhens sophes ? M Sartre dispose à cette fin d'un arsenal qui lui fournit des armes autrement efficaces que ces aphorismes tranchants dont chaque mot soulève un « oui .. mais » dans l'esprit du lecteur. Il est vrai que l'auditeur n'a pas ce loisir et c'est sans doute la raison pour laquelle cette conférence nous paraît avoir, à la lecture, tant perdu de son prestige. Est-ce donc à retenir les masses existentialistes que vise M. Sartre ? Ces masses que solliciteront bientôt d'autres modes ? L'auteur nous dit qu'il ne s'en soucie pas et nous l'en croyons volontiers. Ou serait-ce qu'on tient à se concilier les vraies masses dont les guides, en dépit des avances qui leur furent à certains moments prodiguées, s'expriment sur le compte de M. Sartre avec sévérité et ne saluent en lui que le témoin de la décadence bourgeoise ? Il est trop clair que personne n'a jamais troublé en rien les convictions de M. Pierre Hervé, lesquelles, si elles ne sont pas immuables, sont néanmoins insensibles aux arguments. Dès lors, on ne comprend plus à qui cet essai plus brillant que solide pourrait bien s'adresser. Il s'agit donc d'écarter quelques reproches souvent articulés contre l'existentialisme et, à cette occasion, d'apporter quelques précisions sur des points controversés ou mal compris. Les chefs d'accusation se ramènent à quelques thèmes, très généraux. L'existentialisme en mettant l'accent sur le désespoir de la condition humaine favorise le quiétisme et l'inactivité ; il détruit le sens de la solidarité entre les hommes, se complaît systématiquement dans « le sordide, le louche, le visqueux » (p. 10), nie la nature transcendante de la valeur et ainsi se rend impossible tout jugement moral. M. Sartre, au contraire, entend montrer que loin d'avoir partie liée avec le nihilisme, sa doctrine est capable d'assurer vraiment le salut de l'homme et mérite donc d'être appelée un « humanisme ». Sur le « misérabilisme » de la littérature existentialiste, M. Sartre plaide coupable. Mais il réplique que la sagesse des nations ou le portrait de l'homme tel que le tracent les grands romanciers de toutes les littératures, ne sont guères plus optimistes. Contre-attaquant, il ajoute que si on accepte le « réalisme » de Zola ou de Maupassant et non celui des « Chemins de la liberté », c'est que les héros de « La Terre » ou de « Boule de suif » paraissent déterminés à agir comme ils le font, au lieu que ses propres personnages, en raison de leur liberté manifeste, rappellent à chacun que s'il est mauvais, c'est qu'il a voulu l'être, et ainsi compromettant tout le L'existentialisme de M. Sartre est-il un humanisme ? 293 monde, soulèvent la réprobation générale. Sans discuter ce dernier point que nous reprendrons dans un instant, nous avons à constater que l'excuse invoquée par M. Sartre se satisfait de quelques exemples en regard desquels on en pourrait citer autant qui lui donnent tort. Tous les proverbes ne sont pas noirs et il n'y a pas que des scélérats ou des lâches dans Shakespeare, Schiller, Dostoïevski ou même, pour prendre un contemporain qui n'est pas suspect d'hostilité systématique à la Weltanschauung existentialiste, M. André Malraux. Mais venons-en à des débats plus substantiels. Abordant le problème de l'inactivisme, M. Sartre commence par caractériser l'existentialisme en général en dépassant l'opposition entre l'existentialisme chrétien (l'auteur cite Jaspers et Marcel) et l'existentialisme athée (ce qui comprend « Heidegger... les existentialistes français et moi-même » (p. 17). On se demandera du reste ce qui, en dehors de l'obscurissime Georges Bataille, se trouve visé par ce titre ; car cette dénomination prise absolument ne saurait, croyons-nous, englober M. Merleau-Ponty). Les existentialistes de toute nuance ont en commun « le fait qu'ils estiment que l'existence précède l'essence » (p. 17). Or, c'est là une première équivoque. Sans doute, l'existentialisme se refuse-t-il à penser que l'homme, comme le coupe-papier, « a été fabriqué par un artisan qui s'est inspiré d'un concept » (p. 17). Mais qui a jamais compris en ce sens la distinction de l'essence et de l'existence ? Et quant à dire que l'existentialisme refuse toute essence caractéristique de l'existence humaine, c'est une autre affaire. Il est, en effet, chez Sartre comme chez Heidegger, une structure immuable de l'exister qui est entièrement soustraite à l'emprise de la liberté. Pour M. Sartre, il est absolument et universellement vrai de dire que l'existence humaine en tant que telle se caractérise par la tension dialectique qui oppose la facticité à la transcendance ou la situation à la liberté. Nous ne pourrions nous faire transcendance pure ou liberté sans obstacle. Ces traits et quelques autres, définissent donc une structure abstraite réalisée en tout Dasein, c'est-à-dire ce qu'il a toujours été convenu d'appeler une essence. Lorsque donc M. Sartre dit que sa doctrine est suractiviste parce qu'elle abandonne à chacun de nous le soin de faire son essence, il veut simplement dire que chacun se rend maître par ses actes du sens de sa destinée. Est-ce un défi à l'idée d'essence convenablement entendue ? Evidemment non. Ou bien essence veut dire structure abstraite et alors M. Sartre en admet une, comme tout le monde. Ou bien, si on définit arbitrairement par essence l'image individuelle de la signi- 294 A. De Waelhens fixation éthique et du déroulement concret d'une existence particulière, alors M. Sartre a raison de nier qu'une telle essence préexiste à titre de forme intelligible, mais il est rejoint dans sa négation par tous les philosophes non déterministes. Si Dieu m'a créé être libre, il n'a pas créé les décisions de ma liberté. Il est simplement faux que « le concept d'homme dans l'esprit de Dieu est assimilable au concept de coupe-papier dans l'esprit de l'industriel » (p. 19). Et lorsque M. Sartre endosse à Kant la responsabilité de croire à une « nature humaine » ainsi entendue, il commet la même équivoque sur la notion kantienne de « nature humaine ». Et il récidive pour son propre compte en écrivant « il y a au moins un être chez qui l'existence précède l'essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept, et cet être c'est l'homme » (p. 21). Laissant de côté l'idée d'une précession ontologique de l'essence, évidemment absurde (et absurde pour tout le monde), cette phrase revient à admettre que chacun est responsable, parce que libre, du sens de sa vie. Si elle voulait dire que chacun est maître de la structure générale de l'exister, elle serait à rejeter par M. Sartre lui- même qui, s'il refuse l'idée d'essence, insiste à diverses reprises sur celle de « condition humaine ». Toutefois l'idée que nous sommes absolument responsables du sens de notre existence va se préciser d'une double manière. Tout d'abord, nos actes dessinent nécessairement une « image de l'homme tel que nous estimons qu'il doit être » uploads/Philosophie/alphonse-de-waelhens-l-x27-existentialisme-de-m-sartre-est-il-un-humanisme.pdf

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